John Thelwall (1764-1834)
En 1792 est fondée la London Corresponding Society (LCS), par le cordonnier Thomas Hardy et trois de ses amis. Nous sommes là au sein du radicalisme plus populaire, plus plébéien que d'autres milieux radicaux. C'est la principale société radicale à l'époque, très vite infiltrée par des espions et en butte à des attaques judiciaires du gouvernement répressif de William Pitt le Jeune. La coutume était alors, pour les honnêtes hommes, d'avoir les cheveux poudrés, et il suffisait d'y déroger pour être soupçonné de vues révolutionnaires. Ainsi Thomas Poole, un ami de Thelwall, un tanneur de Somerset, fut inquiété pour avoir sa couleur naturelle de cheveux, qui signifiait qu'on avait des idées démocrates (Thomas Paine, The Greatest Works, Musaicum Books, 2019)
Parmi les premiers membres de la LCS, on trouve le Gallois John Thelwall (1764-1834), entré en 1794, ou Thomas Spence, libraire londonien encore plus radical au niveau des idées, comme nous allons le voir, ou encore Francis Place. Quand Thelwall entre à la LCS, il a déjà écrit quelques oeuvres, dont The Peripatetic or, Sketches of the Heart, of Nature and Society; in a Series of Politico-Sentimental Journals (1793) :
"The Peripatetic nivelle les genres, comme les écrits politiques de Thelwall nivellent les classes ou les rangs : dans un double mouvement, Thelwall déconstruit la culture d'élite, dont il donne à voir les limites et les présupposés, et la réincorpore dans une forme littéraire hybride plus démocratique." (Leclair, 2018)
La même année, il est arrêté pour sédition avec John Horne Tooke, Thomas Hardy, Spence et Holcroft, avant d'être acquitté, comme ses compagnons, plus de six mois plus tard. Tooke écrira The prison Diary, qui rappelle les écrits Levellers sur la dénonciation des conditions de détention pénitentiaire. Cette année-là, Thelwall écrit une fable très drôle, King Chaunticlere (Le Roi Chanteclerc) or, The Fate of Tyranny (Le destin de la Tyrannie), où il raconte comment il a décapité son coq Chanteclerc par sa conduite de tyran au sein de la basse-cour (allusion à Louis XVI). Le récit fut publié par Pigott, ce qui lui valu un procès.
William Pitt le Jeune : En 1795 il fait passer le Treason Act et le Seditious Meeting Act appelés Two Acts ou Gagging Act, visant à réprimer les farouches opposants, en particulier les radicaux, qui faisaient de nombreuses conférences politiques.
très drôle : "Iain McCalman a montré à quel point le rire, la chanson, la provocation, les plaisirs de la chair et de la boisson étaient constitutifs de cette tradition subversive tant en matière politique (républicanisme, collectivisme) que religieuse (déisme, athéisme). Les « spencéens » ont bien dû inventer quelques plaisanteries scabreuses sur la guillotine, eux qui se livraient à des concours rituels de drôlerie lorsqu’ils se réunissaient : c’était à celui qui chanterait la chanson la plus outrancière ou porterait le toast le plus scandaleux."
(Duthille, 2013)
Par ailleurs, Thelwall édite pour la LCS le journal The Tribune en 1795 et 1796, où il défend un commerce équitable (fair commerce) sans critiquer le libre-échange, mais en l'opposant au commerce monopolistique (Monopoly) : "Le monopole… bâtit ses profits sur le commerce de l'argent lui-même: un commerce qui conduit souvent quelques individus à une grande opulence, mais ne produit aucun avantage pour les gens en général." Par ailleurs, Thelwall préférera, comme beaucoup de radicaux, le combat des idées, pacifiques, à l'action subversive.
Gravure qui caricature les membres de la London Corresponding Society, avec deux portraits au mur aux noms de "Horne Tooke" et "Tom Payne". Les habits, les postures, les métiers (boucher, barbier), tout est fait pour accentuer le caractère inférieur des représentants radicaux de la LCS.
C'est une fois encore l'oeuvre du conservateur James Gillray et imprimée par l'éditrice Hannah Humphrey, sa compagne.
1798, British Museum
Thelwall est issu d'une classe moyenne plutôt basse (lower middle class), passé par divers métiers : apprenti-tailleur, employé dans un cabinet de notaire, journaliste, éditeur. Lui aussi répond à Burke, en 1796, avec The Rights of Nature against the Usurpations of Establishments. A Series of Letters to the People of Britain, on the State of Public Affairs, and the Recent Effusions of the Right Honourable E. Burke. (London, M.D. Symonds). Il y dénonce "la croisade prodigieuse des puissants et des riches, contre les pauvres et les faibles, des gouvernements, et des entrepreneurs gouvernementaux, contre leurs peuples opprimés et pillés",
Détail d'un portrait de Thelwall par John Hazlitt, le frère de William, vers 1801-1805
"le sacrifice de milliers et de dizaines de milliers par la peste jaune, cette grande prêtresse de Moloc [Moloch, NDA] de l’avarice antillaise qui immole la fleur de la jeunesse britannique, pour la perpétuité de la traite des esclaves en Afrique". Il avance déjà l'importance de ce qu'on nommera plus tard "la convergence des luttes" en prenant le contre-pied de l'égoïsme, de l'individualisme libéral, lui préférant la coopération entre les hommes :
"En bref, alors que chaque homme continue de prendre soin de personne d’autre que lui-même, tous seront piétinés et opprimés; et tandis que les amis de la liberté, non associés, et sans se considérer les uns aux autres, au lieu de se considérer comme une famille commune, chérissent leurs jalousies privées, et oublieront leurs intérêts communs, tant de temps de nouveaux projets d’usurpation seront formés et exécutés en toute impunité, et l’humanité sera traitée comme un troupeau de bétail." Thelwall, The Rights of Nature...
