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      CHINE  féodale  ( 1 )    

  « Le peuple lui est comme chien de paille   »

   RELIGIONS  ET   BIEN   COMMUN

Lao-Tseu présentant Confucius enfant au Bouddha Gautama Çakyamuni, image symbolisant les Trois enseignements  : Bouddhisme, Confucianisme et Taoïsme.
                         
                             rouleau peint de Wang Shugu (1669-1730)

                                          
dynastie Qing (1644-1919)

   Introduction

   Le Confucianisme

   Le Taoïsme

   Mencius  :  Un communisme primitif ?

 Mö-Tseu  :  « La considération pour tous »

introduction

Introduction

 

 

La Chine connaît un régime féodal, au moins  depuis le premier millénaire (Granet, 1952) et connaîtra une mutation à l'époque des Royaumes Combattants (vers 443-221), quand s'effondre la dynastie des Zhou (Tchéou). A l'instar de d’autres civilisations antiques, l'Empereur chinois de la haute antiquité distribue domaines (et honneurs) à des vassaux eux-mêmes qui, en des périodes de conflit, se les attribuent parfois eux-mêmes. Tous ces princes sont élevés entre dix et vingt ans dans des collèges qui font leur éducation, entre savoirs et arts de la guerre, ce qui n'est pas sans rappeler l'éducation des jeunes nobles dans beaucoup de civilisations.  Ils sont les maîtres de la multitude chou-jen ("gens du commun") ou sia jen ("gens de peu"), l'équivalent de nos anciens "vilains", qui "ne formaient apparemment vis-à-vis du seigneur qu’une masse taxable, ou, plutôt, qu’une masse exploitée sans merci par les rapines des femmes seigneuriales. La tradition veut, en effet, que l’institution du marché relève non du Seigneur, mais de la Dame." (Granet, 1952). Mais qu'on ne s'illusionne pas sur son statut, la femme chinoise de l'antiquité "ne doit pas se mêler des affaires publiques" (Shi-Jing ou Canon des Poèmes, XIe-Ve siècle avant notre ère, environ) et "malheur à qui épouse une femme audacieuse et forte" (Yi-King, Livre des mutations, IXe-VIe siècle avant notre ère, environ) La Chine est bien sûr très loin d'être la seule en Asie d'asseoir sa société sur des différences de classes. L'esclavage, le pouvoir d'aristocraties guerrières sont un phénomène général dans l'Asie du Sud-Est,  que ce soit dans le Royaume Khmer (Cambodge),  de Corée, du Siam (Thaïlande), d'Annam (Viet-Nâm), sans parler du Japon, exemple fameux très bien illustré pour la période médiévale, par exemple, dans le cinéma de Kurosawa.  La  période des Rois Combattants voit naître la plupart des penseurs chinois célèbres comme Confucius (Kong Qiu, dit Kong fuzi, Kong-Tseu 551-479), fondateur de l'école confucianiste, contemporain de Laö-Tseu, le promoteur du Taoïsme, auteur du Tao Tö King, mais aussi Mozi (Mö-Tseu, Mo Di, Mo Ti, Mi-Tze, vers 475-399), à l'origine de l'école mohiste, Tchouang-Tseu, grand penseur taoïste, ou encore  Mencius (Meng Ke, Meng-Tseu, 372-289) ou Xun Zi (Xunzi, IIIe siècle avant notre ère). La pensée aristocratique sous-tend presque toutes les philosophies chinoises, qui préconisent le respect de normes sociales qui découleraient d'un ordre cosmique dont une des bases est l'inégalité entre les hommes.  Au sein de ces mêmes courants de philosophie classique, ont tout de même apparu des idées de communauté agraire, plus que de communisme primitif, nous le verrons, mais, sauf exception, elles n'ont jamais véritablement remis en cause cette hiérarchie de pouvoirs où les princes forment le sommet et les gens du peuple, comme les paysans, la base. 

Comme dans d'autres civilisations, donc, la pensée d'un monde égalitaire, débarrassé de la recherche égoïste des intérêts personnels, a occupé l'esprit de certains philosophes chinois.  L'une des trois parties du Classique des rites (Lijing, 禮經), composé durant la dynastie des Zhou  (1122-256 av. J.-C.), le Liji (ou Li-Ki, 禮記) ou Livre des rites, a été reconstituée au cours de la dynastie Han  (206 av. J.-C. - 220 ap. J.-C.). L'ouvrage, qui décrit l’étiquette et les rituels suivis par la petite aristocratie des Zhou, lors d'évènements privés (mariages etc.) et publics, contient un paragraphe  instructif sur une vision sociale idéalisée de type confucéen, que beaucoup de philosophes chinois, de différentes écoles, présenteront comme une sorte de paradis perdu  auquel la société doit nécessairement tendre : 

"— Maître, pourquoi soupirez-vous ?

