AU PAYS DES
d'Élissa à Ptolémée
Imazhigen
ⵉⵎⴰⵣⵉⵖⴻⵏ
Maroc, peinture de Fatna Gbouri (1924-2012)
Introduction
Les fouilles préhistoriques d'Afrique du Nord, au travers de nécropoles (sépultures de tumulus, appareillés (bazinas) ou non, surtout) font déjà apparaître "une spécialisation des tâches" et des "indices d’une hiérarchie sociale" (Drici, 2015 ; cf. Hachi, 2003), comme à Afalou-Bou-Rhummel (vers - 10.000 - 8000), un site de la culture dite ibéromaurusienne, au paléolithique inférieur, près de Bejaïa (Saldae/Bougie : cf. tableau toponymique, plus bas), en Algérie.
C'est une stèle égyptienne de la région d'El Alamein, ainsi qu'un hymne au roi , sous le règne de Ramsès II (1304-1213), qui font apparaître pour la première fois le pays des Rbw (retranscrit aussi Lbw, dans d'autres textes), se prononçant lebu (lebou), libu 'libou) ou rebu (rebou), les Lubim de l'Ancien Testament. Hérodote englobait sous le terme Libues (Λιβύες) tous les Africains (Hérodote, Histoires ou Enquête, IV, 197), et en particulier ceux à la peau claire, à l'opposé des "Ethiopiens", (d'Aethiops, "au visage brûlé'", aithos : "brûlé", en grec), ce que feront aussi les historiens romains des guerres puniques (Libyes), tel Polybe (Πολύϐιος / Polúbios, vers 200-133, Ἱστορίαι / Historíai : Histoires, I 65, 3 ; III 33, 15). On ne peut pas citer tous les anthroponymes grecs qui désignent les habitants des différentes régions d'Afrique du Nord, citons les Gymnètes (nus), les Lotophages (mangeurs de lotus), les Troglodites (troglodytes, vivant dans les cavernes), les Métagonites, les Atlantes ou Atalantes (habitants de l'Atlas), ou encore les Garamantes (habitants de Garama). Comme on le voit, un certain nombre d'anthroponymes sont choisis par les colonisateurs pour des caractéristiques réelles ou supposées des populations, en lieu et place des noms qu'elles se sont donnés, mais aussi, leurs noms peuvent désigner pour les étrangers un plus vaste ensemble constitué de groupes pourtant bien distincts.
stèle égyptienne : Ramesside Inscriptions, II, p. 475. Historical and Biographical, éd. K.A. Kitchen, 8 vol. , Oxford 1968-1990
hymne au roi : Papyrus Anastasi II, II 3, l. 4, Bristish Museum 10243.2
Tête en bronze et pâte de verre d'un "Ethiopien", sculpture du IIe siècle, partie d'un balsamaire, H 15,8 cm, Volubilis, Maroc, collections BNF
"Ce balsamaire, dont il manque la base, le couvercle et l’anse mobile, qui s’attachait sur les deux anneaux dont il ne subsiste que le départ, est en forme de tête d’Africain, barbu et moustachu, à la magnifique chevelure calamistrée, dont les boucles épaisses, étagées symétriquement autour de la tête, ont été retravaillées et ciselées. Les yeux sont incrustés de billes de pâte de verre noire, de dimensions différentes, formant les pupilles et donnant un regard à la fois fixe et expressif (...) La représentation des Africains, appelés «Éthiopiens» -d’après le mot grec Aethiops, « au visage brûlé »- apparaît à l’époque grecque, notamment dans la céramique. Après la mort d’Alexandre le Grand (323 av. J.-C.) et l’avènement des Ptolémées en Égypte, la connaissance de la Nubie (actuel Soudan) et le mélange des populations grecques et africaines dans des cités telles qu’Alexandrie ou Naucratis, ont entraîné durant l’époque hellénistique (323-31 av. J.-C.) le développement d’une production de petits bronzes et d'objets de la vie quotidienne en forme d’Africains, qui perdure à l’époque romaine impériale, où le goût pour l’exotisme se développe tant à Rome que dans les provinces (...) L’étroitesse de l’embouchure (ici 3 cm), l'absence de bec verseur et de goulot, la forme complexe de la panse conviendraient, plus qu’à des liquides ou huiles parfumées pour les soins du corps, à des poudres ou à des granules d’encens ou de parfum. Cette production, peut-être commencée dès l’époque augustéenne avec l’importation de motifs égyptisants à Rome, a été principalement florissante au 2e siècle."
http://medaillesetantiques.bnf.fr/ws/catalogue/app/collection/record/ark:/12148/c33gbq29v
Les Carthaginois essaimeront jusqu'à Mogador (petite île en face de la ville éponyme, qui s'appellera plus tard Essaouira), et même plus loin, et voyagent vers le sud, jusqu'à un point incertain, selon le fameux Périple d'Hannon. La culture punique de ces marchands, qui installent comptoirs et "échelles" (abris permettant le cabotage par relais successifs, pour s'approvisionner en eau, réparer les avaries, etc.), influencera celle des Berbères et les poussera à s'organiser en royaumes (Chérif, 1975 ; Le Bohec, 2002).
Mogador : Tout comme ses multiples variantes (Mogodor, Mongador, Mougador, Mougadouro, Mogadou, Mogader), cette transcription probable du portugais ou de l'espagnol désigne un ancien toponyme amazigh (voir ce nom plus loin), peut-être "Mougadir" (littéralement: "entouré de murailles", dérivant du verbe "gdl" qui dans la langue amazigh signifie "protéger", "préserver". Les écrits arabes médiévaux le rendent par Amgdoul, Megdoul (Amegdul).
Essaouira : « La ville est appelée en arabe "Souira" ou "Al Sawira" depuis sa reconstruction par Sidi Mohammed ben Abdallah entre 1760-64. Nous y voyons une continuité du toponyme berbère qui fait référence à "muraille" (...) : cf. tableau toponymique, plus bas.
Périple d'Hannon : Plus exactement : " « Périple d'Hannon, roi des Carthaginois, le long des parties de la Libye situées au-dessus des Colonnes d'Héraclès », titre d'un manuscrit du IXe siècle présenté comme la traduction en grec d'une inscription « suspendue dans le temple de Kronos » à Carthage (...) D'une lecture sans préjugé on retiendra que Hannon fut envoyé, à une date inconnue, au-delà des Colonnes avec 60 pentécontores transportant 30 000 marins et passagers, hommes et femmes, pour y fonder des villes de Libyphéniciens (...) Publié pour la première fois en 1533, ce texte a fait l'objet d'un « Mémoire sur les découvertes et les établissements faits le long des côtes d'Afrique par Hannon, amiral de Carthage », lu par Bougainville à l'Académie en 1754, 1757 et 1758, imprimé en 1759..." (Euzennat, 1994)
Carte basée sur les travaux des historiens Stéphane Gsell (1864-1932) et Jérôme Carcopino (1881-1970). source : Euzennat, 1994
Les Phéniciens installent, vers le XIIe siècle avant notre ère, des établissements commerciaux le long des côtes africaines, sur le littoral atlantique et méditerranéen. On connaît assez précisément la date de fondation de Carthage, en 814/813 avant notre ère (dans l'actuelle Tunisie), par des Phéniciens appelés Puniques (Punici) par les Romains, du grec Φοῖνιξ (Phoînix), les Phéniciens, et, par extension, les Carthaginois. Etablissement modeste, au départ, la cité punique versa même pendant plus d'un siècle un tribut aux autochtones pour le loyer du sol occupé (Cherif, 1975), avant que sa prospérité et sa puissance ne lui permettent de réclamer à son tour un tribut aux Africains, vers 475-450 : "on combattit aussi contre les Africains qui réclamaient le paiement d'un loyer de plusieurs années pour le sol de la ville. Mais, de même que la cause des Africains était plus juste, de même leur bonne fortune fut supérieure, et la guerre contre eux se termina par une compensation pécuniaire et non pas par les armes." (Justin/Marcus Junianus Justinus, IIIe/IVe s., Epitome Historiarum philippicarum Pompei Trogi : "Abrégé des Histoires philippiques de Trogue Pompée", Livre XIX, traduction Marie-Pierre Arnaud-Lindet, Bibliotheca Augustana). Dans le même temps, la cité conquérante va "soumettre à sa domination le reste des comptoirs phéniciens, qui s’échelonnaient depuis les Syrtes (côte tripolitaine) jusqu’à la côte atlantique du Maroc (comptoir de Lixus) et du Sud-Ouest de l’Espagne (Gadès)." (op. cité). Les principales villes côtières semblent sous contrôle carthaginois à la fin du IIIe siècle avant notre ère, au bénéfice avant tout de ses grandes familles, les Magonides d'abord, dont la politique était "liée aux contingences d’une cité en pleine expansion et ayant besoin d’un arrière-pays à même de satisfaire les besoins d’une population de plus en plus importante et d’une aristocratie terrienne à la recherche de nouveaux domaines d’exploitation" (Cherif, 1975), puis les Hannons et les Barcides.
Carthage : Du grec Karkhēdōn (Καρχηδών ) , dérivé de l'étrusque Carθaza, transcrit du punique Qrtḥdšt (Qart‐ adašt : "Nouvelle ville").
Tunisie : le pays actuel recouvre en partie la province romaine d'Africa, partagée par la Tétrarchie en Zeugitane, Byzacène (Byzacium, Bussatis) et Tripolitaine.
La puissance punique, tout comme la puissance romaine ou arabe, bien établie par l'histoire des vainqueurs, va durablement invisibiliser la culture des premiers habitants de l'Afrique du Nord. La faute à une "histoire entachée de colonialisme...qui ne fait voir dans la continuité africaine qu'une succession d'influences historiques étrangères, phénicienne, romaine, vandale, byzantine", sans parler de "l'apport prestigieux de l'Islam confondu avec l'arabisme. En bref, à toutes les époques, les Berbères sont les oubliés de l'Histoire. (Camps 1979). Quand débarquent les premiers navigateurs phéniciens, les Lybiens ne sont pas des hommes demeurés à un stade préhistorique où on a voulu les laisser. Depuis des siècles, s'était établi un commerce actif aussi bien avec l'Europe méditerranéenne qu'avec la partie orientale de l'Afrique. Malgré ce qu'a raconté Polybe et ceux qui l'ont copié, "les Numides n'attendirent pas le règne de Massinissa pour mettre en culture leurs plaines fertiles" ou encore pour construire d'immenses nécropoles mégalithiques groupant "par milliers des tombes de paysans sédentaires qui y déposèrent leur poterie" (Camps 1979).
copié : Polybe, op. cité, XXXVI, 16 ; Strabon, Γεωγραφικά / Geōgraphiká, vers
- 20 à 23, XVII, 3, 15 ; Valerius Maximus (Valère-Maxime), Ier siècle, Dictorum factorumque memorabilium libri ("Livre des faits mémorables") : VIII, 3 ; Appien d'Alexandrie (Αππιανὸς, Appianus), vers 95 - 161, Historia Romana : 106).