Il met à jour l'artificialité du discours de Burke, où "chaque métaphore devient allégorie et chaque digression un épisode très consistant", avec de fréquentes "parties décousues de syllogisme artistiquement distribuées". Ce à quoi il faut ajouter d'autres stratégies comme celle "de faire partie du peuple" ou de "se révolter contre le pouvoir de l'argent.". Finalement, il "insulte pendant qu’il nous cajole !.. Telle est la langue d’un homme à qui notre gouvernement donne une pension annuelle de quatre mille livres, pour distraire le monde..." C'est ce que nous avons déjà relevé dans beaucoup de démonstrations fumeuses et trompeuses des premiers auteurs libéraux. Il relève avec colère le mépris aristocratique de ce "peuple britannique", de ces "quatre cent mille hommes et femmes qui, des trois ou quatre millions d’adultes, par lesquels cette île est peuplée, ont des loisirs pour la discussion ou d'amples moyens de s'informer", des "initiés" qui seraient pour Burke "les représentants naturels du peuple", pendant que la masse populaire serait formé d'"objets de protection ! tout comme le chien de ma dame et l’esclave nègre..Parlez : quelle est la protection que trouve le faible ouvrier, ou le nègre malade ?". Il se réfère à différentes reprises à la Révolution Française, affirmant " Ce sont des Bastilles de l’intellect, qui doivent être détruites."
"Comparez ce que vous êtes avec ce que vous avez le droit d’être. Comparez vos pouvoirs et vos facultés avec votre condition : la générosité de la nature avec vos maigres plaisirs, et vos désirs insatisfaits : la richesse résultant de votre travail productif, et la misère abjecte de votre état général. Comparez ces choses, et considérez bien les causes."
Thelwall, The Rights of Nature...
"De fait, si Thelwall, on l’a vu, condamne la tyrannie de Robespierre, il n’hésite pas pour autant à déclarer dans The Tribune sa sympathie pour les sans-culottes français, ni à naturaliser le terme pour l’appliquer au contexte anglais. Sansculottism désigne alors les opinions de la « multitude porcine » et sansculottish qualifie les membres de la LCS condamnés à la déportation et les principes qu’ils défendent (Tribune 1795 I.x, 217-221) ; Thelwall retourne ainsi en étiquette fièrement revendiquée un terme utilisé principalement comme insulte dans la controverse révolutionnaire. L’égalitarisme qui irrigue les conférences de Thelwall, mais aussi, de façon plus discrète, le discours politique des romans radicaux, semble donc bien dû en partie l’influence du jacobinisme français." (Leclair, 2018)
Divertions of Purley (du nom de l'œuvre éponyme de John Horne Took) .
Caricature qui présente Took et Thelwall, à gauche, de mèche avec, de gauche à droite, les "whigs aristocratiques", le baron Erskine, Charles James Fox, le comte de Grey et Richard Brinsley Sheridan, pour fomenter des agitations populaires et renverser la monarchie. Les deux radicaux sont accusés d'avoir eu un rôle actif dans les mutinerie navales au mouillage de la Nore, près de la côte du Kent à Sheerness, mais aussi à Spithead, Portsmouth.
Gravure colorée à la main d'Isaac Cruikshank, 1797
British Museum
En 1798, empêché par la censure et les mouvements loyalistes de poursuivre ses conférences politiques (qu'il avait essayé de déguiser en conférences sur l'antiquité romaine), il se retire pour un temps au Pays de Galles, à Ty Mawr (Lllys-Wen ou Llyswen dans le Brecknockshire ou Breconshire), où il reçoit la visite d'autres poètes radicaux, comme William et sa soeur Dorothy Woodsworth (peu soucieuse de faire connaître ses oeuvres) et Samuel Taylor Coleridge. Lui-même rédigera ses Poems, Chiefly Written in Retirement (1801), qui contient un mélodrame ("dramatic romance") sur la légende arthurienne, The Fairy of the Lake. L'année suivante il écrira son unique roman, The daughter of adoption, en 1802, où il dénonce vigoureusement l'esclavage, issu de la colonisation des Antilles. Il fait avec ses amis poètes de nombreuses excursions et, comme eux, écrit sur la base de ces expériences mêlant poésie, géographie et ethnologie. C'est pendant l'hiver 1797-1798 qu'il rédige, dans le Monthly Magazine , The Phenomena of the Wye, qui est la vallée où il s'est installé :
"La marche à pied, a fortiori la marche à pied choisie et revendiquée, conserve donc à la fin du dix-huitième siècle une dimension politique subversive (Jarvis 1993, 34). Dans son refus délibéré du confort et de la distinction du cheval et du carrosse nobiliaires pour la simplicité et l'effort populaires, elle est une dénonciation vivante des privilèges aristocratiques et une affirmation militante de l'égalité des hommes" (Leclair, 2018).
Monthly Magazine : Publication du radical Richard Phillips, aussi éditeur de plusieurs livres de radicaux comme Godwin, Thelwall, mais aussi des féministes Mary Hays, Mary Robinson ou Charlotte Smith, peu ou pas engagées dans les luttes sociales comme d'autres romancières féministes, Mary Wollstonecraft en tête.
"A charm for a democracy", caricature de l'Anti-Jacobin Review sur la grande conspiration radicale contre l'ordre sociale. C'est la procession de New Morality des "villains", à savoir Thelwall et ses amis politiques : Godwin, Coleridge, Southey, Holcroft et Priestley, en particulier.