Kuñ-tze (Confucius) répondit :

— Le règne de la grande vertu, les grands hommes des trois dynasties (sont des merveilles) qu'il ne m'a pas été donné de voir, mais vers lesquelles mes pensées se portent sans cesse. Sous le grand règne de la vertu, l'empire était la chose publique. On choisissait, pour le gouverner, les hommes éminents par leur sagesse et leur capacité. On disait toujours la vérité, et on cultivait la bonne harmonie (avec ses semblables. A cette époque là) les hommes ne bornaient pas leurs affections aux parents, ni leurs tendresses aux enfants. Les vieillards trouvaient toujours qui les secourait jusqu'à la fin de leur carrière ; les hommes à la fleur de l'âge trouvaient qui les employait ; les jeunes gens trouvaient les moyens de devenir des hommes ; les veufs et les veuves avancés en âge, les orphelins, les vieillards sans enfants et les infirmes, trouvaient tous qui les nourrissait. Les hommes avaient leur besogne, les femmes leur ménage. Quant aux objets matériels, ceux qu'on n'aimait pas, on les abandonnait (aux personnes qui en avaient besoin), sans les mettre en réserve pour soi. Les choses dont on était capable, on regardait comme fort mauvais de ne pas les faire, lors même que ce n'était pas pour soi. Aussi, il ne se formait pas de projets coupables, et il n'y avait ni voleurs, ni malfaiteurs : la porte extérieure de la maison, même, n'était pas fermée. Voilà ce qu'on appelait La grande union"  (ou Grande Unité, datong). 

 

Li-Ki ou Mémorial des Rites, traduction de Joseph-Marie Callery (1810-1862), Imprimerie royale, Turin, 1853
 

Différents auteurs place ce texte au rang d'utopie, sans remarquer une chose toute simple. Le mot "utopie" est né au XVIe siècle, attaché à la fois à un concept d'une société idéale, désirée mais non encore advenue dans le présent. Les classiques chinois eux, ne s'intéressent pas tant au futur qu'à un glorieux passé qui aurait nimbé les plus antiques dynasties chinoises. Démarche qui évite commodément, d'ailleurs la confrontation au réel, car il est bien difficile, pour ces périodes archaïques, de distinguer la légende de l'histoire. Cette société chinoise idéale ressemble donc plus au concept antique de paradis perdu, repris aussi par la philosophie occidentale,  qu'à une utopie moderne. Ce qui n'empêche pas le cœur du sujet d'être identique, à savoir l"idée d'une société meilleure, plus équitable, préoccupation de tout un pan de la tradition utopique qui imagine comment construire une société pour le bonheur de tous.

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Chine, Livre des Rites,

rédaction XIe-IIIe s,

édition IIIe-IIe siècle

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confucianisme

                      Portrait de Confucius  (Kongzi)          孔子

 

            Encre et couleurs sur papier        33.3  x  24.3  cm 

 

            Album anonyme,  dynastie Yuan,   1279 - 1368 

L’album complet "Bustes des Anciens Grands Hommes Sages et Virtueux" se compose de soixante feuillets. Il comprend 120 confucéens célèbres, depuis la période des Printemps-Automne (770-476 av. J.-C)  jusqu’à la dynastie Yuan. 

                   National Palace Museum, Taipei, Taiwan  

 

Le  Confucianisme

 

 

 

Les fameux "Entretiens" (Lunyu, Louen-yu) de Confucius (Kongzi, Kong Tzeu) parlent beaucoup des nobles, très peu du peuple, pour lequel il affiche parfois un mépris aristocratique (XVI, 9 ; XVII, 23-24) et entérine les distinctions anciennes de classe, où chacun doit tenir son rang, les inférieurs devant le respect aux supérieurs  (I, 6), chefs, préfets, princes, qui mobilisent l'intérêt de Confucius tout au long de son ouvrage. C'est du milieu aristocratique que vient l'homme honorable chinois, l'homme accompli (XIV, 13) loué par le peuple (XVI, 12). Cet homme supérieur lutte, tire à l'arc, doit mourir avec les honneurs (XV, 19), respecte les innombrables rites ancestraux, les actes de bienséances (li), enseigne l'harmonie (XI, 14), tire le meilleur de son prochain (XII, 15), gouverne le peuple par son exemple de droiture et son exemplarité (XII, 16-18 ; XVII, 6), par l'équité et la modération, sans l'accabler cruellement de travail (XX, 2) et en abolissant la peine de mort (XX, 2), trop cruelle. A noter que contrairement, par exemple, à la Grèce de la même époque, le travail contre rémunération n'a rien de déshonorant pour un Chinois de la bonne société (XIV, 1). Comme dans beaucoup d'autres systèmes philosophiques ou religieux, les penseurs auront l'art d'accommoder de belles vertus avec la permanence d'un ordre social bien commode pour les classes supérieures,  tels l'altruisme, le respect mutuel, le devoir d'humanité (ren, jen), l'équité (yi),  le discernement, la sagesse  (zhi) ou encore la bienséance, le sens rituel (li) ou la fidélité, la loyauté (xin). Ainsi, la richesse est bonne quand elle est parée de ces vertus, comme dans la plupart des éducations aristocratiques  du monde (nous la dirions aujourd'hui "honnêtement gagnée"), tandis que la pauvreté se doit d'être heureuse, satisfaite de son sort,  même si on sait que tout le monde l'a en horreur (I, 14-15 ; IV, 5 ; VI, 9) et ne pas l'accepter peut conduire au désordre (VIII, 10).  