Carthage,
masque en pendentif,
pâte de verre colorée,
vers - 300,
H. 6 cm,
Musée du Bardo, Tunis
Carthage,
masque en pendentif, pâte de verre colorée, vers - 300,
H. 2.7 cm,
Musée du Bardo, Tunis
Carthage, I
Les débuts de l'histoire de Carthage sont teintés de légendes grecques dont la plus célèbre mérite d'être résumée ici, car historiens et archéologues pensent qu'elle se fonde sur "un substrat historique" (Noël, 2014) s'appuyant vraisemblablement sur des sources puniques. Elle a été transmise par les écrits de Timée de Taormine (Tauroménion/Tauromemium) et de Ménandre d’Ephèse (IVe-IIIe s. av. notre ère), puis ensuite, par les auteurs latins. Fuyant Tyr après l'assassinat de son mari Acherbas (Sicharbas : Sychée dans la mythologie grecque), grand-prêtre du dieu Melkart (Melqart, Milqart), par son frère Pygmalion (de son nom phénicien : Pumayyaton) qui convoitait ses richesses, la princesse Didon (Dido, en latin) voyage avec sa suite nombreuse jusqu'à Chypre, puis débarque sur la côte tunisienne où le seigneur des lieux lui permet de bâtir une ville sur des terres "qui peuvent toutes tenir dans la peau d'un boeuf". La rusée princesse aura alors l'idée de découper de minuscules lanières de la peau d'un boeuf qui, jointes les unes aux autres, permettront de couvrir une très grande surface, sur laquelle elle bâtira Carthage, selon la légende, à partir de la citadelle de Byrsas (Bursa, en grec : "cuir", "peau"). Demandée en mariage par Hiarbas, roi des Lybiens, elle aurait feint d'accepter cette union avant d'allumer un bûcher et de s'immoler par le feu (Justin, Abrégé..., op. cité, XVIII, 6), acte de chasteté, de fidélité à son époux qui sera donné en exemple par les auteurs chrétiens comme Jérôme ou Tertullien. La cité archaïque était ceinturée, au nord et au sud, par deux nécropoles, dont la seconde suscite toujours d'âpres débats. C'est un sanctuaire, dans un lieu-dit surnommé Salammbô, qui a révélé en 1921 des milliers de stèles et d'urnes remplies de cendres de fœtus et d'enfants, de très jeunes nourrissons pour la plupart, tout comme un autre site découvert en 1919, à Motyé, en Sicile. Une stèle particulière a été découverte, montrant un personnage vêtu d'une robe et d'un bonnet, main droite levée, main gauche tenant un bébé. A partir de là, les archéologues ont été convaincus que Carthage avait pratiqué le meurtre rituel d'enfants, thème dont l'humour noir de Flaubert s'était emparé (Salammbô, XIII), le surnommant "la grillade des moutards" dans sa correspondance (Lettre à Jules Duplan, 25 septembre 1861 et lettre à Ernest Feydeau, du 7 octobre 1861). On a surnommé Tophet le sanctuaire dédiée à la déesse Tanit (Tinit, Tinnit) et au dieu Baal (Ba'al) Hammon, en référence au lieu de la vallée de Ben Hinnom où les Cananéens, ancêtres des Phéniciens, sacrifiaient des enfants au dieu Moloch, selon la Bible, pratique interdite par le roi juif Josias (II Rois XXIII : 10). Il reste beaucoup de questions en suspens sur le sujet, mais il existe aujourd'hui un consensus sur l'essentiel : " La réalité du sacrifice ne peut être niée au vu de certaines données archéologiques et épigraphiques (...) le caractère votif de certaines inscriptions où il est fait mention d’un rite MLK tenu pour un rite sacrificiel prouve l’existence de la pratique du sacrifice d’enfants. L’archéologie a – provisoirement ? – tranché la question : il y avait bien des sacrifices d’enfants à Carthage mais ils n’étaient ni massifs ni systématiques." (Gutron, 2008).
« S’agissant du sacrifice humain et de sa relation avec le tophet, nous considérons que s’il a sans doute été occasionnellement pratiqué par les Carthaginois, le sacrifice des enfants doit être décorrélé du tophet, sanctuaire-nécropole qui a pu en abriter les rares vestiges mais qui est par essence le lieu d’ensevelissement des très jeunes enfants décédés naturellement." (Benichou-Safar, 2004).
légendes : Selon Philistos de Syracuse ou Eudoxe de Cnide (IVe s. avant notre ère) , puis Appien (Lybica, 1), Carthage aurait été fondée par Azoros (Zorus, Sôr : Tsour : en phénicien, le roc, désigne la ville de Tyr) et Carchedôn (nom grec de Carthage) : une tradition visiblement très fantaisiste.
Dido, reine de Carthage
Léonard Limosin (1504-1575),
peintre, émailleur du roi François Ier
émail peint sur cuivre
30.3 x 24.8 cm
1564 / 1565
The Walters Art Museum,
Baltimore, Etats-Unis
Le projet de mariage entre la princesse de Tyr devenue reine phénicienne Élissa (Élyssa, Elishat Elisha, Elysha, Hélissa, surnommée Deido [Dido, Didon] : "L'errante") et l'Africain Hiarbas, ou Iarbas (Crouzet, 2003) nous rappelle qu'il existe très souvent, lorsqu'un peuple envahit durablement le territoire d'une autre, une osmose plus ou moins profonde qui s'établit entre les cultures, tout particulièrement dans les sphères aristocratiques. Nous avons vu dans bien d'autres cas que la domination sociale se transforme par alliances, stratégies, etc., entre les élites respectives. Les régions d'Afrique assujetties aux Carthaginois ne font pas exception à la règle :
"Le Maghreb « ouvert » fut la terre promise de tous les impérialismes méditerranéens : Puniques, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes et Turcs, sans parler des Français qui pénétrèrent la totalité du pays. (...) Mais encore fallait-il qu’une fraction de la population conquise eût intérêt à accepter l'ordre des vainqueurs et à collaborer avec lui : c’était précisément le cas des sociétés citadines et de leurs notables, dont l’exploitation du reste du pays à leur profit requérait le maintien de l'ordre, fût-ce celui d’étrangers; l’intégration dans un vaste ensemble politique et économique, dans un empire, pouvait également leur être bénéfique.. (...) Vis-à-vis des populations de l’hinterland, les maîtres du Maghreb « ouvert » disposaient de moyens — militaires et administratifs en particulier — et d’une organisation économique et sociale relativement avancés. (Cherif, 1975).
Selon les régions, les autochtones finiront par leur être tributaires. Ils sont désignés comme Lybiens (ou Libyques) à l'Est, dans les anciennes régions de Cyrénaïque et de Marmarique (cf. carte, plus bas), représentant sur les propriétés "un misérable prolétariat agricole" (Chérif, 1975), ou bien ils peuvent être perméables à leur influences culturelles mais rester indépendants, au centre-nord, comme les Numides, ou alors, ils sont complètement indépendants et farouchement hostiles, comme les Maures, dans l'ouest marocain, ou les Gétules, en partie nomades, sur un grand territoire, du sud-est marocain au sud-ouest tunisien actuels. Examinons avant de poursuivre ces trois ethnonymes, qui deviendront fortement marqués, comme d'autres que nous verrons ensuite, par l'empreinte des colonisateurs.
Sur le territoire dépendant de Carthage "l’installation de grands domaines permettait aux riches propriétaires d’obtenir des revenus, tandis que le paiement du tribut [φόρος, phóros] fournissait à l’État les recettes nécessaires pour l’équipement et les dépenses. (...) Il est plus vraisemblable que, à l'intérieur du territoire, une partie des habitants travaillaient dans les exploitations carthaginoises, l’autre cultivant des terres pour lesquelles ils payaient l’impôt." (Crouzet, 2003). En plus du tribut, les occupants exigeaient des populations soumises la conscription militaire : "Les Libyens de l’armée punique étaient rétribués, tout au moins lorsqu’ils n’étaient pas abandonnés sur les lieux de bataille par les généraux puniques." (op. cité).
territoire : Χώρα, chora : "territoire", "pays", parfois ἐπαρχία, eparchia en latin : province), que les Romains, sous l'Empire, redécouperont en subdivisions du pays, ou pagi (sing. pagus), mais "rien ne prouve que les pagi plus tardifs reposent sur le découpage carthaginois." C'est donc plutôt le terme d'ager (plur. agri) qui paraît le mieux correspondre au territoire de Carthage, ex. ager Carthaginiensis, ager maritimus (Crouzet, 2003).
L'onomastique de la domination, I
Par homophonie, on a rapproché par erreur les Numidarum, Numides des Romains (Salluste, -86 -35/34, "La guerre de Jugurtha" / Bellum Iugurthinum : XVII et XVIII) du grec Nomades (litt. "route des pâturages", qui désignait les pasteurs nomades (Strabon, op. cit., II, 5, 33 ; XVII, 3, 15), alors que déjà, avant l'arrivée des Romains, existaient différents types d'organisation sociale : sédentaire, nomade ou semi-nomade (Ghaki et al., 2012). En réalité, les N'Miden (Imes-Mouden, Imesmouden, pour les auteurs arabo-berbères) désignent ceux "d'entre les pasteurs", du berbère N : "de", "d'entre" et med (plur. miden) : "pasteur" (Rinn, 1885).
Il est plus vraisemblable qu'au "même titre que « maure », « afer » et « libyen », le terme « numide » pourrait être à l’origine un ethnonyme porté par une ou des tribus déterminées, qui aurait été étendu à d’immenses territoires par des étrangers, notamment des géographes grecs et romains, qui ne disposaient que de fort peu d’informations, et hésitaient d’ailleurs eux-mêmes." (Ghaki et al., 2012).
Les Maurusii de Diodore de Sicile ( Διόδωρος, Diodorus Siculus), 90 - 30 (Bibliothèque Historique : XIII, 80, 3), de Polybe (op. cité : III, 33, 15) ou de Tite-Live, 59 - 17 (Ab urbe condita libri CXLII / Cent Quarante-Deux Livres, depuis la fondation de la Ville : XXIV, 49, 5) font partie des Numides, comme les Masaesyles ou les Massyles (Massyli, Massulii, Massolii, etc.), qui auraient fourni selon Polybe (op. cité : III, 33, 15) des cavaliers aux armées puniques en Espagne en - 218. C'est l'image ancienne d'Hérodote d'une grande Numidie, partagée à l'est par les Massyles, à l'ouest par les Masaesyles, qui finira de l'emporter chez les géographes antiques, quand bien même le "père" des historiens n'a quasiment jamais mis les pieds en Afrique, sinon un orteil à Cyrène, à l'est de la Lybie, vers - 440 ou que l'auteur de l'Almageste, l'astronome et géographe Ptolémée (Κλαύδιος Πτολεμαῖος : Claudios Ptolemaios, Claudius Ptolemaius, vers 100 - 160) ne cite pas une seule fois les Massyles dans sa "Géographie". Ainsi, ce nom, que l'on voit encore sur beaucoup de cartes sur la Numidie de l'antiquité, "prit rapidement une valeur vague et poétique, et Silius Italicus confond déjà les Massyles avec les Masaesyles." (Desanges, 2010).
La forme Mauri, qui donnera Maures, apparaîtra plus tard, dans "La Guerre de Jugurtha" de Salluste, et "La Guerre d'Afrique", de Jules César (100-44), alors qu'elle serait plus antérieure et indigène. Pour Ptolémée (Géographie : IV, 1, 5), les Mauri étaient d'abord une tribu de Tingitane (de Tingis : Tanger), comme les Baquates (Bacuates, Baccuates, Bacuatae, Macuaci, Ouakouatai,etc.) ou les Macénites (Massenas) voisins des Bavares ou des Masaesyles, en Maurétanie Césarienne. Pourtant, selon Pline l'Ancien (Gaius Plinius Secundus, dit Pline l'Ancien, 23 - 79, Histoire Naturelle, Livre V, 17) , les Mauri était une gens importante qui avait soumis un certain nombre de tribus à leur pouvoir et qui durent adopter leur nom. Ils furent peut-être même à l'origine des Masaesyliorum (Masaesyles), en Numidie, dont Camps pensera qu'ils sont originaires d'Oranie et du Maroc oriental (Lassère, 2001). On comprend alors mieux la postérité qui sera donnée à cette tribu, qui fonde le vaste royaume de Baga, qui étendra peut-être son autorité sur une grande aire géographique, correspondant à une partie importante de l'Algérie actuelle. Dans tous les cas, le roi de Baga était assez important pour offrir à Massinissa, revenu d'Espagne, une escorte de 4000 hommes pour pouvoir traverser sans encombre les territoires occupés par Syphax, rejoindre la Numidie et reprendre le trône qu'occupait son père, Gaïa (- 206). La transcription grecque mauros, est aussi un adjectif signifiant "sombre", "opaque", puis "noir", "bronzé" (nigri, en latin), qui deviendra un attribut conféré aux Maures, qui dans l'onomastique romaine, l'emporteront sur bien d'autres ethnonymes, les régions en partie habitées par ces Maures devenant des provinces romaines : Maurétanie tingitane (de Tingi : Tanger), partie nord du Maroc actuel et Maurétanie césarienne (parties de l'Algérie et du nord-est du Maroc actuels).