Gravure colorée à la main de Thomas Rowlandson, édité par John Wright, 1799, British Museum
Intéressé depuis longtemps aux sciences médicales (il a suivi des leçons au Guy's Hospital de Londres), et, corollairement, au vitalisme, mais aussi au langage, il s'installe comme "speech therapist" , soignant l'élocution, que nous appellerons orthophoniste. Il fondera en 1806, à à Bloomsbury, dans Londres, une école propre à diffuser cette pratique, où il sera actif jusqu'à 1813. Il publie un ouvrage sur le sujet en 1808, The Vestibule of Eloquence, avec l'idée d'une continuation de son travail politique par "l’émancipation des organes entravés Sa Letter to à Henry Cline , en 1810, contient un certain nombre d'études de cas.
Grâce à l'argent qu'il a pu gagner, il fonde en 1818 un journal, The Champion, qui relance son action politique.
vitalisme : En 1793, il écrit un essai intitulé A Definition of Animal Vitality, inspiré des travaux de Priestley.
"Thelwall est lui aussi partisan d'une forme de partage des richesses, mais au sein du contrat de travail et des relations entre employeur et employé : l'employé, sans lequel aucune richesse ne serait produite, devrait ainsi recevoir selon lui une partie des bénéfices que réalise son employeur. Le radicalisme de Thelwall et Paine anticipe ainsi à certains égards moins sur le socialisme du siècle suivant (seul Thomas Spence, qui fait figure de marginal dans le mouvement, est partisan d'une mise en commun des terres qu'il défend dès 1775 dans un Land Plan) que sur la social-démocratie du second vingtième siècle pour Paine (Claeys 2007, 41) et, pour Thelwall, le mouvement coopératif et l'Owénisme (151)." (Leclair, 2018)
Dans les dernières années du XVIIIe siècle, malheureusement, l'agitation populaire qui se multiplie fait peur aux éléments les plus progressistes de la classe possédante, tels les industriels Matthew Boulton, James Watt ou Josiah Wedgwood. Alors que Thomas Spence "n’hésitait pas à encourager les émeutes de la faim provoquées par le manque de blé et la hausse du prix du pain, les radicaux plus modérés préféraient, à l’instar de Thelwall, militer pour l’abolition des Corn Laws restreignant les importations de blé dans l’intérêt des seuls propriétaires fonciers (Scrivener 2001, 77). L’épisode hongrois de St. Leon, qui semble prendre parti pour la libre circulation du blé, invite donc subrepticement dans le roman le débat contemporain sur les Corn Laws en même temps qu’il constitue un plaidoyer plus général pour le libre-échange et contre la tyrannie des monopoles, pendant économique de la défense politique des libertés contre le despotisme." (Leclair, 2018)
St. Leon : nouvelle de William Godwin. On trouve un autre exemple de ce type en faveur du libre échange dans un roman Mount Henneth (1781) du radical Robert Bage, un fabricant papetier reconverti après sa ruine à la littérature : Barham Downs (1784), The fair syrian (1787), James Wallace (1788), Man As He Is (1792) et enfin Hermsprong (1796).
Le radicalisme populaire et le radicalisme bourgeois auront finalement manqué un rendez-vous important, regrettera Edward Palmer Thompson, spécialiste de l'histoire sociale du Royaume-Uni (Leclair, 2018).
"insurrection de tisserands à Trannent en Écosse en 1797, ainsi que la mutinerie des marins des flottes amarrées à Spithead et La Nore la même année, qui s'insurgent contre leurs bas salaires et les conditions de vie à bord, et menacent de faire voile vers la France si leurs requêtes ne sont pas satisfaites. La LCS sera finalement interdite en 1799 par le Corresponding Societies Act, qui enterre pour dix ans le radicalisme." (op. cité).
Thomas Spence (1750 - 1814)
Fils d'un cordonnier écossais, Thomas Spence est très tôt influencé, avec sa famille, par l'action politique radicale du révérend presbytérien James Murray, qui officie dans la chapelle de High Bridge, à Newcastle et qui répand des tracts contre la fiscalité, les enclosures, la politique britannique en Amérique. Il encourage même sa communauté au nivellement, au partage des biens (cf. Ashraf, 1983). En 1771, Spence participe avec lui à une lutte contre l'enclosure d'une partie commune de Newcastle appelée Town Moore. Seule la détermination des habitants permettra en 1773 d'écarter la décision du Commun Council, et la population avait fêté cette victoire par des toasts patriotiques, des illuminations, des processions, et même, des bagues commémoratives (CRLC, voir bibliographie). Lui-même fera graver plus tard des jetons (tokens) en honneur de l'événement. Entre 1790 et 1800, se répandent en effet ce nouvel objet de propagande politique (mais aussi de collection), que Spence va beaucoup utiliser (dès 1793), comme d'autres, en particulier pour la caricature. Par ailleurs, avec la pénurie de monnaie à l'époque, certains employeurs créaient des jetons pour servir de monnaie (trade tokens) et que Spence, comme d'autres imitait, en toute illégalité (Révauger, 1998) pour une publicité militante ou parfois de vente, à destination des collectionneurs.