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        Confucius,

gouache sur papier,

         vers 1770,

collection Granger,

     Royaume-Uni

 

 

Cette prédominance de la conduite morale est telle que Maître Kong préfèrerait, en toute extrémité, que celui qui gouverne choisisse d'affamer le peuple  plutôt que de perdre sa confiance (XII, 7, Mao Tsé-Toung a retenu la leçon) ou encore que l'honnête homme confucéen recherche la Voie (le Tao, Dao) sans se préoccuper ni des biens matériels ni de la pauvreté. Ce qui n'empêchera pas le Maître de conseiller au prince de Wei d'enrichir son peuple, avant de l'instruire (XIII, 9). Par ailleurs, Confucius n'aurait pas à hésiter à bafouer la morale, à cacher des vérités dérangeantes quand il s'agit de protéger l'honneur du clan, de la famille aristocratique (XIII, 18). On perçoit bien à cette lecture que la doctrine de Maître Kong a de multiples facettes, où la morale bien chinoise rejoint parfois la morale chrétienne, puisque Confucius demande, bien avant Ieshoua (Jésus), d'aimer son prochain (XII, 21) comme soi-même (IV, 15), de ne pas faire aux autres ce que l'on ne veut pas qu'on nous fasse (XII, 2), de s'occuper de ses propres défauts plutôt que ceux d'autrui (XII, 20), ou encore, comme différents philosophes antiques, qui forme des disciples de toute condition (XV, 38). En bon  observateur de la société, Kong Tseu avait compris que les hommes n'étaient ni bons ni mauvais par nature mais que leurs "habitudes de vie" conditionnaient leurs actions, d'où la grande importance de l'éducation (XV, 38 ; XVII, 2) et de la pédagogie. 

Nous aurons donc compris que pour le confucianisme,  la pauvreté n'est pas un problème en soi, et qu'il faut respecter un ordre "naturel" des hiérarchies sociales.

 

Xunzi  ( Siun Tseu)  sera encore plus explicite que Kongzi à ce sujet, en des termes qui ressemblent traits pour traits à ceux qu'emploieront bien plus tard, les promoteurs occidentaux du libéralisme :   

 

"L'égalité entre les positions sociales ne saurait assurer la vie de tous, une égale répartition du pouvoir n'assurerait pas l'unité, que tous se mènerait à ne jamais rien pouvoir faire faire. Il y a le ciel et la terre, il y a une hiérarchie entre le haut (shang) et le bas (xia) et lorsque survint le premier Roi à la claire vision, il occupa le pays et l'organisa ainsi. Deux nobles ne se peuvent servir l'un l'autre, ni deux roturiers s'employer l'un l'autre, c'est là l'ordre naturel. Si tout le monde jouit d'une égale autorité et d'une même position, tous rechercheront et fuiront les mêmes choses, lesquelles ne seront pas en quantité suffisante. Cela engendrera inévitablement des luttes, qui conduiront au désordre et à la misère. Les Anciens Rois avaient le désordre en horreur, c'est pourquoi ils avaient instauré les Rites et l'équité des devoirs rituels, instituant ainsi les différences sociales qui, entre les riches et les pauvres, entre les nobles et les vilains, créèrent une hiérarchie assurant une bénéfique influence réciproque. Telles sont les bases qui permettent à l'Empire de ne manquer de rien. Il est dit dans le Livre des Documents : «Trop d'égalité nuit à l'égalité.» Cela va bien dans le sens de mon propos."