Tite-Live, (op. cité, XXIII, 18, 1), rapporte, selon un annaliste romain, que des Gétules (Getuli) combattaient déjà dans l'armée d'Hannibal de la seconde guerre punique, en 216 avant notre ère. Cette appellation générique ne semble s'imposer qu'entre le Ve et le IIIe s. avant notre ère : Hérodote, traitant des peuples nomades libyens, ne parle pas des Gétules (Camps, 2002), tant nommés par la suite dans l'onomastique romaine, ce qui montre bien le flou, le manque cruel de connaissances fiables de ces appellations. La Gétulie (Gaetulia) des géographes antiques court de l'Atlantique, au Maroc actuel, à la Petite Syrte (Syrtis Minor : le Golfe de Gabès), en Tunisie, en passant par le sud de la Mautétanie césarienne, dans l'actuelle Algérie, réunissant un certain nombre d'ethnies, en partie nomade, "éparses comme la peau d'une panthère", dira Strabon (op. cit., XVII, 3, 9 ; II, 5, 33), dont nous ne connaissons les appellations, rappelons-le, que par des étrangers, qui les ont passablement déformés et adaptés à leur propre langue : Musulames, Baniures (Baniurae), Autolotes (Autololes : Autolotae), pour les plus connus, dont un certain nombre s'enrôlèrent dans les armées romaines, s'allièrent à eux, quand ils ne défendaient pas âprement leurs territoires contre tous ceux qui voulaient les assujettir, de l'intérieur ou de l'extérieur.
Ainsi, c'est plutôt à une multitude de peuplades, de tribus qu'il faut penser pour avoir une meilleure idée de la géopolitique antique, non seulement en Afrique, mais dans beaucoup d'endroits du monde. Par exemple, dans la province que les Romains appelleront Numidie, à cheval sur d'Algérie et la Tunisie actuelles, Pline compte pas moins de 516 populations ! (Rinn, 1885).
On voit donc bien comment la culture latine antique, en s'appuyant sur de vagues informations, sans connaissance directe des populations concernées, en latinisant les vocables sans connaissance des langues indigènes, a figé en partie dans l'histoire, par son influence, par sa domination, sa propre construction ethnonymique de l'Afrique du Nord. Et quoi de plus parlant que le nom qui désigne jusqu'aujourd'hui et partout dans le monde, à peine décliné selon les langues, le continent lui-même : l'Afrique. Car, si on veut suivre Gsell dans l'idée qu'Afri (Afer) serait une population (peut-être de taille insignifiante) dont le nom aurait été latinisé par les Romains, c'est bien les dominations romaine, puis arabe (’Ifrīqiyā), qui consacreront un nom qui aurait pu largement tomber dans l'oubli, mais qui fut finalement attribué à un continent entier. Les divers témoignages romains plaçant les Afri dans le proche voisinage de Carthage, on donnera leur nom à plusieurs provinces romaines : Africa, Africa vetus, Africa nova (Numidie) qui, réunies, formeront l'Afrique proconsulaire (Africa proconsularis).
Les toponymes, quant à eux, résisteront mieux à cette assimilation "phagocytaire" des cultures dominantes, et beaucoup de racines, de vocables amazighs y ont été préservées et se rapportent à la culture la plus ancienne : cf. le tableau toponymique, plus bas.
Carte des populations de la Maurétanie Tingitane (de Tingi : Tanger), d'après les auteurs gréco-latins : Banioubai (Baniourai, Baniurae, Baniures), Bakouatai (Bacuatae, Baquates), Herpeditanoi, Iangaukanoi, Kaunoi, Makanitai, Maurensioi (Maurusii, Maurensii), Mazikes (Mazices), Metagonitai, Nectibères, Ouakouatai, Ouerbikai, Oueroueis, Ouoloubilianoi, Salinsai, Sokossioi (Soccosii), Zegrenses.
"Carte des tribus attestées dans les Kabylies après le début du IIe siècle extraite de Desanges, Catalogue des tribus, Dakar, 1962, carte 3. N.B. Les Nababes ont été repositionnés ici dans la vallée du Sebaou." (Laporte, 2011).
Les ethnonymes cités sont, dans l'ordre alphabétique : Barzufulitani, Bavares, Feratenses, Fluminenses, Gebalusii, Icampenses, Iesalenses, Isaflenses, Iubaleni, Masat..., Masinissenses, Nababes, Nagmus, Quinquegentanei, Rusuccenses, Ucutamano, Zimizes.
"Les peuples du royaume de Maurétanie et de la province d’Afrique Proconsulaire." (Coltelloni-Trannoy, 2003).
Les ethnonymes cités sont, dans l'ordre alphabétique : Afri, Baniurae (Baniures), Bavares, Capsitani, Cinithii, Gaetulia (Gétules), Gebalusii, Iubaleni, Masaesily (Massaesyles), Massinissenses, Massyli (Massyles), Mauri (Maures), Mazices (Mazighs), Mazices Regiani Montenses, Musoni, Musulami (Musulames), Musunei, Musuni Regiani, Nicibes, Numidae (Numides), Ouoloubilianoi, Suburbures Regiani, Thudedenses,.
Carte de l'Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie de Paul Castelnau, 1922, augmentée d'appellations berbères, puniques, latins, grecs, arabes, etc. de l'antiquité, répertoriés dans les tableaux ci-dessous
Sources du tableau toponymique
Agadir (Allati, 2000)
Alger :
http://lescolonnesdhercule.over-blog.com/alger-%C3%A9tymologie-et-appartenance-premi%C3%A8re-partie
Altava : Article de l'Encyclopédie berbère (par la suite : EB), initiée par Gabriel Camps († 2002) en 1970, dont la première notice paraît en 1984. L'encyclopédie est désormais en ligne, dirigée par Salem Chaker, publiée par les éditions Peeters, est le fruit d'une collaboration entre IREMAM ( Institut de Recherches et d'Études sur les Mondes Arabes et Musulmans), INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales), AIBL (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), OpenEdition Center, l'Université Aix--Marseille et le CNRS.
https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/
Annaba : EB
http://revueafricaine.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/1885_172_000.pdf
Asilah :
https://core.ac.uk/download/pdf/11689788.pdf
https://www.persee.fr/docAsPDF/remmm_0035-1474_1983_num_35_1_1985.pdf
Bejaia :
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02864940/document
https://www.cnrtl.fr/definition/academie9/bougie
Bizerte : EB
https://www.persee.fr/docAsPDF/efr_0000-0000_1978_ths_38_1_1487.pdf
Casablanca : EB
https://www.raco.cat/index.php/Onomastica/article/view/369745
Ceuta :
http://bnm.bnrm.ma:86/ClientBin/images/book382583/doc.pdf
Cherchell :
https://www.persee.fr/docAsPDF/efr_0000-0000_1978_ths_38_1_1487.pdf
Cirta : EB
http://revueafricaine.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/1888_188_000.pdf
Dellys : EB (cf. aussi "Addyma")
https://core.ac.uk/download/pdf/32990641.pdf (étymologie catalane)
El Jadida :
http://rcs.web.atlantic.magnetomedia.net/fr/historique
Essaouira :
https://revues.imist.ma/index.php/AMJAU/article/view/20246
Gabès
https://core.ac.uk/download/pdf/50538415.pdf
Kairouan : EB
Mohand Akli Haddadou, Les berbères célèbres, Alger, Berti éditions, 2003 (Taqirwant)
Kenitra :
https://www.persee.fr/docAsPDF/bsnaf_0081-1181_1945_num_1942_1_3496.pdf
Larache : Lixus
https://www.persee.fr/issue/efr_0000-0000_1992_act_166_1
Melilla
https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/283210/filename/3vol.pdf (rusaddir, akros)
https://books.openedition.org/psorbonne/22703?lang=fr (rusigada)
Encyclopédie de l'Islam, tome VI, mawsu'a - midad, ouvrage collectif de C.E Bosworth, E. van Donzel, W.P Heinrichs, Ch.Pellat ; Leiden, E.J. Brill, 1990 (étymologie Melilla)
Mostaganem :
Oran :
https://journals.openedition.org/insaniyat/5690
Oulhaça El Gheraba/Takembrit :
Bulletin et annales de l'Académie d'archéologie de Belgique, tome premier, Anvers, 1843
Oum er Rabia
https://www.raco.cat/index.php/Onomastica/article/view/369745
Rabat / Chellah :
http://am.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/AM-1904-V01-11.pdf
Safi :
Emile Laoust. Contribution à une étude de la toponymie du Haut Atlas, Adrär n Deren, d'après les cartes de Jean Dresch, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1942
Sétif :
https://setif.com/Histoire_Setif.html
http://www.berberemultimedia.fr/bibliotheque/auteurs/Warden_BSG_1836b.pdf
Sfax :
http://www.edusfax.com/sfaxreader/french/1889deClam.pdf
Sidi Saïd / Sidi Kacem :
https://www.persee.fr/docAsPDF/crai_0065-0536_1986_num_130_4_14433.pdf
Sidi Slimane :
https://journals.openedition.org/nda/1419
Skikda :
http://skikda.boussaboua.free.fr/skikda_histoire_01_toponymie.htm
Sousse : EB (Hadrumetum)
https://docplayer.fr/56692583-Le-musee-archeologique-de-sousse.html
Tanger :
https://www.persee.fr/docAsPDF/antaf_0066-4871_1994_num_30_1_1232.pdf
Ténès
http://cdesoranai.cluster021.hosting.ovh.net/document/NRP32.pdf
Tétouan
https://www.raco.cat/index.php/Onomastica/article/view/369745
Tipaza
https://acaso.ca/toponymy/?lang=fr (amazigh, Tafsa)
https://www.persee.fr/docAsPDF/mefr_0223-4874_1894_num_14_1_6801.pdf (phénicien, Gsell)
Tlemcen
http://dspace.univ-tlemcen.dz/handle/112/14232
Tunis :
https://hal.univ-lorraine.fr/tel-02075529/document
Volubilis :
Contacts linguistiques dans l'Occident méditerranéen antique, ouvrage collectif, dirigé par Coline Ruiz-Darasse, Eugenio R Luján Martínez, Collection la Casa de Velázquez no 126, 2011
Afrique romaine, carte d'Enrico Kiepert, éd. Diterico Reimer, Berlin, 1884
Carte de l'Afrique Romaine au IIIe s., Maurétanie Césarienne, Numidie et Proconsulaire, Revue "L'école Républicaine", L'Algérie par la gravure, Histoire, Afrique romaine, 1951.
Carte de la Lybie, IIe s av. J-C : Marmarique et Cyrénaïque, carte de Samuel Butler, 1907
L'onomastique de la domination, II :
Le « gazouillis indistinct » des barbares
« Réduit et consentant, je patientais sous les mains de l'autre occupant qui m'essayait de nouveaux noms. »
Tahar Djaout, L'exproprié, 1981
Témoignage frappant de l'onomastique si fréquemment au service de la domination sociale, le mot "berbère" nous vient directement du grec barbaros (βαρϐαρος,) terme par lequel les Grecs désignaient les peuples autres qu'eux-mêmes, qui ne parlaient pas leur langue, les Romains y compris (Dubuisson, 2001), par une catégorisation binaire que Thalès place à côté de deux autres : homme/femme et humain/animal (d'après Hernippe par Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres / De vitis, dogmatibus et apophthegmatibus clarorum Philosophorum : I, 33 [= DK 11 A 70]. Le sentiment de supériorité a concerné la langue, comparant la leur aux autres langues "inarticulées" (Sextus Empiricus, vers IIe-IIIe s., Hypotyposes pyrrhoniennes : I, 74), en forme d'onomatopées (bar-bar) ou sortes de "gazouillis indistinct" (Hesychius/Hesychios d'Alexandrie, VIe s., Hesychii Alexandrini Lexicon, dir. Mauricius Schmidt, 1858). Ce sentiment de supériorité en fait découler un autre, qui s'étend à la culture (mais pas du tout à la race, cf. Rome, De la naissance à la République) : "peut-être vous êtes-vous rendu compte, à sa façon incorrecte de parler, qu'il s'agit d'un Barbare et d'un personnage méprisable..." (Démosthène, 384-322, Apollodore contre Stéphanos : I, 30). Ceci est d'autant plus regrettable qu'Hérodote, et différents littérateurs après lui, a évoqué les Maxyes (Maxitani : Maxitains, chez Justin, Mazixes, Mazices, chez Ptolémée, Mazyces chez Suétone, etc.), qui sont "autant de variantes du terme générique Mazigh par lequel les Berbères se désignent encore eux-mêmes de nos jours" (Tissot, 1877) : Amazigh, plur. Imazighen, Imaziren ( ⵉⵎⴰⵣⵉⵖⴻ "Hommes libres"), et tamazight (ou tamazirt) pour la langue, héritière de l'ancienne écriture libyque. Depuis les années 1940, différentes personnes et associations défendent à nouveau ces termes, dont se sont emparées différentes institutions étatiques, en particulier en Algérie et au Maroc. Ajoutons que depuis une période récente, les Amazighs nomment Tamazgha ce qu'on a appelé la Berbérie.