Jetons de Spence. A gauche : caricature de Fox et Pitt, "even fellows", et à droite, "End of Pitt"
En 1774, Spence reçoit la visite du révolutionnaire français Jean-Paul Marat, qui décide de publier à Newcastle son ouvrage "Les Chaînes de l'Esclavage", The Chains of Slavery (Ashraf, 1983). Spence se fait connaître dès 1775 par une conférence à la Newcastle Philosophical Society, intitulée Property in Land, Everyone’s Right, dans laquelle Spence préconise le libre accès à la terre, la pleine participation démocratique et une organisation politique basée sur un gouvernement local, opérant par le biais de paroisses (communes) politiquement autonomes. Ce discours sera abondé et publié dans un ouvrage paru en 1793 à Londres qui reprend le titre de Paine, The Rights of Man (Les Droits de l'Homme).
La base de tout le projet de Spence est la même que celle de Winstanley, à savoir d'un droit naturel égal à tous les hommes aux ressources qui leur sont offertes gratuitement par la nature, "la liberté, l’air, la lumière et la chaleur du soleil" , "en égale propriété, avec la pleine liberté d'entretenir non seulement son existence mais celle des animaux, des fruits et de tous les autres produits dont il a besoin" (op. cité).
Il faut donc un "accord mutuel entre les habitants d'un pays, pour maintenir les droits naturels et les privilèges de tous." L'auteur rappelle la manière dont, depuis longtemps, les hommes se sont appropriées la terre par usurpation, " sans égard pour aucun être vivant dans l'univers", quand bien même "personne ..ne peut revendiquer de droits sur un brin d'herbe, une noix, un gland, un poisson ou une volaille, ou encore sur tout autre produit de la nature." Pour permettre au mieux la socialisation de ces ressources, Spence a le projet de faire de chaque paroisse (parish : division administrative au Royaume-Uni) une mini société (corporation) indépendante, qui a le "pouvoir de laisser en l'état, réparer ou modifier tout ou partie de celle-ci". Rien ne peut se vendre, et le contraire serait "considéré avec autant d'horreur que de détestation." (Spence, The Rights of Man)
De tout ce que produit la paroisse, elle en tire une partie qui forme un loyer reversé au gouvernement pour le fonctionnement de l'Etat, "par le maintien et le soulagement de ses propres pauvres , et les gens au chômage", "par le paiement des salaires des fonctionnaires dans la construction, la réparation et l'ornement ses maisons, les ponts et autres structures, la construction et l’entretien des voies d'agrément ou des voies rapides, des passages pratiques et agréables pour les pieds et les voitures ; par la fabrication et l"entretien de canaux et d’autres commodités pour le commerce et la navigation et toutes sortes d’armes suffisantes pour tous ses habitants en cas de danger des ennemis ; par les primes pour l’encouragement de l’agriculture, ou toute autre chose que l’on croit digne d’encouragement; et, en un mot, en faisant ce que les gens pensent approprié; et non pas, comme autrefois, pour soutenir et répandre le luxe, la fierté, et toutes sortes de vice."
"Mais s'il a été nécessaire d'augmenter quelque peu le loyer, qui comprend toutes les dépenses publiques, que faire alors ?" (op. cité).
L'argent continue donc d'alimenter une partie l'économie, posant de sérieux problèmes sociaux de sous-emploi et de chômage, d'augmentation d'impôts, permettant même des incitations financières à travailler. Visiblement le système de Spence, à ce stade, est pour le moins étonnamment syncrétique, entre capitalisme et socialisme et, au contraire des autres "utopies", ne dépeint pas un monde idéal de bien commun.
Toujours auprès de la Newcastle Philosophical Society, Spence donne lecture de "The meridian sun of liberty; or, the whole rights of man displayed and most accurately defined" ("Le soleil méridien de la liberté ou les droits de l'homme exposés dans leur entier et définis avec la plus grande d'exactitude ..."), le 8 novembre 1775, qui ne sera pas édité avant 1796. Dans un dialogue entre l'Auteur et le Lecteur, l'auteur insiste, au grand étonnement du lecteur, sur le fait que Paine ou Thelwall ne sont pas assez loin dans les idées des Droits de l'Homme car ils ont établi des droits de représentativité politique "dans un endroit où il n’y a pas de propriété" (op. cité, préface).
S'agissant de la vie démocratique, un habitant ("a man" : un homme mâle ? ) vivant une année entière dans une paroisse peut y voter pour ses représentants, mais aussi ceux des différents corps représentatifs de l'Etat : Parlement, Sénat, Congrès. Comme dans "Les droits de l'homme", Spence admet qu'il demeure des pauvres (de l'ancien système ?) et prévoit que "les dépenses ainsi engagées par n’importe quelle paroisse pour subvenir à leurs besoins de leurs propres pauvres, sont écartées par la paroisse du premier paiement versé à l’État.", ces personnes nécessitant du secours pouvant être étrangers ou nouveaux venus d'une autre paroisse. Par ailleurs, Spence ne veut pas d'une armée permanente, demandant à ce que tous les hommes d'une paroisse se réunissent de temps en temps pour maîtriser l'art de la guerre, uniquement en vue de la défense de la nation, en se réunissant de manière régulière.
"La liberté de faire quoi que ce soit ne peut pas être achetée; une chose est soit entièrement interdite, comme le vol ou le meurtre; ou entièrement libre pour tout le monde, sans taxe ni prix." (op. cité).
Un élément supplémentaire du caractère toujours patriarcal qui entoure la société spensonienne est ici donné par la liste des métiers qui reçoivent leurs salaires, les uns après les autres : Des officiers aux charpentiers, des peintres aux gardiens, nul emploi ne correspond à ceux qui sont à cette époque traditionnellement occupés par des femmes.