Le Xunzi, IIIe siècle avant notre ère

taoïsme
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     Statuette d'un Immortel taoïste, probablement Lao-Tseu

 

                bronze au plomb            24.1  x  11.4  cm 

 

                Période des Cinq Dynasties, 907 - 960 

             Metropolitan Museum de New-York,  

   

         Le  Taoïsme

 

 

 

La philosophie taoïste, tout en critiquant la sophistication pernicieuse de la tradition confucianiste, ne se dépare pourtant pas de sentiments aristocratiques. Elle  distingue nettement les saints ou les sages, du  peuple, qui, comme dans les philosophies classiques de bien des civilisations, inspire aux élites beaucoup de crainte, de méfiance, et leur dicte toutes sortes de stratégies pour conserver sur lui contrôle et pouvoir. Comme d'autres écoles de pensée, d'Orient ou d'Occident, le taoïsme ne remet pas en cause l'ordre social mais cherche à en limiter les fractures, en particulier par la classique moralisation des richesses : 

   

 "En n'exaltant pas les sages, on empêche le peuple de se disputer.
En ne prisant pas les biens d'une acquisition difficile on empêche le peuple de se livrer au vol.
En ne regardant point des objets propres à exciter des désirs, on empêche que le cœur du peuple ne se troublée.
C'est pourquoi, lorsque le Saint gouverne, il vide son cœur, il remplit son ventre  (son intérieur), il affaiblit sa volonté, et il fortifie ses os.
Il s'étudie constamment à rendre le peuple ignorant et exempt de désirs.
Il fait en sorte que ceux qui ont du savoir n'osent pas agir.
Il pratique le non-agir, et alors il n'y a rien qui ne soit bien gouverné.
"

 

Livre I, chapitre III

 

"Le ciel et la terre n'ont point d'affection particulière. Ils regardent toutes les créatures comme le chien de paille (sacrifice).
Le Saint n'a point d'affection particulière ; il regarde tout le peuple comme le chien de paille (du sacrifice).
"  

 

* objets tressés pour l'enterrement des villageois puis brûlés après les funérailles, symbolisant ici le caractère d'usage éphémère et de peu de valeur.

Livre I, chapitre V 

 

"Si vous renoncez à la sagesse et quittez la prudence, le peuple sera cent fois plus heureux. Si vous renoncez à l'humanité et quittez la justice, le peuple reviendra à la piété filiale et à l'affection paternelle. Si vous renoncez à l'habileté et quittez le lucre, les voleurs et les brigands disparaîtront. (...)  C'est pourquoi je montre aux hommes ce à quoi ils doivent s'attacher. Qu'ils tâchent de laisser voir leur simplicité, de conserver leur pureté, d'avoir peu d'intérêts privés et peu de désirs." 

Livre I, chapitre XIX 

 

              Lao-Tseu, Tao-Te-King, traduction française de Stanislas Julien (1797-1873) Imprimerie Royale, Paris, 1842. 

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Lao-Tseu quitte la Chine sur un buffle avec un étudiant, école chinoise XVIIIe s.

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    Tchouang-Tseu,

"Le rêve du papillon",

peinture de Lu Zhi,

         vers 1550

 

 

 

L'oeuvre composite attribuée au taoïste Tchouang-Tseu (Zhuang Zi), par la voix de Lao-Tan, reprend à son compte l'idée d'un ordre originel de l'univers qu'il ne faut pas contrecarrer, un ordre dans lequel, cela a été dit, une hiérarchie entre les hommes est nécessaire :   

"Les sages rois, dit Lao-tan, couvraient l'empire de leurs bienfaits, sans faire sentir qu'ils en étaient les auteurs. Ils bonifiaient tous les êtres, non par des actions sensibles, mais par une influence imperceptible. Sans être connus de personne, ils rendaient tout le monde heureux, ils se tenaient sur l'abîme et se promenaient dans le néant."

Tchouang-Tseu, chapitre VII, in "Lao-Tzeu, Lie-Tzeu, Tchoang-Tzeu (Luozi, Liezi, Zhuang zi), Les Pères du système taoïste", par Léon Wieger S.J, [Societas Jesu : de la Compagnie de Jésus, ou Jésuite, 1856-1933],  1913, Les Belles Lettres,  édition de 1950

 

"Bien des recettes pour gouverner le monde ont été inventées par différents auteurs, chacun donnant la sienne pour la plus parfaite. Or il s'est trouvé que toutes étaient insuffisantes. Un seul procédé est efficace, laisser agir le Principe, sans le contrecarrer. (...) Plus son union avec le Principe est étroite, plus l'homme est parfait. Les degrés supérieurs de cette union font les hommes célestes, les hommes transcendants, les sur-hommes. Puis viennent les Sages... (...) Enfin les princes appliquent pratiquement ces idées, par leur bonté bienfaisante, leur équité rationnelle, les rites qui règlent la conduite, la musique qui produit l'entente, un parfum de bienveillance qui pénètre tout. (...)  Depuis lors l'engrenage des officiers fonctionna. les affaires suivirent leur cours, le soin du peuple devint la grande affaire, l'élevage du bétail fut encouragé ; les vieillards et les enfants, les orphelins et les veuves, devinrent l'objet d'une grande sollicitude ; tout ce qu'il fallait faire raisonnablement pour le bien commun fut fait.