DK : D.-K, D-K, D K, numérotation d'Herman Alexander Diels et Walter Kranz dans Die Fragmente der Vorsokratiker (Les fragments des présocratiques), Zurich,1903 (Diels), 1951-52 (Kranz).
Il existe de nombreuses variétés de langues (commodément appelées dialectes), dans l'aire très vaste des parlers amazighs, du Sénégal à l'Egypte :
- znatiya [parler zénète] dans l'Est ; rifain dans le Nord-Est, au Maroc.
- zouaoua ou zawawa, terme arabe de racine berbère (Zwâwa), pour désigner les Igawagen, le nom le plus authentique des habitants de Kabylie, dans l'Algérie actuelle, entre l’Ampsaga, auj. Oued el Kebir, à l’Est, et Serbétès, auj. Oued Isser (cf. Lanfry, 1978)
- chaouiya, dans la région des Aurès ; chenoua, dialecte zénète principal du Dahra.
- ouargli (teggargrent), dans les oasis sahariennes du nord, en Algérie, toujours.
- tamaceq (tamasheq : touareg), parlé du Niger à la Lybie, en passant par le Mali, le Burkina Faso et l'Algérie.
- zenaga, en Mauritanie et au Sénégal.
- nafusi (nefoussi), ghadamesi (ghadamsi), awjilah, sawknah, zuwara, sokna, en Lybie, et même siwa (siwi), en Egypte. Etc.
Le tamazight sera supplanté par la langue arabe, sauf chez les Touaregs (de l'arabe Tawâriq, dont la première mention se trouve dans le Tarikh al-Fettach (T. el-Fettash, Fattash) "Chronique du chercheur", vers 1519) de Mahmoud Kati ben el Hadj el Motawakkil Kati, né vers 1468) qui l'appellent tifinagh, en grande partie local (l'alphabet punique ne compte que six à sept caractères communs à l'alphabet libyque), ou remanié par le punique, on ne le sait pas vraiment, ni s'il faut remonter ses débuts jusqu'au IIe millénaire avant notre ère (Aït Amara, 2020). L'écriture libyque n'était pas utilisée de manière courante, mais seulement sur des inscriptions funéraires et votives, en particulier, dont un certain nombre
bilingue, libyque et punique.
Pour certains chercheurs "la place interchangeable de ces deux langues suggère une égalité de statut", et leur utilisation conjointe avec le grec et le latin, en Numidie, "témoigne parfaitement d’une société multilingue" (Aït Amara, 2020). Malheureusement, hormis l'alphabet, le sens de quelques mots, et quelques notions de grammaire, l'ancienne écriture des Amazighs reste encore largement indéchiffrable.
De nombreuses autres civilisations que celle des Grecs, des Romains ou des Arabes, ont partagé une vision ethnocentrique du monde, comme en Chine, cet Empire du Milieu, c'est-à-dire au centre du monde, celui des Han, ou encore chez les Juifs, seul "peuple élu" quand tous les autres étaient "les peuples", tout court (זרים : gôyîm en hébreu ; έθνη, ethnê, en grec, gentes, en latin). Les Romains, cependant, aux jugements bien plus nuancés sur les étrangers, ne s'approprieront pleinement la charge péjorative du barbare grec (barbarus, barbari) que contre les étrangers qui menaceront Rome, soit par assimilation, soit par la force, devenant alors à leurs yeux des ennemis de la civilisation, moralisant leur façon d'être incivilisée "irrationnelle, imprévisible, cruelle..." (Dubuisson, 2001). Beaucoup de textes témoignent des légendes, que les Grecs ont produites et qui font de certaines populations, de villes africaines des descendants ou des fondations helléniques (cf. Dubuisson, 2001). La tradition hébraïque quant à elle, avec Flavius Josèphe, rapporte des traditions qui font remonter les habitants d'Afrique du Nord à Abraham (Flavius Josèphe, 1er siècle, Antiquités juives : I, 6, 2 et I, 15, 1). L'une d'elle nous vient d'une "Histoire des Juifs", de Cléodemos (appelé aussi Malchos, IIe s. avant notre ère), citée par Alexandre Polyhistor ( † - 35), relatant que de l'union d'Abraham et Quetura, naquirent trois fils, Souris, Apheras et Japhras, ces deux derniers ayant combattu avec Hercule la Lybie et Antée. Le patronyme d'Apheras, corrompu par la tradition manuscrite, devint Aphras, l'ancêtre éponyme des Africains. Le Livre des Jubilés, texte pseudépigraphe (car faussement attribué à Moïse) de l'Ancien Testament (fin IIe s.), fait des fils de Cham les ancêtres des premiers Africains du Nord. Flavius Josèphe détaille cette généalogie. Kush (Koush, Cousch) règne sur les Ethiopiens, les Kushites et un de ses fils, Havila, donnera son noms aux Haviléens, appelés plus tard Gétules. A Put (Phout), le pays du sud de l'Egypte, le Pount en plus de la Lybie, qu'il a colonisée, mais qui tient son nom de Lahab (Libys) fils de Misraïm (Misrayim), un autre fils de Cham, père des Egyptiens. Enfin, à Canaan, son frère, le pays qui porte son nom et qui s'appellera la Judée. En fait, la première mention d'Israël, sur une stèle figurant dans le monument funéraire de Merneptah (vers - 1210), au sein de la nécropole thébaine, concerne un tout petit groupe de population de Canaan, qui n'habite même pas de villes fortifiées mais la campagne (Lemaire, 2004). Longtemps inconnue ou insignifiante aux yeux de l'Egypte pharaonique, la population juive a payé aux pharaons égyptiens, comme d'autres, un tribut.
Stèle d'un chef agellid (aguellid)
de la tribu des Mesekesben (enses),
avec inscriptions libyques (Salama, 2005)
H 1.97 m, l : 0.69 m, P. 0.23 m.
vers le Ier siècle avant notre ère
Douar Dra Barouta, Kerfala, wilaya de Bouira, Algérie
A son tour, la tradition musulmane construira une généalogie faisant descendre l'ensemble de ceux qu'ils nomment berbères, de diverses régions d'Orient, et donc, parents des Arabes ou des Yéménites, venus de Syrie ou de Perse, par une généalogie de la tradition juive, liée à la descendance de Cham, un des fils de Noé , puis de Canaan, le quatrième des fils de Cham, (Moderan, 2010).
On comprend mieux ainsi pourquoi Augustin, évêque d'Hippone, parle d'Afri barbari pour distinguer les indigènes de son pays des autres "barbares" (Saint Augustin, Lettre 220). Nous sommes donc, plus que jamais, au cœur de l'ethnocentrisme, avec des empreintes devenues indélébiles, puisque les termes Afrique, Africain, Berbère, sont des dénominations de premier plan plus de mille cinq cents ans plus tard, pour les habitants du continent eux-mêmes, alors qu'elles sont des fabrications purement idéologiques de cultures étrangères, pour partie conquérantes. Les auteurs musulmans, en effet, à leur tour, recueillirent et modifièrent des traditions hébraïques, romaines, phénico-grecques et "l’historiographie arabe du haut Moyen Âge distingue nettement l’Ifrīqiya, centre de gravité du pouvoir arabe, du pays des Berbères (Arḍ al-Barbar), autrement dit le Maghreb central." Les auteurs islamiques reprennent à leur compte le terme péjoratif de "barbare" des grecs, d'autant plus qu'il "existe en arabe une espèce de e bref à peine perceptible dans la suite consonantique du quadrilitère BRBR. Une telle homophonie permet l'usage à double tranchant du vocable quand ce n'est pas nettement péjoratif, recouvrant les sèmes de « barbare ». (Cheriguen, 1987). Mais ils introduisent "surtout un éponyme fort opportunément inventé pour expliquer le terme générique forgé à leur arrivée par les Arabes (probablement à partir du latin Barbari), Berr ou Berber" (Moderan, 2010), l'ancêtre sémitique supposé des populations qui hériteront de son nom. D'autres traditions arabes, avant le IXe siècle, font remonter les Berbères (Barabir, langue : barbariya) soit à Djalut (Djalout), le Goliath de l'Ancien Testament, soit à son lointain aïeul, Sefek (ou Sofk), le Sophax de Flavius Josèphe et de Plutarque, né d'Hercule et de la fille d'Aphras. Certains historiens visent en particulier les tribus Zenata/Zénètes, comme Ibn Hazm (Collection des généalogies), transmis par l'historien Abd-ar-Rahmân Ibn Khaldun (ou Khaldoun, 1332-1406) dans les tomes VI et VII (Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale) de son "Histoire Universelle" (Kitab-al-Ibar, 1375/79), qu'on appelle aussi "Livre des Exemples", dont le titre complet est "Livre des considérations sur l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères" ( العبر و ديوان المبتدأ و الخبر في أيام العرب و العجم و البربر) et qui contient un tome introductif, la Mukkadima (Muqaddima : "Prolégomènes") considéré comme un ouvrage à part entière, plus rigoureux que le reste de l'oeuvre, néanmoins très importante.
Les envahisseurs marquent ainsi durablement de leur empreinte la désignation des populations amazighs, qui seront appelées Berbères, grande famille dans laquelle on rangera aussi bien Touaregs, Chelouh, Zénètes, Kabyles, Chaouia, etc, autant de tribus censées s'être disséminées dans tout le Maghreb dès le VIIIe siècle : Lawâta, Zenâta, Hawwâra, Nafûsa, Maghîla, etc., qui dans une autre tradition, se diviseront en deux groupes, Botr et Branès (Barânis), chez Ibn ‘Abd al-Hakam (803-871), faisant le récit de la conquête de Tingi (Tingis : Tanger), un peu avant l'invasion de l'Espagne, en 711 (Moderan, 2003). Son ouvrage, Conquête de l'Afrique du Nord et de l'Espagne ( فتوح إفريقية والأندلس : Futûh Ifrîqiya wal-Andalus), intitulé aussi Futûh Misr wa al-Maghrib wa al Andalus (Conquête de l'Egypte, du Maghreb et de l'Espagne), est le plus ancien texte, avec celui de Khalîfa ibn Khayyât († 855) conservé sur le Maghreb ( āl-Máḡrib, المغرب : le couchant, l'occident, opposé à āl-Mášriq (Masrek, Mashrek, Machrek : le Levant, et par extension l'Orient), encore des célèbres toponymes créé par des conquérants et qui s'inscrira durablement dans l'histoire. Et cela ne s'arrête pas là. Car il n'y pas que la grande famille "berbère" qui porte mal son nom, mais aussi ses sous-familles, comme les Kabyles ou les Chleuh, formées elles aussi péjorativement par le sentiment de domination des conquérants arabes. El Qbayl (el Qbayli au sing.), puis Kebaïli, francisé plus tard en "Kabyle", servira en particulier à nommer des populations masmouda dans la région de Marrakech sous les dynasties Almoravide et Almohades, et contiendra, en effet, une charge méprisante dans tout le Maghreb arabe "pour désigner l’homme mal dégrossi, descendu dans la plaine et dont on ne comprend pas “le patois”. C’est une manière de sauvage. » (Morizot 1982 : 20). Les autochtones se l'approprient pourtant depuis très longtemps, appelant leur langue "taqbaylit" ou " haqbaylit", comme les Aït Menacer, les Ichenouiyen ou les Aït Salah (Agrour, 2012). Il en va de même du terme par lequel les Arabes ont appelé les habitants montagnards du Haut Atlas, les Chleuh (Chelha, Chellaha, Chleuha, Chelouh, Chloh, etc.), dont Ibn Khaldoun lui-même précise que c'est une "expression à sens péjoratif que les Arabes leur appliquent avec mépris." (Agrour, 2012). Pour certains, le mot vient de l'arabe littéraire qui se rapporte au voleur, au brigand de grand chemin (Dictionnaire d’arabe El Mounjid, Beyrouth, Dar el Machreq, 1987, p. 400). Mais son appropriation est telle, chez les populations amazighs du sud marocain, que les termes ont forgé une véritable identité par adaptation et qu'ils sont devenus Achelhi / Ichelhin, pour les habitants, tachelhit, pour la langue.