A la même époque, Spence réfléchit au problème de la langue, dont il pense que les difficultés de compréhension et de lecture, chez beaucoup, est un obstacle à la connaissance du peuple. Bien avant l'invention d'un alphabet phonétique international, Spence écrit un dictionnaire phonétique à cette intention, The Grand Repository of the English Language (Newcastle, Thomas Saint, éditeur du Courant Newcastle, 1775), dont la page de titre nous apprend qu'il est alors instituteur dans une école.
connaissance du peuple : D'autres radicaux ont aussi cette préoccupation, comme William Cobett, un modéré, qui écrit une Grammaire Anglaise (English Grammar, 1818) ou encore John Horne Tooke, dans Diversions of Purley (1786/1805), qui "réduit de huit à deux, verbe et nom, les composantes fondamentales du langage (Smith 1984, 119; Bour 1988, 185 86) l’alphabet phonétique élaboré par Thomas Spence de façon à simplifier et uniformiser la prononciation de l’anglais" (Leclair, 2018)
En 1779, il fait publier à Newcastle un pamphlet qui a été perdu, The Poor Man's Advocate, mais dont un article paraîtra plus tard dans Pig's meat (voir plus loin), A Lesson for the Sheepish Multitude ("Une leçon pour la multitude de moutons, 1795) Il y parle du pays utopique qu'il appelle de ses voeux, "Spensonia", "où la terre est entièrement une propriété commune" et où "une personne avec beaucoup d'argent aurait plus de raison de se plaindre qu'une autre qui en a peu, car elle ne pourrait pas acheter de terres" (Spence, A lesson...). Focalisé sur la mise en commun de la terre, Spence ne s'attaque pas ici au problème complexe de l'inégalité sociale :
"Une personne qui, avec son argent, acquiert des richesses, ce qu’elle a le droit de faire par son industrie, son commerce, ou d’autres moyens légitimes, devrait-elle donc se plaindre qu’elle ne puisse pas réduire ses semblables à un état de dépendance à son égard, en achetant leurs terres ?" (op. cité)
L'auteur rappelle, en écho au titre qu'il a choisi, que les riches se préservent bien de "gâter" leurs moutons avec des idées "trop élevées", "incompatibles avec leur condition", afin d'en faire "les animaux aussi maniables et malléables qu'ils puissent être pour leurs maîtres." Ainsi, il peuvent donner à croire que les principes niveleurs (levelling principles) sont dangereux, quand bien même "ils fraudent et volent chaque année des millions au peuple." (op. cité).
En 1782, toujours avec la même idée d'apprentissage, il publie un livre pour enfants, A Supplement to the History of Robinson Crusoe, devenu ensuite The History of Crusonia, or Robinson Crusoe's Island, down to the present time (Newcastle 1782). Par des récits utopiques, il illustre ses idées égalitaires, tant au niveau économique ou religieux, où "Luthérianisme, Calvinisme, Anabaptisme, Quackérisme et presque toutes les Opinions ont leur paroisse".
Spence va connaître beaucoup d'échecs à Newcastle, car beaucoup vont rejeter ses idées et ses projets. Il perd un emploi d'huissier, son projet d'école sur le Quai de Newcastle tombe à l'eau faute d'élèves, puis il va perdre un certain nombre d'amis, dont Murray lui-même en 1782 et sa femme en 1792, année où il décide de prendre un nouveau départ à Londres.
Il acquiert un stand de livres d'occasion sur Chancery Lane, où il attire le chaland en vendant aussi une boisson, le saloop (saloup), à base de lait chaud sucré, infusé avec des feuilles de sassafras. En 1793, il publie un petit journal, le Pig's Meat (Pig’s Meat or Lessons for the Swinish Multitude), dont le titre fait référence aux propos méprisants de Burke sur le petit peuple, ayant affirmé en substance que la révolution française avait été une comédie des droits de l'homme jouée par une "multitude porcine" (swinish multitude, tiré de "Réflexions sur la révolution française"). La même année, il ouvre sa librairie At the Hive of Liberty ("A la ruche de la liberté") sur Little Turnstile, et commence à acheter du matériel pour frapper et vendre ses jetons subversifs, aidé en cela par son ami et graveur Thomas Bewick (Bindman, 1989).
Le jeton fait la publicité de l'ouvrage de Spence, "The end of oppression, being a dialogue between an old mechanic and a young one", publié en 1795.
Entre les deux personnages, un bûcher où flambent des titres de propriété et de succession, réclamé par le Spence's plain and simple System ("Le Système clair et simple de Spence" selon les termes du livre.
"Le jeune ouvrier : C'est étonnant que Paine et les autres démocrates doivent pointer toute leur artillerie sur les rois, sans frapper comme Spence à cette racine de chaque abus et de chaque grief. " (...)
"Mais pensez-vous que l’humanité jouira un jour d’un degré tolérable de liberté et de félicité, en ayant une réforme du Parlement, si les propriétaires s'acharnent à y rester ?
(...)
"Le vieil ouvrier : Et ne sont-ils pas désarmés par les lois du jeu, impressionnés par l’armée, par les monopoles, les astuces d’État, les loyers, les impôts qui les réduisent à la corvée perpétuelle et la famine ? Combien de jours pensez-vous qu’une telle bande de mendiants pourrait se maintenir dans un état d’insurrection contre leurs oppresseurs? Ils doivent à nouveau se rendre à leur travail. Les cris des familles affamées rompront leurs actions avant qu’elles ne soient vraiment commencées, et elles devront à nouveau retourner au joug, comme d’autres animaux affamés, pour leur simple subsistance." (...)
"J. O: Certains semblent appréhender la mauvaise gestion des revenus de la paroisse, et donc décourager les gens de penser à ce système.