Tchouang-Tseu, op. cité, chapitre XXXIII

L'harmonie qui  résultait de cet équilibre du Ciel, selon la tradition chinoise, nous l'avons vu, a été ensuite profondément ébranlée : 

 

"Puis vint un temps où l'empire étant tombé dans un grand désordre et étant dépourvu de grands sages, d'autres principes furent inventés,  les discussions commencèrent, et chacun prétendit avoir raison. (...)  La science du Principe étant tombée en oubli, les hommes n’agissant plus que d’après leurs passions, les chefs des diverses écoles s’arrogèrent ce droit de juger et de condamner tout et tous. Ils perdirent de vue l’unité primordiale, qui avait été la grande règle des anciens. Par leurs explications différentes, ils divisèrent en plusieurs la doctrine jadis une de l’empire. 

Tchouang-Tseu, op. cité, chapitre XXXIII

Sur le sujet du bonheur commun, la philosophie chinoise ne partage pas seulement avec la philosophie occidentale le mythe d'une société de nature, mais aussi une morale qui, tout en acceptant l'inégalité des classes, en respectant les valeurs aristocratiques, dénigre les richesses et les honneurs : 

"Le prince de Lou ayant entendu dire que Yen-ho possédait la science du Principe, envoya un messager, lui porter en cadeau de sa part, un lot de soieries. Vêtu de grosse toile, Yen-ho donnait sa provende à son bœuf, à la porte de sa maisonnette. C’est à lui-même que le messager du prince, qui ne le connaissait pas, demanda :

             — Est-ce ici que demeure Yen-ho ?

        — Oui, dit celui-ci ; c’est moi. Comme le messager exhibait les soieries :

     — Pas possible, fit Yen-ho ; mon ami, vous aurez mal compris vos instructions ; informez-vous, de peur de vous attirer une mauvaise affaire. Le messager retourna donc à la ville, et s’informa. Quand il revint, Yen-ho fut introuvable. C’est là un exemple de vrai mépris des richesses."

Tchouang-Tseu, op. cité, chapitre XXVIII

Quand le roi eut recouvré son royaume, il fit distribuer des récompenses à ceux qui l’avaient suivi. Le tour du boucher Ue étant venu, celui-ci refusa toute rétribution. (...) Dans son humble condition, ce boucher a des sentiments sublimes. Offrez-lui de ma part une place dans la hiérarchie des grands vassaux. 

Tzeu-K’i lui ayant fait cette offre, Ue répondit :

        — Je sais qu’un vassal est plus noble qu’un boucher, et que le revenu d’un fief est plus que ce que je gagne. Mais je ne veux pas d’une faveur, qui serait reprochée à mon prince comme illégale. Laissez-moi dans ma boucherie !  (...)  Par deux fois, le roi revient à la charge, de différentes manières, mais le boucher, à chaque fois, fait entendre à peu près la même réponse : 

"Ces paroles ayant été rapportées au roi, celui-ci dit au généralissime Tzeu-K’i :

— Dans son humble condition, ce boucher a des sentiments sublimes. "

Tchouang-Tseu, op. cité, chapitre XXVIII

— Qu’est-ce que l’épée de l’empereur ? demanda le roi...

— C’est, fit Tchoang-tzeu, celle qui couvre tout à l’intérieur des quatre frontières, celle qui s’étend jus que sur les barbares limitrophes, celle qui règne des montagnes de l’ouest à la mer orientale (...) 

—  Qu'est ce que l'épée du vassal ?..
—  C'est, dit Tchoang-tzeu, une arme faite de bravoure, de fidélité, de courage, de loyauté, de sagesse. Brandi sur une principauté, conformément aux lois du ciel, de la terre et des temps, ce glaive maintient la paix et  l'ordre. (...)

 — Et l’épée du vulgaire, qu’est -ce ? demanda le roi... — C’est, dit Tchoang-tzeu, le fer qui est aux mains de certains hommes, qui portent un turban à gland et un pourpoint étroit ; qui roulent des yeux féroces et ont le verbe très haut ; (...)  O roi ! vous qui êtes peut-être prédestiné à devenir le maître de l’empire, n’est -il pas au-dessous de vous, de priser tant cette arme-là ?" 

Tchouang-Tseu, op. cité, chapitre XXX. 