Et si ces adaptations successives ont pu s'opérer, il n'y a pas de doute que les Imazhigen eux-mêmes y ont contribué, en particulier par l'opposition citadins et ruraux, arabophones ou berbérophones, ayant pour les uns et les autres toutes sortes de préjugés, d'appellations péjoratives ou même très méprisantes, les citadins lettrés "dominant la vie politique et commerciale" (Agrour, 2012), tirant orgueil de connaître l'arabe, au mépris du "rustre", paysan ou montagnard :
"Ce khalifa était un chelh (singulier de chleuh, nom des Berbères du sud marocain) sachant à peine quelques mots d’arabe, mais qui en tirait vanité et se donnait des airs fort ridicules de citadin." (Edmond Doutté, 1867-1926, "Au pays des Anflous", 1913, Revue de Paris, mars-avril : 428-448). C'est par la langue arabe que les Amazighs du sud vont transmettre des centaines de textes, depuis le XVIe siècle : "les seuls berbérophones du Maroc qui ont su développer une littérature écrite (essentiellement religieuse), disons conséquente, dans leur langue maternelle, sont aussi les seuls à en avoir abandonné la terminologie originale ! C’est ce qui transparaît en tout cas dans l’analyse de cette foisonnante littérature." (Agrour, 2012). Pourtant, paradoxalement, pendant longtemps on utilise bien chez les littérateurs célèbres les termes mazghi (Brahim ben Abdallah/Ali Aznag [Al-sanhágr], † vers 1597), tamazight ou tamazikht (Mhend Aouzal [Muhammad Awzal], 1670-1748/9), pour désigner cette langue écrite qui grâce à l'arabe est censé devenir un amazigh ibyyen, un “amazigh éloquent” (Agrour, op. cité).
Ces sentiments sont particulièrement vifs dans les ville prestigieuses, comme Fès, où les citadins sont protégés "d’une population misérable, immigrée des campagnes et venue en ville pour tenter sa chance : « Ce sont ces derniers que l’on désigne dans les villes, non sans mépris, sous le nom de “Kébaïl”, de Berber ou d’Aroubia (petits Arabes). » (Montagne 1953 : 68-69)" (Agrour, 2012). Ce sont là quelques éléments qui montrent, comme un peu partout dans le monde et dans l'histoire, les strates imbriquées de la domination, extérieures et intérieures à une société donnée.
Aux élites "savantes" donc, comme à l'habitude, les récupérations idéologiques propres à fabriquer la place que leur civilisation occupe dans l'histoire, une dynamique complexe dont les fractions socialement supérieures des dominés tirent parti pour leurs propres pouvoirs : "Très vite, ces modèles élaborés par les Orientaux furent récupérés par les Berbères eux-mêmes, qui ne cessèrent alors de les enrichir, en fonction de luttes de pouvoir, au Maghreb et en Espagne, mais aussi parfois à partir de traditions locales dont, en dehors des constructions généalogiques, nous ignorons le plus souvent la véritable spécificité, tant fut profonde et efficace leur insertion dans les modèles anciens." (Moderan, 2010). C'est ainsi que finit par se produire "une fusion entre les conquérants de la veille et une fraction de la population africaine, soit par adoption — et adaptation — de la civilisation des vainqueurs (exemple de l’Afrique « romaine »), soit par l’assimilation plus ou moins complète de ces conquérants (exemple des Zirides — Berbères du Maghreb central — « digérés » par l’Ifrîqiya ou des Turcs, plus récemment dans la Régence de Tunis)." (Cherif, 1975).
Carthage, II
La diversité de l'empire carthaginois, s'étendant en Afrique du Nord, en Espagne, en Sardaigne et en Sicile, sa diplomatie, sa technique militaire, aussi, lui confèrent une grande force. Les Africains, en particulier les tribus lybiennes, lui constituent un réservoir inépuisable de guerriers, et les cités dispersées en Méditerranée sont source multiples d'approvisionnement. Mais cette hétérogénéité montrera dans la guerre livrée par Rome sa grande faiblesse : L'extrême dureté de sa domination sur les populations conquises, : "Une telle dureté, déjà éprouvante pour la cohésion d'un empire homogène, pouvait vite devenir dangereuse dans le cadre hétérogène de la domination punique où les rancœurs s'étaient accumulées." (Alexandropoulos, 2002). Polybe, dans ses Histoires, nous donne quelques explications, au cours de la première guerre punique ayant trait à ces "Berbères assujettis, sur la structure sociale desquels nous ne sommes guère renseignés" (Alexandropoulos, 2002) : "croyant avoir de bonnes raisons, ils avaient durement administré les populations d'Afrique, prélevant partout la moitié des récoltes, doublant les contributions antérieurement imposées aux villes, n'accordant aucun aux pauvres ni la moindre réduction sur les sommes exigées, n'ayant aucune ni estime pour les gouverneurs qui traitaient le peuple avec douceur et humanité, mais seulement pour ceux qui leur procuraient le plus de ressources et de redevances en traitant le plus durement les campagnes..." (Polybe, op. cité : I, 72, 1-3, traduction de Paul Pédech, Paris, Collection des Universités de France [ CUF ], Les Belles Lettres, Guillaume Budé, 1969).
Il y a donc, comme un peu partout ailleurs une grande masse de pauvres, une poignée de riches et pour certains privilégiés, des opportunités d'ascension sociale. Pour les colons phéniciens de Libye, en particulier, appelés Libyphéniciens, qui fournissent des cavaliers à l'armée punique, comme les Numides ou les Maures. Mais les Lybiens eux-mêmes devaient avoir cette opportunité, comme nous le montre l'exemple de Mutines (Muttines, MTN en punique), originaire de Bizerte, qui est devenu officier de premier rang dans l'armée d'Hannibal, choisi par lui pour diriger la cavalerie punique en Sicile, et qui obtiendra la citoyenneté romaine du consul Valerius Laevinus, en 210, pour s'être rallié aux Romains. Confondu parfois avec un Libyphénicien, le mépris qu'affiche envers lui Hannon, général en Sicile, le traitant de "vil Africain" : denegerem Afrum (Crouzet, 2003), nous montre un exemple du mépris social entre différentes classes supposées inférieures ou supérieures de la société. Ajoutons au dossier des stratégies sociales, que les Libyphéniciens ont pratiqué le métissage par épigamie avec les indigènes de la société "libyenne", soit de droit, soit de fait, nous ne le savons pas (Crouzet, 2003). Tout cela ressemble à des schémas d'élaboration de nouvelles élites, par osmose entre élites conquérantes et élites conquises, que nous connaissons un peu partout sur la planète.
Cette perméabilité des cultures, cette influence réciproque est largement vérifiée, et de nombreux faits montrent bien l'attrait que la culture punique (mais aussi hellène) a exercé dans les milieux aristocratiques africains, par lesquels l'acculturation s'est opérée rapidement, que ce soit sur le plan architectural, artistique ou religieux. D'autre part, cela a été évoqué, par "les très nombreuses alliances matrimoniales entre chefs africains et aristocratie carthaginoise (...) Hamilcar promet une de ses filles à Naravas pendant la Guerre des Mercenaires ; Oezalces, oncle de Massinissa, eut pour femme une nièce d'Hannibal ; on connaît le tragique destin de Sophonisbe, et Massinissa qui, selon Appien avait été élevé à Carthage donna une de ses filles à un Carthaginois qui en eut un fils nommé Adherbal." (Camps, 1979). L'admiration du dominé pour la culture dominante, la reconnaissance d'une forme de culture estimée supérieure est très fréquente dans l'histoire, en particulier chez les élites qui, dans le cas qui nous occupe, envoie leurs enfants à Carthage pour y être éduqués (Melliti, 2016), et le roi Massinissa y avait été sans doute élevé. C'est le premier à abandonner "le costume traditionnel pour adopter le vêtement romain et l'imposer à sa cour" (Coltelloni-Trannoy, 1997). Il suffira ici d'évoquer le nombre écrasant de dignitaires, de nos jours, de tous les coins du monde, arborant le costume-cravate occidental, pour se convaincre de la prégnance toujours très forte des insignes de domination.
A la suite de Juba II, ses nombreux fils recevront une éducation à la mode, hellénisante (Tite-Live, Epitome, V), sans compter qu'ils seront toujours reçus à Rome avec égard et couverts de cadeaux (Bertrandy, 2001). De plus, à partir du règne de Micipsa, l'usage du libyque est carrément négligé au profit du punique chez les lettrés et les bourgeois de Carthage. "Et le punique devint la langue du palais et du temple, comme en témoigne l’inscription funéraire dédiée à Micipsa, dite administrative, de Djebel Massouje (à 20 km au nord de Maktar), rédigée en punique vers 128-127 av. J.-C. A l’époque romaine, la langue punique fut remplacée par la langue latine qui devint la langue officielle de la région. La présence d’une culture étrangère dominante ne laissa aucune chance à la langue libyque de devenir officielle." (Ait Amara, 2020). Cependant, les bibliothèques de Carthage, ou plutôt ce qu'il en reste, après le pillage de la cité en - 146, seront confiées par Scipion aux princes numides, "comme pour attester la légitimité culturelle numide à recueillir l’héritage punique en Afrique." (Melliti, 2016).
La collaboration des plus riches, nous l'avons souvent relevé, est un puissant outil contre les fractions de la population hostiles aux envahisseurs, "comme pour refouler les insoumis, les irréductibles vers les marges déshéritées et les rejeter dans la « barbarie »" ou encore "pour faire de ces derniers des ennemis héréditaires qui, à l’occasion de la première crise, menaçaient les territoires du Maghreb « ouvert » avec l’aide des opprimés de celui-ci. Un nouveau maître, capable de restaurer l' « ordre » et de contenir les déshérités, était alors le bienvenu." (Chérif, 1975). Mais, comme dans beaucoup de cas de colonisations, et partant de toute domination politique, la souveraineté ne s'exerce de manière optimale qu'en établissant différentes strates intermédiaires de pouvoirs. Ainsi, à Carthage, elles se constituent en particulier d'Africains qui font parti du tissu politique de l'Etat. Leur niveau de privilèges n'est pas bien connu, mais il ne serait pas étonnant d'apprendre qu'ils aient eu "un rôle intermédiaire dans le cadre de l’exploitation des grands domaines agricoles que les propriétaires puniques se sont constitués à l’intérieur de la chôra." (Melliti, 2016).
Carthage III,
la révolte libyenne (241-238)
Quand Carthage, dont la première guerre punique a bien entamé les ressources, ne parvient plus à payer ses mercenaires africains "déracinés, déclassés", ces derniers se révoltent, "entraînant avec eux les sujets Libyens exaspérés par la dureté de la domination punique." (Alexandropoulos, 2002). C'est ce qu'on a appelé "la guerre des Mercenaires" (241-238/7), ou "guerre inexpiable" selon Polybe (op. cité : I, 65, 6 ; 70, 7), dont le thème sera bien plus tard popularisé par Gustave Flaubert, dans Salammbô (1862). Mais ce que Polybe ne montre pas, intéressé surtout à donner une leçon aux pouvoirs qui emploient des mercenaires, c'est que la révolte se propage dans la population africaine, phénomène que traduisent les monnaies émises par les insurgés. Au lieu des effigies traditionnelles, comme celle de la déesse Tanit, aux traits de Déméter ou de sa fille qu'elle a eue avec Zeus, Korè (ou Corè : Perséphone), ce sont celles d'Isis, d'Athéna, de Zeus ou d'Héraklès qui sont frappées, associées à l'iconographie hellénistique à la mode, en particulier une charge de taureau ou un mouvement de lion.
Monnaie africaine de Carthage
Shekel de bronze
Avers : tête de la déesse Isis Revers : Épis d'orge
(vs. Tanit et épis de blé des monnaies puniques)
14,19 g Ø 27 mm env.