V. O : C’est le but habituel de l’ennemi, et il faut s’y attendre. Mais aucun démocrate ne peut avoir de doute à ce sujet. Car, si les hommes ne peuvent pas gérer les revenus et les affaires d’une paroisse, comment le feraient-ils d’un État? Il est presque aussi absurde de répondre à de telles chicanes que de les commettre. Comme il est étrange que les hommes mettent le monde dessus dessous pour obtenir la gestion d’une nation, tout en faisant semblant de désespérer de le faire d’une paroisse !!! C’est dommage. La méchanceté est trop nue. Je suis fatigué de combattre le ridicule sophisme des vilains en réalité oppresseurs, et des vilains qui voudraient le devenir. Mais dans La Viande de Cochon de Spence, vous trouverez le Système des Paroisses représenté d’une telle variété de façons, et si clairement évidente pour chaque lecteur, que la transition facile et pratique de cette évocation d'oppressions et de malheurs à celle de la liberté parfaite et du bonheur se fera par cette œuvre incomparable, pour une satisfaction totale sur le sujet."
"...qu'un comité d’hommes et de fermes intelligents agisse en tant que gouvernement provisoire..."
'Il ne s’agirait ni d’une révolution stérile de simples droits improductifs, comme beaucoup le prétendent, ni encore d’une surabondance de richesses soudaines et temporaires comme acquises par la conquête, mais un flux continu de richesse permanente établi par un système de vérité et de justice, et garanti par l’intérêt de chaque homme, femme et enfant dans la nation."
T. Spence, "The end of oppression...,", op. cité
Deux ans après, dans les "Droits des nourrissons...", dans un dialogue entre "Femme" et "Aristocratie", Spence rappelle une fois encore que Paine ne va pas assez loin dans sa recherche d'égalité et trouve "méprisables et insultantes...les allocations charitables, les prétentions limitées à notre naissance" au lieu de toutes "nos prétentions seigneuriales."
"Et alors que nous avons trouvé nos maris, à leur honte indélébile, terriblement négligents et déficients au sujet de leurs propres droits, ainsi que ceux de leurs épouses et de leurs enfants, nous les femmes, nous voulons gérer les affaires nous-mêmes, et voyons si l’un de nos maris ose nous en empêcher. C’est pourquoi vous trouverez les affaires confiées entre nos mains gérées avec bien plus de sérieux et d'efficience qu'elles ne l'ont été jusqu'ici."
"Nous, les femmes (parce que les hommes ne sont pas censés dépendre de nous) nommerons, dans chaque paroisse, un comité de notre sexe (auquel nous supposons que nos vaillants époux et amants sauront, au moins pour leur propre intérêt, ne pas s’opposer) pour recevoir les loyers des maisons et les terres déjà louées..."
"Et en ce qui concerne le surplus, après que toutes les dépenses publiques sont défrayées, nous le diviserons équitablement entre toutes les âmes vivantes de la paroisse, qu’elles soient masculines ou féminines; marié ou célibataire; légitime ou illégitime, d’un jour à l’âge le plus extrême, ne faisant aucune distinction entre les familles des riches agriculteurs et les marchands, qui paient beaucoup de loyer pour leurs vastes fermes ou locaux, et les familles des travailleurs pauvres et les ouvriers, qui ne paient que peu pour leurs petits appartements, chalets et jardins, mais donnant au chef de famille une part pleine et égale pour chaque nom sous son toit. (...)
On peut raisonnablement supposer que ce surplus, qui doit être distribué à toutes les habitants présents dans la paroisse au premier jour de chaque trimestre, se monte à deux tiers du total des loyers prélevés. Mais quel que soit son montant, cette part du surplus des loyers est un droit imprescriptible pour tout être humain dans la société civilisée, au titre de compensation des produits naturels de leur patrimoine commun, dont ils sont privés du fait de leur mise en location à des fins de culture et d’amélioration."
T. Spence, "Les Droits des nourrissons..." (The Rights of Infants, or the Imprescriptable Right of Mothers to Such Share of the Elements as Are Sufficient to Enable Them to Suckle and Bring Up Their Young), 1797
Spence propose donc ici, le premier, semble-t-il, un revenu, une allocation de base universelle, indépendant des conditions de ressource.
L'importance du rôle des femmes dans la société est très discutable chez notre auteur, car, si le "système de Spence" donne à la femme un meilleur statut, elle forme tout de même un corps social bien distinct des hommes et demeure, sous l'autorité d'un chef de famille. Nous le verrons par la suite, l'organisation sociale de Spence demeure incontestablement et fortement patriarcale, malgré un certain nombre d'aspects émancipateurs. Il y a donc, peut-être ici une part de calcul politique, car il sait que le rôle des femmes est crucial pendant les soulèvements populaires :
"Dans Pig’s Meat, il publie de longs extraits de « The History of the Rise and Fall of Masaniello ». Masaniello était un pêcheur qui avait mené une révolte à Naples en 1647 (Spence 1794, III.22-55, 67-98, 123-136). La participation des femmes est notée à plusieurs reprises dans ce récit, mais leur comportement n’est pas loué en tant que tel et parfois, il peut également être compris comme preuve de l’inconstance de l’opinion publique. La révolte de Masaniello a été déclenchée par une nouvelle taxe sur l’alimentation. Spence devait savoir que les femmes étaient particulièrement actives dans les émeutes alimentaires." (Duthille, 2016)
Par ailleurs, dans The Marine Republic, édité en 1794, puis en 1814 dans une deuxième version, il s'agit d'un marin donnant une leçon à ses deux fils, dépeignant un monde maritime exclusivement d'hommes mâles, ce qui tend à montrer (ce qui n'a bien sûr rien d'étonnant) la prégnance chez lui de la culture patriarcale. Ce n'est que sur la terre, dans "l’île de Spensonia", que l'on retrouve la communauté mixte de "Spensoniens", avec les même valeurs déjà décrites, si parfaite que "de nombreux Indiens" des environs décident de se joindre à eux, tombés sous le charme de ce "Système fraternel".