Il existe cependant un passage du Tchouang-Tseu étonnant, où l'évocation du "paradis perdu", ressemble fort à la société de droit naturel de nos philosophes classiques, quand les lois ne témoignaient pas encore des inégalités sociales, quand la culture n'avait pas définitivement pris le pas sur la nature  :

"On loue de même, pour leur génie et leurs inventions, ceux qui imaginèrent la forme de gouvernement moderne. C’est là une erreur, à mon sens. La condition des hommes fut tout autre, sous les bons souverains de l’antiquité. Leur peuple suivait sa nature, et rien que sa nature. Tous les hommes, uniformément, se procuraient leurs vêtements par le tissage et leurs aliments par le labourage. Ils formaient un tout sans divisions, régi par la seule loi naturelle. •En ces temps de naturalisme parfait, les hommes marchaient comme il leur plaisait et laissaient errer leurs yeux en toute liberté, aucun rituel ne réglementant la démarche et les regards. Dans les montagnes, il n’y avait ni sentiers ni tranchées ; sur les eaux, il n’y avait ni bateaux ni barrages.
Tous les êtres naissaient et habitaient en commun. Volatiles et quadrupèdes vivaient de l’herbe qui croissait spontanément. L’homme ne leur faisant pas de mal, les animaux se laissaient conduire par lui sans défiance, les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on regardât dans leur nid. Oui, en ces temps de naturalisme parfait, l’homme vivait en frère avec les animaux, sur le pied d’égalité avec tous les êtres. On ignorait alors heureusement la distinction rendue si fameuse par Confucius, entre le Sage et le vulgaire. Egalement dépourvus de science, les hommes agissaient tous selon leur nature.

Egalement sans ambition, tous agissaient simplement. En tout la nature
s’épanouissait librement.

 

C’en fut fait, quand parut le premier Sage. A le voir se guinder et se tortiller rituellement, à l’entendre pérorer sur la bonté et l’équité, étonnés, les hommes se demandèrent s’ils ne s’étaient pas trompés jusque là. Puis vinrent l’enivrement de la musique, l’entichement des cérémonies. Hélas ! l’artificiel l’emporta sur le naturel. Par suite, la paix et la charité  disparurent du monde. L’homme fit la guerre aux animaux, sacrifiés à son luxe. Pour faire ses vases à offrandes, il mit le bois à la torture. Pour faire les sceptres rituels, il infligea la taille au jade. Sous prétexte de bonté et d’équité, il violenta la nature. Les rites et la musique ruinèrent le naturel des mouvements. Les règles de la peinture mirent le désordre dans les couleurs. La gamme officielle mit le désordre dans les tons.

Au temps du vieil empereur Ho-su, les hommes restaient dans leurs habitations à ne rien faire, ou se promenaient sans savoir où ils allaient. Quand leur bouche était bien pleine, ils se tapaient sur le ventre en signe de contentement. N’en sachant pas plus long, ils étaient parfaitement simples et naturels. Mais quand le premier Sage leur eut appris à faire les courbettes rituelles au son de la musique, et des contorsions sentimentales au nom de la bonté et de l’équité, alors commencèrent les compétitions pour le savoir et pour la richesse, les prétentions démesurées et les ambitions insatiables. C’est le crime du Sage, d’avoir ainsi désorienté l’humanité."

Tchouang-Tseu, op. cité, chapitre IX. 

Comme d'autres œuvres de l'antiquité chinoise, le Tchouang Tseu se montre plus préoccupé par l'idée de désordre, de rupture d'une unité primordiale, que des inégalités sociales qui en ont découlé. En effet, ce qu'il déplore avant tout, c'est l'effacement de la nature par l'invention de la culture, du savoir, rendus responsables, par l'intermédiaire des sages, de tous les malheurs des hommes.  Le reste du propos du Tchouang Tseu montre bien qu'il ne s'agit pas de renverser l'ordre social pour retrouver une égalité primordiale, mais, au travers de la condamnation de l'ambition, de la richesse, du luxe, en particulier, de moraliser les puissants pour en faire de bons gouvernants sur le modèle idéal ancien.  Un autre penseur taoïste, Yang Zhou (Y. Zhu, Zhi, Chu, Tchou, actif vers - 350), a développé un paradoxe par lequel "les bienfaits, et surtout les « distributions », apportent la « gloire ». Celle-ci mène au « gain », grâce au respect gagné. L’aspiration au gain est accompagnée par la violation des droits des autres hommes, le « litige » ; le « bienfait » se transforme en mal..."   (Chesneaux, 1979)

mencius
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                    Portrait de Mencius   

 

                           孟軻

 

               Encre et couleurs sur papier       

 

                     33.3  x  24.3  cm 

 

                Album anonyme, 

                dynastie Yuan,   1279 - 1368 

          National Palace Museum,

                Taipei, Taiwan  

                Mencius :  

 Un communisme primitif ?  

 


         Selon Mencius (Meng Tzeu, Meng Ke, Mengzi),  la Chine des Hia et des Tcheou avait été très communautaire :  "Les Tcheou ont décidé que chaque famille aurait cent arpents, que le travail se ferait en commun, et que le partage serait égal. (Dans le territoire propre de l’empereur, dix familles associées cultivaient ensemble mille meou ; en-dehors de ce territoire, huit familles cultivaient ensemble neuf cents meou. Elles donnaient la dixième partie des produits à l’État, et se partageaient le reste entre elles également).