Révolte libyenne, vers - 241 - 238,
Le nom de Lybiens, quand il est inscrit, le sera en grec, Λιβύον, et non en punique, "préfigurant ainsi le développement ultérieur des monarchies numides et maurétaniennes de Syphax, Massinissa, Juba 1er puis Juba II et Ptolémée." (Alexandropoulos, 2002).
shekel argent, Ø 22 mm, 7.14 g,
On peut aussi compter sur l'influence des recrues africaines ayant servi plusieurs années en Sicile entre 264 et 241, au milieu "des populations siciliennes largement hellénisées et dont le statut politique vis-à-vis des cités grecques pouvait souvent leur paraître bien enviable comparé à la dure sujétion que leur imposait Carthage." (op. cité). Le mouvement de révolte entraîne différentes cités d'origine phénicienne, comme Utique que Carthage a privé de sa position dominante, ou encore Hippo Diarrhytus (ou Zarytus, auj. Bizerte : voir cartes) ou certaines cités de l'actuelle Espagne.
Espagne : Les Phéniciens, vers - 1000, ont appelé la péninsule ibérique I-Saphan-Im, "Le pays des damans", des lapins, en fait, qu'ils avaient confondu avec leurs damans (Compte rendu du Colloque de la Société d'Ethnozootechnie, Institut de l'Information Scientifique et Technique, CNRS, Paris, 1980). Les Romains latiniseront ensuite le terme en Hispania. (Hispanie). Les Grecs utilisaient plutôt le terme d'Iber, ou Iberia, nom indigène du fleuve Iberus, l'Èbre ou parfois Hesperia ("à l'Ouest", "Occident", "Le Couchant" : région à l'ouest de la Grèce), l'Hespérie (désigne souvent l'Italie), les Hespérides étant les nymphes du Couchant, dans la mythologie grecque.
Les négociations sur les arriérés de salaires des mercenaires ayant échoué avec Giscon, un chef punique mandaté pour cette affaire, des chefs de la révolte sont élus : Spendios, un ancien esclave campanien et Mathos, un Libyen, qui représentait les mercenaires indigènes, part importante des insurgés. Il s'attacha à lui beaucoup de paysans opprimés par le pouvoir, dont la participation fut massive, mais aussi des Numides. La révolte devint générale et les troupes insurgées infligèrent plusieurs défaites aux Carthaginois. Mais l'armée fut confiée au général Hamilcar Barca, qui, à l'aide de cavaliers et surtout d'éléphants, sans compter le ralliement d'un chef numide à sa cause, nommé Naravas. Les Carthaginois, reprirent alors progressivement le dessus. A l'indulgence d'Hamilcar, envers la rébellion, les deux chefs insurgés,en plus du Gaulois Autaritos, répondirent par des atrocités, auxquelles répondirent les Carthaginois par des actes sans pitié eux-aussi, ainsi que des mises à morts de centaines de prisonniers. Dans Utique et Hippo, Hamilcar assiégea ses ennemis jusqu'à la famine, les poussant au cannibalisme et finit par les défaire définitivement, après trois ans et quatre mois de luttes. Hamilcar termina la bataille en Numidie, en
- 237, où la révolte avait pris aussi beaucoup d'ampleur (Kotula, 2010).
Carthage, IV
La défaite des Carthaginois d'Hannibal Barca, à la bataille dite de Zama (- 202), contre le romain Scipion, dit l'Africain, sonne le glas de la puissance carthaginoise, et partant, sa terrible étreinte sur les populations berbères, situation dont Scipion a la conviction qu'elle est tout à l'avantage des Romains :
« (Les Carthaginois) auront assez d’ennuis sans nous, harcelés par tous les peuples d’alentour qui leur tiennent rigueur des violences qu’ils ont autrefois subies, et Massinissa, un homme d’une totale loyauté envers nous, sera toujours là pour les surveiller » (Appien, VIII : 266).
Zama (Jama) : En fait, cette bataille a dû être livrée tout près de Naraggara, l'actuelle Sakiet Sidi Youssef, sur la frontière algéro-tunisienne, peut-être dans la plaine du Kef (El Kaf, ancienne Sicca Veneria, cf. cartes). Le nom de Zama nous vient d'une estimation erronée de Cornelius Nepos ( vers - 100 - 25), dans son "Hannibal" (Merlin, 1912).
L'humiliation, les dures sanctions infligées par Rome à la capitale punique ont-elles fait évoluer les conceptions sociales du suffète Hannibal ? Il n'y a rien de certain, mais un certain nombre éléments vont dans ce sens. Entrant en politique dans le parti "démocrate", il est élu en 196, et agit concrètement contre le parti oligarchique. Hannibal a probablement été l'initiateur de cette "opération urbanistique qui aboutit à doter la ville, sur la pente sud de Byrsa, d’un quartier neuf, édifié de toutes pièces, sous forme d’immeubles d’habitations collectives de plans standardisés, sur des terrains jamais lotis auparavant, occupés à l’époque archaïque par une nécropole, plus tard par des aires d’ateliers métallurgiques..." (Lancel, 2000). Des H.L.M avant la lettre, peut-être. Plus connu est le récit de Tite-Live (op. cité, XXXIII), sur la lutte du général suffète contre les fraudes des oligarques, quand il convoque une sorte de questeur s'apprêtant à devenir juge au sortir de sa charge, mais qui ne se présente pas, fort d'une immunité supposée. Hannibal le fait alors arrêter et traduire devant l'assemblée du peuple, bien décidé à « s'en prendre au puissant “ordre des juges" » (Lancel, 2000), jusque-là inamovibles. Dans la foulée, il fait voter une loi renouvelant les juges chaque année, avec un maximum de deux ans d'exercice et entreprend de vérifier les comptes de l'Etat, où il démontre que le recouvrement des pertes subies par l'Etat "par suite de malversations opérées au profit de quelques oligarques" (Lancel, 2000), permettrait de "faire face à ses obligations financières envers Rome sans avoir besoin d’imposer les particuliers" (op. cité). Selon Tite-Live, toujours, Hannibal ne se contenta pas seulement de paroles mais s'y appliqua aussi en actes. Inutile de préciser qu'à partir de là, comme dans toutes les ploutocraties du monde, le bloc des riches se dressa comme un seul homme, allant chercher à Rome du soutien, poussant très rapidement le glorieux général vers la sortie, qui choisira discrètement de fuir. Pour autant, il ne faudrait pas s'empresser d'apposer une étiquette de révolutionnaire au vainqueur de Cannes ( - 216). Comme en Grèce, les élites"démocrates" ne sont pas plus de vrais amis des pauvres que les vrais ennemis de l'oligarchie. Il avait comme les très hauts dignitaires de somptueuses propriétés, dont une "au bord de la mer, entre Thapsus (Ras Dimass) et Acholla (Henchir Boutria) : peut-être au Ras Kaboudia" (Lancel, 2000), où il fait halte avant de quitter son pays. Par ailleurs, cet exil ne le transforme pas en pauvre hère. Il traduit à chaque étape sa condition sociale : A Antioche il est l'hôte et conseiller du séleucide Antiochus III, en Arménie on le dit tracer dune nouvelle capitale, Artaxata, pour le roi Artaxias, et en Bithynie, enfin, il se voit confier par le roi Prusias la réalisation d'une seconde capitale, après Nicomédie, appelée Prusa (Bursa, Brousse).
Mosaïque d'éléphant, de Stat(io) Sabratensium, Sabratha, centre maritime d'affaires, sorte de chambre de commerce avant la lettre.
Ostie, Italie, IIe siècle
A l'époque de l'occupation romaine, au Bas-Empire, il fallait faire partie du gratin aristocratique pour bénéficier, par exemple, de places réservées dans les gradins de l'amphithéâtre de Carthage, le plus grand d'Afrique. Les noms de titulaires étaient, en effet, inscrits dans des cartouches, sur le chaperon chanfreiné du chancel (cancellus, balteus, prœcinctio) palier de circulation qui séparait les premiers gradins (ima cavea, les deux autres groupes étant media et summa cavea). Les noms étaient donc bien visibles et les spectateurs de marque pouvaient les repérer en circulant dans l'allée du podium, ambulatio (texte et photo-ci-dessous, cf. Delattre, 1897). Ces notables étaient, dans ce cas particulier, en majorité des honorati, des curiales (décurions) intégrés dans l'ordre sénatorial par brevet impérial, sénateurs de rang de clarissime (clarissimus) inférieur à spectabile et illustre perfectissime (perfectissimus),
Carthage,
Amphitéâtre romain
Ier-IIIe siècles
gravure du XVIe siècle
Les royaumes berbères
Encore une fois, une part de l'histoire, cette fois celle des premiers royaumes berbères, peut se lire au travers de l'onomastique de la domination et jette une lumière sur les appellations de Numides, de Maures, de Massyles ou de Masaesyles, non pas celle imposée de l'extérieur mais au sein même de la grande famille berbère. Pourquoi les Numides finissent-ils par s'effacer dans l'épigraphie au profit des Massyles ? Pourquoi ces Massyles finissent par faire oublier aussi les Masaesyles, "qui cessent d'être tenus pour Maures quand ils tombent sous l'autorité de Massinissa ?" (Lassère, 2001). C'est "que les noms de ces « royaumes indigènes » ne sont pas ceux des peuples qui les constituent, mais de la tribu qui les dirige." Ici ou ailleurs, le puissant oblitère, rend invisible les plus faibles que lui et l'on voit très bien que d'avoir été dominé soi-même, fût-ce âprement, ne change rien à l'affaire et ne donne pas de grandes leçons de sagesse. A ceux qui détiennent la force et le pouvoir, du moins. Micipsa devient roi des Massyles en pays masaesyle. Après la capture de Jugurtha, l'ancien royaume masaesyle fut donné par Sylla à un Maure allié de Rome qui l'avait trahi, le roi Bocchus Ier (règne de 110 à 91/81, dont une des filles avait épousé Jugurtha), et tous les habitants deviennent maures : "la famille qui donna un chef aux tribus sujettes imposa son nom à l'état naissant" affirme Camps sans réserve (Camps, 1961). Ajoutons à cela le régime de succession agnatique qui place par ordre d'importance et d'ancienneté les frères, les cousins, les neveux du monarque (GLD, "aguellid"), ce qui se pratiquait dans presque toute l'Europe, en Océanie, dans l'Amérique précolombienne, etc. (appelée tanistria, tanistrie, de l'anglais "tanistry") et on comprend comment la royauté (et par extension, un pays entier) "était la propriété d'une famille." (Gsell, 1927). Mais affirmer une forme de pouvoir se confondant avec une famille dynastique ne permet pas, bien entendu, de dire comment était exercé son autorité. Carthage, depuis la fin du IVe siècle, après le dernier Hannonide, Bomilcar, n'était plus dirigée par un roi, mais un suffète, premier magistrat de l'Etat punique, à l'image du consul romain, élu chaque année, et pourtant, ce suffétat, nous l'avons vu, exerçait un pouvoir de fer. Nous l'avons vu avec la pseudo-démocratie grecque et nous le verrons plus tard avec les régimes politiques contemporains : la ploutocratie est soluble dans toutes les formes de pouvoirs qui ont existé, des plus libéraux aux plus despotiques.
Vase (marmite),
tombes numides de Tiddis,
Algérie, IIIe s. av. JC
Comme le fera remarquer Chaker, l'aguellid (agellid) a désigné selon les époques des responsables, des chefs, mais aussi des souverains très puissants (comme pour l'époque qui nous concerne ici), voire même des dieux (Chaker, 1985). Son pouvoir s'apparente au pouvoir féodal, avec des chefs grandes tribus acceptant d'être ses vassaux, ce qui fait dire à Camps que "la souveraineté berbère repose non pas tant sur la propriété du sol que sur la domination des personnes" (Camps, 1960), élément très important de la domination dans le monde amazigh, d'une grande permanence, puisqu'il servira bien plus tard, nous le verrons dans un autre article, la stratégie coloniale française. Mais déjà, le pouvoir romain s'en était largement servi, mettant à mal un système dynastique déjà bien entamé, où "les rois n'exerçaient plus la même autorité sur les chefs des tribus"...."éparses, privées de ce qui avait fédéré leurs relations", Rome distribuant "librement des couronnes, comme le reconnaissent les auteurs romains... (Strabon, XVII, 3, 7 Tacite, Ann. IV, 5, 3 Dio Cass., LI, 15, 6.)" (Lassère, 2010). C'est ainsi, par exemple, que le règlement successoral après la mort du roi Massinissa, en Numidie, sera effectué par le sénat romain (Camps, 1960 : 232).
coloniale : Encore aujourd’hui, beaucoup de de panneaux, de brochures, de cartes, etc., n'indiquent que des noms imposés lors de la colonisation française, telles les villes de Kenitra, Ifane, Azrou, Rabat, Marrakech, Akka, Goulmim, Larache, etc., qui sont des formes francisées de toponymes, dont le nom authentique est bien différent. C'est un exemple de plus des formes de domination invisibilisée, réappropriée par les dominés eux-mêmes au cours de l'histoire.