Malgré de nombreuses réticences, nous le verrons, à émanciper les femmes, Spence rompt avec une tradition sacrée du mariage en donnant un rôle social de même valeur aux femmes indépendamment de leur statut (marié, célibataire ou concubine) et défendra le divorce : c'est une prise de position très rare, à l'époque. Ce qui est clair, en tout cas, c'est que Spencer est déjà un vrai leveller, s'agissant du partage de la terre et de ses produits. Malheureusement, il ne voit pas le caractère décisif du machinisme, malgré un certain nombre de signes, nous le verrons, et demeure sur un modèle économique de société bientôt révolu, qui rappelle celui de Winstanley. Par ailleurs, et à l'inverse du pacifique digger, il est clair que Spence est du côté très minoritaire des radicaux révolutionnaires, qui n'excluent pas de recourir à la violence en dernier ressort, si les riches refusent de coopérer au nouveau système social. Pour beaucoup d'autres radicaux, au contraire, les moments révolutionnaires de la Terreur fut une remise en cause de leurs idées ou un recul vers des positions plus conservatrices, dans tous les cas une opposition farouche aux idées de violence civile.
"Mais ne vous sentez pas rejetés, mes bonnes dames et messieurs, tout cela est fait pour le bien du système, pas en guise de vengeance ou de représailles ; car nous ne voulons pas vous réduire à la mendicité, comme vous le faites pour nous, car nous vous laisserons toutes vos richesses et richesses mobilières, tout votre or et argent, vos riches vêtements et meubles; votre maïs et votre bétail, et tout ce qui n'est pas fixé à la terre, car celle-ci vous savez, doit revenir à la paroisse avec nos domaines."
"Mais si, par une opposition insensée et méchante, vous nous obligez, pour notre propre défense, à confisquer même ce qui peut être emporté, et peut-être aussi à vous couper, alors laissez votre sang être sur vos propres têtes, car nous le ferons sans culpabilité. Il vous sera donc sage et dans votre intérêt de vous soumettre de manière paisible et de fraterniser avec nous en tant que concitoyens.'
"Des moyens inépuisables donnés au peuple, une partie conséquente doit en être tirée pour « fournir les moyens pour l'éducation »".
T. Spence, "Les Droits des nourrissons...", op. cité
En 1798, est publiée la The Constitution of a Perfect Commonwealth : Being the French Constitution of 1793..., ("Constitution d'une Parfaite République, d'après la Constitution Française de 1793", qui ambitionne, cette fois, d'éliminer la pauvreté et d'économiser ainsi les fonds qui leur étaient dévolus (op. cité, préface, 2°). Spence réitère par ailleurs le fait que plus aucune différence n'est faite entre les situations civiles des adultes ou des enfants, entre union ou filiation légitimes ou illégitimes. De même, il confirme que les habitants les plus riches, qui perdent leur terre par leur partage commun, rappelons-le, conservent leurs "effets précieux... argent, assiette, bijoux, meubles, vêtements, maïs, bétail, calèches, chevaux, etc" , ayant laissé "un fonds suffisant pour le développement de l’industrie" (op. cité, préface, 4°). Ainsi, Spence se démarque de manière intéressante par rapport à beaucoup d'autres projets d'utopie sociale, car il n'est pas un parfait niveleur, loin de là, et conserve une inégalité qui ne devrait pas empêcher les autres classes sociales de connaître le bonheur. Spence continue même, à propos des agriculteurs et des marchands, par exemple, de parler de "dividendes familiaux" qui seraient "un soutien et un stimulant perpétuel à leur industrie". Au lieu d'un libre échange, se dessine une économie marchande très contrôlée, un commerce très régulé. Ce "commerce serait alors si stable et permanent, que les faillites ne se produiraient que rarement, si toutefois elles se produisaient, et la prison et la misère extrême ne pourraient jamais, comme maintenant, être la conséquence d’une dette illégitime." (op. cité, préface, 4°). Cette logique de classes inégales mais heureuses se poursuit avec la présentation de "la classe ouvrière" qui, par "l'abolition des impôts...le dividende des loyers en fonction du nombre des ménages... seraient "en mesure, de temps en temps, d’être accueillants les uns envers les autres, de divertir un ami, de se détendre un peu de temps en temps du travail incessant, d’apparaître propre et décent dans les vêtements, et à l’aise dans leurs habitations, d’éduquer leurs enfants, et en un mot, d’être des citoyens respectables et heureux. Et comme ils peuvent aspirer à devenir des maîtres, ils auraient la possibilité d’économiser de l’argent à cette fin. Ce ne serait pas comme maintenant, où une fois en bas, on y reste. Non, il y aurait cette fois une possibilité chaque fois de s'élever. (op. cité, préface, 4°)
C'est ainsi que Spence se réjouit que son système puisse faire que parmi "les pauvres, les aveugles et les boiteux, les vieux et les jeunes orphelins", aucun ne soit plus "si lamentablement pauvre" et qu'il se trouve toujours "une relation ou un ami qui, pour le bien de leur rente paroissiale, leur donnerait une place à côté de leur feu." (op. cité, préface, 4°). Et, une fois encore, les détails du projet spensonien tempèrent les propos féministes de l'auteur, qui parlent de l'apprentissage, de l'organisation des métiers chez les jeunes hommes, quand les femmes ont une simple ligne de conduite à "utiliser leurs plus grands efforts pour devenir des femmes au foyer notables, comme la perspective du mariage".