Mencius, Oeuvres, dans  "Les Quatre livres [la Grande Étude, l’Invariable Milieu, les Entretiens de Confucius et de ses disciples, et les Œuvres de Meng tzeu] avec un commentaire abrégé en chinois, une double traduction en français et en latin et un vocabulaire des lettres et des noms propres" par Séraphin Couvreur (1835-1919),  Ho kien fou : Impression  de la mission catholique , 1895  :   III, I, 3.  

       meou    :   Le mu ( 亩) est une unité de surface utilisée en Asie correspondant à environ 1/15 d'hectare, soit environ 666,67 m². 

Cette idée de communauté agraire est certes opposée à une société égoïste, basée sur les intérêts privés, mais elle demeure bien différente de la société communiste où tous les membres participent au travail commun, sans aucune hiérarchie sociale. Ici, la partition aristocratique demeure, et ce sont toujours les paysans, socialement inférieurs, qui nourrissent les seigneurs, prétendument supérieurs. Et toute l'oeuvre de Mencius, comme chez la plupart des lettrés chinois pendant des siècles, véhicule ces valeurs aristocratiques, issues d'une très antique hiérarchie cosmologique du monde chinois  :

"Quand les supérieurs ont une chose à cœur, les inférieurs ne tardent pas à l’aimer."

 

Mencius, op. cité III, I, 2

"Les écoles ont toutes pour but de faire bien connaître les devoirs mutuels des hommes. Lorsque, par le soin des supérieurs, ces devoirs sont bien connus, les hommes du peuple s’aiment entre eux."

Mencius, op. cité,  III, I, 3

"Si les hommes de lettres faisaient défaut, il n’y aurait personne pour gouverner les campagnards. Si les travailleurs de la campagne faisaient défaut, il n’y aurait personne pour fournir aux hommes de lettres les choses nécessaires.  Dans les campagnes (loin de la capitale), exigez la neuvième partie des produits, en faisant cultiver un champ commun par huit familles.  Ceux qui dans un village cultiveront le même tsìng, [jing] seront toujours ensemble, partout où ils iront. Ils partageront entre eux le soin de la défense et des veilles. Dans les maladies ils se prêteront un mutuel secours. Ainsi tous les habitants s’aimeront et vivront en bonne intelligence. Un stade carré formera un tsìng de neuf cents arpents. Au milieu sera le champ commun. Huit familles posséderont en propre chacune cent arpents. Elles cultiveront ensemble le champ commun, et ne se permettront de faire leurs travaux particuliers que quand les travaux communs seront terminés. (Elles cultiveront le champ commun, dont les produits seront pour les officiers, avant de cultiver les champs particuliers), il y aura ainsi une différence entre les travailleurs de la campagne (et les hommes de lettres)."

Mencius, op. cité III,I, 3

On remarquera que le raisonnement captieux est exactement du même type que celui employé par les philosophes de la pensée libérale en train de se former, aux XVIIe et XVIIIe siècles, arguant du fait que les classes sociales sont complémentaires, nécessaires l'une à l'autre. Ce passage est souvent interprété très abusivement comme un communisme primitif :

 

"Ce mythe utopique du communisme agraire, du Jingtian, sera extrêmement vivace en Chine, jusqu’en plein XXe siècle. Les premiers marxistes y virent la version chinoise du « communisme primitif ; les tenants du « mode de production asiatique » s’en réclamèrent vers 1930."  (Chesneaux, 1979)

Non seulement les familles ont chacune des terrains particuliers, mais de plus, le champ commun est cultivé par les paysans au bénéfice des seigneurs, le prince en tête, qui plus est de manière prioritaire par rapport aux champs familiaux. 

 (Tch’enn Siang dit) : 

— Si l’on suivait les principes du philosophe Hiù, sur le marché les prix seraient fixes ; dans tout le pays on ne verrait plus de fraude. Un enfant haut de cinq pieds (d’un mètre) pourrait aller au marché ; personne ne le tromperait. La toile de chanvre et le plus beau tissu de soie, à quantité égale, se vendraient au même prix. Le chanvre brut et le chanvre nettoyé, la soie fine et la soie grossière, à poids égal, se vendraient au même prix. Les différents grains, à quantité égale, se vendraient au même prix. Tous les souliers, à grandeur égale, se vendraient au même prix. 