Le grand tournant historique des Berbères à cette époque a lieu parce que Massinissa tourne le dos à Syphax (Sifaks), roi des Masaesyles, allié à Hasdrubal Gisco, le général Carthaginois, pour rallier Scipion, et devenir roi de la Numidie, en - 203 : "La défaite de Syphax est un événement majeur de l’histoire de l’Afrique : après lui, à part l’épisode de Jugurtha (qui sans doute, à son époque, n’avait guère de chances de succès) ne devaient plus régner en Afrique que des clients du sénat ou de l’empereur." (Lassère, 2010). Et, encore une fois, se mêle à ces conflits de pouvoirs, des stratégies matrimoniales (d'autant plus que les princes berbères, polygames, peuvent avoir de nombreuses épouses) se mêlant ici au romanesque, rendu célèbre par de nombreux littérateurs, peintres ou compositeurs (Mairet, Corneille, Gluck, Jommelli, etc.), quand on sait que la belle et cultivée Sophonisbe, la fille très courtisée d'Hasdrubal Gisco, dut rompre ses fiançailles d'avec Massinissa ( - 206/205) à cause de la nouvelle alliance de son père avec Syphax. Certains historiens pensent même possible que ce dépit amoureux ait été à l'origine du brusque retournement de Massinissa (cf. Stora et Ellyas dir, 1999), comme la beauté et l'intelligence de la princesse avait peut-être décidé Syphax de rompre lui-même son alliance avec Rome. Après la défaite de Syphax, cependant, Massinissa retrouva sa belle carthaginoise et l'épousa le jour même, mais Scipion refusa cette union, trop dangereuse politiquement. Il exigea qu'elle lui soit remise, tout comme les autres prisonniers, et Sophonisbe dut se résoudre à se suicider pour échapper à son malheur, aidée, selon les versions de l'histoire, par Massinissa, lui-même.
Alessandro Allori (1535 - 1607) : Le banquet de Syphax
Banquet offert par le roi de Numidie, Syphax, à Scipion l'Africain
fresque 1578 / 1582
Salle Léon X, Villa Médicis (Villa medicea) "Ambra",
de Poggio a Caiano, Italie
Monnaie or
6.98 g, avers
atelier de Siga,
Bocchus III, r
roi de Maurétanie
† vers - 33
BNF
revers,
avec
écriture néo-punique
Les successeurs de Massinissa et de Bocchus continueront à s'allier régulièrement à Rome et à monter ainsi des Berbères contre d'autres Berbères. Bocchus le Jeune, fils de Sosus, reconnu roi par le sénat de César, secondé par le mercenaire Publius Sittius, combattra Juba 1er (né vers - 85), roi de Numidie (qui possédait un harem dans sa capitale de Zama / Jâma) et les Pompéiens (Coltelloni-Trannoy, 2003). C'est aussi Pompée qui chasse le numide (massyle) Hiarbas du trône pour y replacer Hiempsal II, en - 80.
La romanisation s'accélère, on le voit en particulier au travers de la monnaie de Juba Ier, qui, si elle présente certains traits de culture locale (figures de lion, d'éléphant, du dieu Baal-Hammon, par exemple), représentent des temples de style romain d'inspiration hellénistique et les pièces d'argent "suivent le système pondéral romain et qui, pour la première fois en Afrique, présentent la titulature au droit comme sur les monnaies romaines. Ces monnaies d’argent, à la frappe soignée, suivent le module et le poids des deniers, quinaires et sesterces romains : elles pouvaient donc circuler en Afrique mêlées aux pièces romaines." (Coltelloni-Trannoy, 2003).
Denier de Juba Ier, roi de Maurétanie
Avers : REX IVBA, buste barbu avec Revers : inscription néo-punique
diadèmes et sceptre (SYWB/ HMMLKT), temple octostyle
à l'image du Parthénon.
Argent 3, 69 g Ø 18 mm
vers 48 - 46
Il y a donc une volonté évidente du pouvoir de s'approprier différents traits de la culture de son patronus romain, et de les imposer à l'ensemble de la société, quand bien même celui-ci cherchait à défendre farouchement son indépendance : "il refuse d’accepter des ordres ou mêmes des conseils de ses alliés ; pour montrer son indépendance, il campe et combat à part pendant toute la guerre." (Coltelloni-Trannoy, 2003). Les Romains, César en-tête, sont exaspérés par sa suffisance et lorsqu'il "veut massacrer la population d’Utique, Scipion n’ose pas s’y opposer, mais Caton fait prévaloir son avis (Plut., Caton, 58 ; DC, 42, 57)." (op. cité). De même, avant de quitter Zama, où il avait laissé femmes, enfants et richesse, "il avait fait dresser, sur la place publique, un immense bûcher, annonçant que, s’il était vaincu, il y ferait brûler toutes ses richesses, la population de la ville et lui-même avec les siens, se souvenant sans doute de la mort de souverains orientaux." A son retour, défait avec Lucius Afranius, lieutenant de Pompée, il se verra interdire l'accès à la ville par les habitants (op. cité).
Le pouvoir et le prestige de Rome fera de son successeur, son fils Juba II, roi de Maurétanie, citoyen romain du nom de Caius Iulius Iuba, un excellent ambassadeur de la culture latine. Ramené à Rome dès la mort de son père (il a alors cinq ou six ans), il est du cortège triomphal de César en - 46 à Rome. Il sera donc éduqué à la romaine, devient très cultivé et auteur de différents ouvrages en grec, d'histoire et de géographie, comme λιβυκά /Libyca, dans lequel il traite de la faune, de la flore et de l'histoire de son pays, un autre sur les Assyriens et les Arabica, un traité philologique, Ομοιωτητές (omoiotétès) De Similitudinibus /Similitudes, et d'autres écrits, sur la peinture, le théâtre, etc. Il épousera Cléopâtre Séléné, la fille de Marc Antoine et de Cléopâtre VII, vers - 19, puis, après la mort de celle-ci, la princesse de Cappadoce, Glaphyra, dont il se serait séparé peu après (Landwehr, 2007). D'ailleurs, Octave Auguste, devenu triomphalement imperator en - 29, élèvera dans sa propre famille, par le biais de sa sœur Octavie, épouse d'Antoine, des princes juifs, comme Aristobule et Alexandre, les fils d'Hérode, qui reçut pour cela des territoires, ou encore son petit-fils, Agrippa. De son côté, Caligula fit élever dans la maison de sa grand-mère Antonia des princes thraces comme les futurs Rhoimetalces III, Cotys IX ou encore Polemon II, qui, comme beaucoup de clients de Rome, furent récompensés par l'empereur qui leur confia respectivement la Thrace, l'Arménie mineure, le Pont et le Bosphore. En - 20, Phraate IV, roi des Parthes, adressa "tous ses fils et petits-fils au nouveau maître de Rome." (Coltelloni-Trannoy, 1997). Cette politique, qui concernera aussi Juba II, "devait permettre à l’empereur de former les futurs dynastes des royaumes dépendant de Rome et de s’assurer leur loyauté : les années communes passées à Rome créaient les conditions d’une koinè culturelle et d’une solidarité des princes autour de la famille impériale (Coltelloni-Trannoy, 2003). "La décision de garder et d'élever à Rome certains enfants royaux obéissait à un double dessein : se servir d'eux comme autant d'otages politiques, et laisser à Rome toute latitude pour instaurer à sa guise de nouvelles monarchies alliées." (Coltelloni-Trannoy, 1997). Avec une multiplication de mariages croisés entre familles royales qui recevaient son amicitia, le pouvoir romain renforçait encore son influence sur des territoires d'une grande importance stratégique : "Ainsi Polémon, roi du Pont et du Bosphore, eut pour épouse Dynamis, fille de Pharnace II, puis Pythodoris de Tralles, une petite-fille d'Antoine, qui se remaria plus tard avec Archélaos, roi de Cappadoce et neveu de Mithridate le grand. La fille de ces derniers, Glaphyra, épousa en premier mariage Alexandre, fils d'Hérode, puis son frère, l'ethnarque Archélaos de Judée." (Coltelloni-Trannoy, 1997). Et on ne parle ici que des têtes couronnées : il faudrait y ajouter la pléïade de grands aristocrates dont l'union des familles renforcent le pouvoir et la richesse.
Ceci nous permet de constater aussi une nouvelle fois que le racisme au sens moderne du mot était un sentiment, une notion inconnue à Rome. Comme d'autres princes et notables entrant dans la clientèle de Rome à partir de l'empire, Juba est fait citoyen romain, privilège transmis à son fils Ptolémée, citoyen romain, Caius Iulius Ptolemaus, comme celui envié de battre monnaie, et, de manière plus exceptionnelle encore, des monnaies en or ou aureus, qui "atteste que Ptolémée est prêt à combattre en tant que délégué impérial et à concourir à la pax Romana." (Coltelloni-Trannoy, 1997).
De son côté, le roi de la Maurétanie occidentale, Bogud, frère de Bocchus II, se réfugiait auprès de Marc Antoine. On voit bien là comment une grande partie de la ploutocratie berbère a partie liée avec ses maîtres, adoptant leur culture, leur mode de vie, les imitant, et cherchant à leur ressembler du mieux possible : "Le roi agit à l’image des empereurs, des rois de l’Orient et des notables municipaux, tous se conformant au modèle social dominant depuis l’époque hellénistique, l’évergétisme." (Coltelloni-Trannoy, 2003). Les grandes villes romaines du Maroc actuel, par exemple, "Tanger, Lixus, Sala, Volubilis renferment de superbes œuvres d'art qui témoignent du raffinement et de la richesse des notables désireux d'imiter les colons romains et la cour royale (...) Des études récentes ont montré la formation précoce d'un important noyau romanophile : cette population resta politiquement fidèle à Rome lors de la révolte d' Aedemon ; dans la vie quotidienne, elle s'efforça de s'aligner sur les modes en vogue à Rome et à Caesarea. " (Coltelloni-Trannoy, 1997). D'autre part, il pouvait y avoir un intérêt pour les populations de passer sous le joug romain, pour échapper aux impôts parfois considérables réclamés par les rois berbères. Ce manque à gagner était compensé souvent par des services, en particulier militaires : ce n'était pas par générosité, bien sûr, que les Romains offraient telle ou telle exemption. Sans compter qu'en cas de vacance du pouvoir ou décès du roi, Rome, via ses représentants, s'appropriaient soit de manière publique, soit de manière privée, héritages, fortunes royales, mais aussi le "cheptel humain" (affranchis, esclaves), constitutif de la familia : " L'héritage de Ptolémée fut donc certainement détourné à deux reprises : une première fois par Caligula qui s'empara de la fortune du prince, puis par Claude qui, mettant la main sur les biens de Caligula, devint alors le maître de la familia maurétanienne." (Coltelloni-Trannoy, 1997).
"Convergeaient en Syrie, mais aussi en Egypte, en Numidie et dans les Maurétanies des caravanes qui, outre les produits précieux, étaient chargées d'esclaves en provenance des Somalies, de Transjordanie et d'Orient. A cet égard le marché subsaharien était devenu une spécialité des nomades Blemmyes et des Nobades [populations nubiennes, NDA] qui capturaient des populations noires qui étaient ensuite revendues sur la place commerciale de Méroé d'où des marchands exportaient à leur tour des esclaves en direction d'Alexandrie et de là vers Rome." (Gonzales, 2001).