Viennent, après la préface, les articles de la Constitution elle-même, qui rappelle, dès le début que " Le but de la société est le bonheur commun". Et comme dans la constitution française de 1793, "les hommes sont égaux..", mais surtout les mâles, nous l'avons vu. Ce qui n'empêche pas Spencer d'être, malgré toutes ses contradictions et ses faiblesses, un des représentants les plus progressistes de la société de son époque : "10. Le droit de manifester ses pensées et ses opinions, soit par la presse, soit de toute autre manière : le droit de se réunir de manière paisible et le libre exercice du culte religieux ne peut être interdit." Les articles 20 à 22 confirment bien la propriété de tout ce qui n'est pas du domaine foncier, et la protection de celle-ci. Le point 26 évoque à nouveau l'instruction "à la portée de chaque citoyen", qui reste très vague dans le projet de Spence, à l'inverse du pouvoir de décision du peuple, vaste dans le principe, qui "a toujours le droit de réviser, de modifier et de modifier sa constitution" (article 31), qui a un droit de regard "dans la formation de la loi" (article 32) peut "présenter individuellement des pétitions" (article 35). Enfin, "Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection devient pour le peuple, et pour chaque partie du peuple, la plus sacrée et la plus indispensable des devoirs".
Le citoyen qui vote est "un citoyen général" de l'âge de 21 ans au moins, et seuls les hommes mâles ont cette qualité, puisque les femmes ne sont expressément citées qu'au titre de "citoyen local", jamais dans les processus politiques mais seulement économiques, dans le partage des "revenus de la propriété foncière" (op cité, chapitre "De l'Etat de citoyen, propriétaire, local ou général", article 6).
The Restorer of Society to its Natural State (1801) n'apporte pas grand chose de nouveau aux nombreuses redites de Spencer sur son projet, La Constitution de Spensonia (The Constitution of Spensonia: A Country in Fairyland Situated Between Utopia and Oceana), dont Spencer fera quatre versions entre 1801 et 1807 (dont nous tirerons nos citations), est une refonte de la Constitution of a Perfect Commonwealth. Elle nous précise que si les femmes ont bien les mêmes droits de vote que les hommes dans les paroisses, seuls "les citoyens masculins sont également accessibles aux emplois publics" (op. cité, article 7). "compte tenu de la délicatesse de leur sexe" avait-il expliqué dans une précédente version du texte. D'autre part, la femme qui se marie doit aller vivre dans la paroisse de son mari (chapitre Of the state of Citizens, article 8).
Une autre nouveauté concerne la présomption d'innocence : "Tout homme est supposé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable". (article 16). Spencer, par ailleurs, conserve la peine de mort pour les tyrans s'appropriant le pouvoir par eux-mêmes ( article 29). L'espèce de capitalisme social que l'auteur a déjà développé se lit au travers de différents articles : "Il ne sera pas jugé inconstitutionnel de détenir plus d'un ’immeuble ou bail, et ce, même dans des paroisses diverses." (art. 35)
"Dans des cas comme celui-ci, où les établissements ont lieu dans plusieurs paroisses, ces multi-entrepreneurs doivent ne doivent pourtant voter et recevoir des dividendes que dans une seule paroisse de leur choix. Cette limitation est nécessaire pour s'assurer de l’ambition naturelle et de la rapacité des riches." (art. 36)
"Chaque paroisse doit constamment avoir une quantité de maïs en stock, en proportion de sa population, en guise de réserve contre la famine...Pour empêcher les paroisses d’instiller par une telle disposition une tentation spéculative sur le maïs, au détriment du pays dans son ensemble, la loi réglementera correctement cette activité." (art. 39 et 40)
A noter qu'à Spensonia la semaine sera de cinq jours de travail pour un jour reposé ("un sabbat de repos" (article 155).
BIBLIOGRAPHIE
ASCHRAF Phyllis Mary, 1983, The Life and Times of Thomas Spence, Newcastle, Frank Graham,
BINDMAN David, 1989, The Shadow of the Guillotine: Britain and the French Revolution, London: British Museum Publications.
BEAL Joan Christine., 1999, English pronunciation in the eighteenth century: Thomas Spence's Grand repository of the English language, Oxford, Clarendon Press,
CRLC : Centre for Regional Literature and Culture, Université de Nottingham.
DUTHILLE Rémy, 2013, « À gorge déployée ? Rire et guillotine en Grande-Bretagne pendant la Révolution française », XVII-XVIII, 70 | 2013,
http://journals.openedition.org/1718/512
DUTHILLE Rémy, 2016, "Thomas Spence on Women’s Rights : A Vindication », Miranda 13 | 2016,
http://journals.openedition.org/miranda/9022
LECLAIR Marion, 2018, "Poétique & politique du roman radical en Angleterre (1782-1805)", thèse soutenue à l'Université Sorbonne Paris 3 le 15 septembre 2018.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02147505/document
RÉVAUGER Marie-Cécile, 1998, "Entre utopie et réalité : la culture populaire de Thomas Spence." In: XVII-XVIII. Bulletin de la société d'études anglo- américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°46, https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_1998_num_46_1_1390
THOMPSON Judith, 2012, John Thelwall in the Wordsworth Circle: The Silenced Partner, Palgrave Macmillan, Etats-Unis