Juba II rebaptise l'ancienne capitale de Micipsa sous le nom de Iol-Caesarea, un hommage au pouvoir romain dont il n'avait nulle obligation. On retrouve là l'onomastique de la domination, dans le cadre bien courant, nous l'avons vu, de la collaboration entre ploutocrates de pays différents, liés par des rapports d'assujettissement et de subjugation, politique et culturel. Et ne parlons pas de toutes les transformations de la ville qui singent les cités romaines : " Juba II transforme complètement l’ancienne ville punico-libyque en une cité magnifique, où dominent la pierre et le marbre, organisée selon les principes urbanistiques et architecturaux du monde italien" (Coltelloni-Trannoy, 2003) : enceinte, plan des rues, théâtre, amphithéâtre, etc. "En somme, l'un des premiers actes du jeune roi Juba II fut d'ériger un théâtre et l'on ne peut que rappeler la hâte dont fit preuve, à la même époque, un autre souverain client de Rome, à l'extrémité opposée de la Méditerranée : en 19 av. J.-C, Hérode faisait construire un théâtre à Jérusalem, et les années suivantes virent se multiplier à travers la Judée ce type de monument à Samarie, Césarée, Sidon et Damas" (Coltelloni-Trannoy, 1997). D'ailleurs, la riche collection artistique qui décorait les monuments publics ou le palais royal de Juba II reflète-t-elle la culture berbère ? Absolument pas : "les styles représentent les grandes écoles du passé grec – depuis l’époque archaïque jusqu’à l’époque hellénistique – ou les principes de l’art augustéen ; beaucoup étaient importées, mais d’autres étaient fabriquées sur place, par des artistes italiens ou grecs venus avec les architectes." (Coltelloni-Trannoy, 2003). C'est comme si il n'existait plus grand-chose des origines berbères du souverain, et on voit bien que le travail d'acculturation opéré depuis la toute petite enfance par l'éducation, le conditionnement familial des élites, locales puis étrangères, ont structuré de manière profonde sa mentalité complètement imprégnée de la culture gréco-latine. Ses effigies se distinguent par "la disparition des éléments traditionnels numides, encore présents sur les effigies de Juba Ier : le visage est imberbe, à la mode romaine, les cheveux ne sont plus frisés, mais bouclés, selon les normes de l’esthétique gréco-romaine ; les caractères physiques africains n’apparaissent plus..." (Coltelloni-Trannoy, 2003).
Denier de Juba II, roi de Maurétanie
Avers : REX IVBA, buste imberbe, Revers anépigraphe, avec éléphant à la coiffure à la mode romaine. trompe levée.
Argent 3, 26 g Ø 17 mm
vers - 20 + 20
Il en va de même des différentes représentations qui seront faites du prince berbère, mais aussi de son fils Ptolémée, respectant complètement les codes de la propagande politique d'Auguste : "Dans son étude des portraits des rois de Maurétanie, Fittschen part des prémisses suivantes : la politique de l’imagerie d’Auguste, avec son système extensif et réfléchi concernant le maintien au pouvoir, est également valable pour Juba II et pour son fils (...) La fabrication et la diffusion des portraits impériaux étaient soumises à un système rigoureusement organisé." (Landwehr, 2007). Auguste cherche à donner de lui une image perpétuellement jeune et ses "effigies seront ainsi toujours plus idéalisées, et il est resté jusqu’à un âge avancé jeune et beau comme un dieu. Derrière cela, on soupçonne un message qui aurait pu proclamer qu’Auguste apportait et garantissait la prospérité et une paix durable." (Landwehr, op. cité). Copiant en grande partie l'imagerie romaine (sans cacher toutefois complètement les marques de vieillesse), Juba II s'est débarrassé "de tous les signes extérieurs rappelant la tradition numide. Il se montre sans barbe et arbore une coiffure de type grec hellénistique, qu’il porta pendant près de cinquante ans, sans beaucoup de changement. Juba portait comme insigne royal le diadème, usage qui doit être également rattaché à la coutume grecque et, par conséquent, ptolémaïque." (Landwehr, op. cité). De même qu'Auguste "poursuivait une propagande intensive pour sa succession" en faisant fabriquer des "effigies des personnes choisies, dont les portraits étaient adaptés de celui d’Auguste" (op. cité). Juba II fera sa propre propagande de succession et associera dès 21 son fils Ptolémée au pouvoir.
Ptolémée de Maurétanie
marbre, Ier siècle
Aquae Calidae,
auj. Hammam Rhira
Algérie
Musée du Louvre
Paris, France
Juba II
bronze, vers - 25
Volubilis
Musee archéologique de Rabat, Maroc
En corollaire, il faut ajouter les relations directes qu'ont entretenu, à partir du règne Massinissa les royaumes numides avec le monde hellénique, via les échelles puniques tombées aux mains des princes africains. Le pouvoir numide établit une constitution d'une généalogie mythique entre dynasties africaines et héros grecs, à l'établissement d'une géographie, mythique elle aussi, "liant les grandes cités de Maurétanie occidentale (Tingi, Lixus) à la geste héracléenne" (Landwehr, 2007). On peut bien imaginer l'influence profonde qu'opèrent alors au sein du peuple, surtout dans les couches favorisées, toutes ces transformations, toute cette glorification d'une culture étrangère, en lieu et place d'une dynamisation, d'une recherche originale de formes, de principes directement inspirés des cultures autochtones. C'est cette domination acceptée et imposée de l'intérieur dont est souvent coupable le pouvoir ploutocratique dans l'histoire, contre la liberté, l'émancipation et la créativité des peuples. En Thrace ou en Arménie, on assassinait les rois "jugés esclaves de Rome." (Coltelloni-Trannoy, 1997).
Ainsi, les récompenses les honneurs, les titulatures, les privilèges (telles la citoyenneté ou l'émission de monnaie) ne doivent pas faire oublier qui étaient alors les véritables maîtres : L'occupation par les Romains était massive, avec partout des colonies, où l'on pratiquait des "expropriations de terres destinées à lotir les colons", mais aussi des "déplacements de population" (comme ceux de Lixus ou de Tanger vers l'Espagne). Et ne parlons pas des terres royales, dont la colonisation romaine a dû largement profité, "confisquées par le princeps ou accaparées par l'aristocratie sénatoriale : ainsi les grandes propriétés romaines, au Ier siècle de notre ère, s'étendent sur l'ancien royaume de Juba I et sur le territoire de Cirta." (Coltelloni-Trannoy, 1997). Dans ces propriétés, "en particulier autour de Caesarea, où les domaines confisqués de Ptolémée ont dû passer au fisc : on note la présence de grandes familles romaines et les traces d'une exploitation intensive de l'huile, sans doute due à un riche propriétaire, peut-être l'empereur lui-même." (Coltelloni-Trannoy, 1997). Il n'y a bien sûr pas que les Romains qui font des affaires, mais toute cette classe aisée qui collabore si volontiers par intérêt avec l'occupant, à commencer par les princes eux-mêmes. Pline l'Ancien signale, par exemple que c'est Juba II qui est à l'origine de l'exploitation de la pourpre, sur l'île de Mogador : "il n'est pas exclu que, dans ce cas précis, il ait agi en « homme d'affaires », mettant en valeur des ressources qu'il considérait peutêtre comme son bien personnel. Plus largement, les souverains ont joué un rôle essentiel dans le domaine économique, en attirant les négociants mis en confiance et en instaurant des rapports d'amitié avec certains ports; ils se différenciaient peu, en somme, des grands personnages italiens et espagnols qui cherchaient à ouvrir des succursales sur les territoires favorables à leurs activités." (Coltelloni-Trannoy, 1997).
Tout cela ne doit pas faire oublier cependant les révoltes fréquentes de diverses populations, sous forme de razzias, guérillas, brigandages (tumultus, rapinae) et autres latrocinia qu'insupportaient les Romains, attachés aux codes de la "guerre juste", iustum bellum : Maures, Musulames (un groupe important de Gétules), Cinithiens (sans doute Gétules, eux aussi), ou encore Garamantes ont formé une grande coalition ("maure", aux yeux de littérateurs romains), à la tête de laquelle le chef de guerre Tacfarinas, cherchera à reprendre les parties de la Gétulie que lui a fait perdre, entre autres, le punique romanisé, le proconsul de l'Africa Vetus, Lucius Cornelius Balbus Minor, qui avait gagné une grande bataille contre les Garamantes dans leur capitale de Djerma, en - 21. Mais d'un point de vue général, la "majeure partie des territoires gétules, c'est certain, échappait au contrôle des rois; seule une mince frange se trouvait englobée dans la sphère de l'autorité royale d'autant que le mode de vie nomade rendait plus difficile encore toute mainmise effective." (Coltelloni-Trannoy, 1997). Alors, les héros de cette période de l'histoire berbère, les farouches défenseurs des peuples et de la culture amazighs sont ils ces populations nomades très mal connues qui occupent la Gétulie ? Oui, en partie, mais il ne faut pas oublier que même chez ces berbères qui défendaient âprement leur indépendance, le romain Marius, pendant la guerre contre Jugurtha, réussit à recruter "des partisans fidèles à sa cause" et " à l'issue des hostilités, ils reçurent des terres et le droit à la citoyenneté, dons qui assuraient à la fois leur liberté et leur ascension sociale (...) dès lors, les Gétules s'allièrent régulièrement au parti romain qui combattait les souverains auxquels ils étaient soumis" (Coltelloni-Trannoy, 1997). Comme ailleurs, les riches propriétaires, par exemple des Musulames disposant de terres et d'immenses troupeaux, étaient prêts à accueillir les dieux, la langue ou l'onomastique des envahisseurs étrangers, pourvu que leurs intérêts propres soient respectés.
Revenons maintenant à Tacfarinas, qui mena une guerre durant huit ans (17 - 24), contre Ptolémée et son allié romain. Et pourtant, même ce héros berbère n'est pas sans tache, si on peut dire : il a servi plusieurs années, nous dit Tacite comme auxiliaire dans les armées romaines (Annales, vers 98, II, 52 ; III, 20-21, 58 et 72-74 ; IV, 23-26). Et que dire d'Aedemon, affranchi de Ptolémée, de premier rang à sa cour, qui mène une révolte anti-romaine après la mise à mort de Ptolémée par Caligula (qui annexera la Maurétanie en 39) ? Que ses adversaires ne se trouvaient pas seulement parmi les combattants romains "mais aussi la partie la plus romanisée de la population maurétanienne : à Volubilis, par exemple, ville où dès l’époque royale on comptait un grand nombre de citoyens romains d’origine autochtone" (Gascou, 1985). La collaboration des auxilia et des élites berbères ont donc été un précieux atout pour parvenir à la défaite (et sans doute la fin) d'Aedemon : "C’est l’importance de l’appui dont bénéficiait Rome dans les villes indigènes romanisées et le succès de sa politique de romanisation des élites maurétaniennes pendant la période royale qui expliquent, au moins en partie, la rapide défaite d’Aedemon." (Gascou, 1985). La forme de souveraineté choisie par Octave était un protectorat fondé sur l'appartenance à la communauté hellénique : " l'hellénisme servait d'alibi à l'ingérence tacite de Rome et à la présence des négociants italiens, jusqu'au moment où l'annexion ne risquait pas de susciter de troubles graves (...) placer des souverains philhellènes d'origine africaine qui fussent à même de gagner les chefs tribaux et ceux des communautés urbaines à la cause romaine et d'ouvrir progressivement le pays aux influences italiennes ; obtenir d'eux, bien entendu, qu'ils fissent leurs les principes directeurs de la politique extérieure de Rome." (Coltelloni-Trannoy, 1997). Stratégies politiques, là encore, au service des pouvoirs économiques, à travers l'opposition classique rencontrée si souvent dans l'histoire entre villes et campagnes, citadins et ruraux, culture supposée raffinée contre nature qualifiée de grossière, de rustre qui rapproche de manière profonde les sociétés qui s'estiment supérieures, d'où qu'elles viennent, et qui font collaborer les dominés de cette fraction sociale avec l'envahisseur : "L'importance du mouvement spontané qui se dessina dans plusieurs localités de Maurétanie en faveur de Rome prouve que la décision de Caligula répondait à la réalité sociale et politique de la Maurétanie : les citadins et les populations sédentaires, dans leur grande majorité, trouvaient intérêt à rester fidèles à Rome et même à favoriser son implantation effective." (Coltelloni-Trannoy, 1997).
Medracen (Imedghassen, Madghis ou Medghassen)
Tombeau, Mausolée royal du roi zénète Imedghassen ou du roi Syphax.
"Le plus grand et le mieux conservé des monuments « puniques », synthèse architecturale des traditions libyques (bazina à degrés) et des apports gréco-phéniciens (colonnes doriques, gorge égyptienne)." (Camps, 1979)
IVe siècle avant notre ère
Douar Ouled Zayed, commune de Boumia, wilaya de Batna
(chef-lieu éponyme à 30 km environ), Algérie
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