 

L’inégalité, répondit Meng Tzeu, est inhérente à la nature même des choses. Il en est qui valent deux fois ou cinq fois plus que d’autres ; certaines valent dix fois ou cent fois plus, et même mille fois ou dix mille fois plus. Les mettre toutes sur la même ligne, c’est troubler l’univers. Si les souliers, grands ou petits, se vendaient tous au même prix, qui voudrait en faire de grands ? (Et si les souliers, bons ou mauvais, étaient au même prix, personne n’en ferait de bons). Si les hommes suivaient les principes du philosophe Hiu, le courant les entraînerait tous à se tromper les uns les autres : La société pourrait-elle être gouvernée ? "   

 

Mencius, op. cité III,I, 4

 

Exemple instructif, en ce sens que, comme depuis l'antiquité jusqu'aujourd'hui, le débat sur l'économie fonde tous ses arguments théoriques au moyen d'une logique marchande, où les biens ne peuvent s'obtenir que par un moyen étalonné de paiement et d'échanges  que l'on possède. Les économistes n'ont d'autre base pour fonder tout leur système. On a donc ici un exemple emblématique, non pas du caractère impossible de l'égalité économique, mais de son impossibilité de survenir  dans un système fondé à la fois sur cet étalon (devenu la monnaie) et l'infinité de capacités inégales pour l'obtenir. Par ailleurs, le deuxième paragraphe montre bien que l'inégalité économique n'est que l'envers d'une même pensée, qui a décidé, ontologiquement, de la destinée inégale des êtres.  

mo-tseu

                Mo-Tseu :

« La considération pour tous »  

                         

Si la pensée de Mozi (ou encore, Moti, Mi-tze) possède des traits particuliers, qui lui confère une place particulière dans la philosophie chinoise ancienne, force est de constater qu'il respecte avant tout sa tradition aristocratique. Le fameux amour  universel de Mo-Tseu procède avant tout, suivant la tradition, de la volonté du Ciel, qui ne ferait aucune exception parmi les hommes : 

 "L'action du ciel s'étend à tout et n'a point d'égoïsme, de caprice. Sa générosité est infinie et ne connaît point les faveurs spéciales : sa lumière est perpétuelle et ne défaillit point, c'est pourquoi les saints rois le prennent pour modèle et pour règle. (...)  Qu'est-ce que le ciel désire ? Qu'est-ce qui lui est odieux ? Il désire que les hommes s'entr'aiment et se fassent du bien les uns aux autres. Il ne veut pas qu'ils s'entre-haïssent et se nuisent. 

Comment sait-on qu'il aime ou déteste ces choses ?

Par ce qu'il embrasse tout dans un même amour, dans une même faveur. Et comment sait-on qu'il fait cela ? Par ce qu'il conserve et entretient tous les êtres sans exception. Pour lui il n'y a ici bas ni grands ni petits royaumes ; tout est cité du Ciel. Pour lui il n'y a ni enfants ni hommes faits, ni riches ni pauvres, ni grands ni petits, tout est serviteur du ciel. Ses biens terrestres sont pour tout le monde, il ne les refuse à personne.

C'est pourquoi il est dit : Ceux qui aiment et aident les autres, le ciel les comble de bénédictions. À ceux qui les haïssent ou leur nuisent il envoie des calamités, l'infortune. "

Mi-Tze, Le philosophe de l'amour universel, traduction française de Charles de Harlez (1832-1899),  vers 1890-99,  chapitre IV.  

Le philosophe n'entend pas révolutionner les structures sociales. En moraliste, comme le philosophe chrétien de la charité évangélique, il indique que la voix de l'amour universel est la voie du Ciel, qui ne fait pas de discrimination entre les hommes selon leur condition, n'hésitant pas à invoquer la menace du courroux céleste, pour tous ceux qui ne s'y conformeraient pas.  En corollaire, la morale n'hésite pas à faire appel au roman national pour la soutenir : 

"Les saints rois de jadis, Yu, Tang, Wen et Wou aimaient toutes les familles, tout le peuple d'ici bas et leur faisaient respecter le ciel comme servir les esprits et, de cette manière, ils procuraient aux hommes des grands biens. (...)

Les tyrans Kie, Sheou, Li et autres haïssaient le monde et le poussaient à braver le ciel, à négliger les esprits ; ainsi ils nuisirent aux hommes. Le ciel les accabla de maux, leur enleva le trône. Ils périrent avec leurs familles et ils devinrent la risée du monde. Ainsi les uns obtinrent le bonheur en pratiquant le bien ; les autres furent livrés au malheur pour avoir fait le mal."  

Mi-Tze, op. cité, chapitre IV

Encore plus que les autres philosophes,  Mo-Tseu veut prévenir, au plan social, des grands déséquilibres, et éloigner en particulier le spectre des temps de disette, où "les gens qui meurent de faim ou se tuent de désespoir sont très nombreux."  Pour cela, sa recette de gouvernement, sur le modèle idéalisé de l'histoire, encore, n'est pas très originale : "Dans la haute antiquité les saints rois surent faire cultiver et récolter des céréales en abondance et prévenir les effets de sécheresses ou des pluies trop abondantes. Pour cela ils mettaient tous les moyens en œuvre au temps voulu et pour leur propre entretien ils usaient d'une grande économie."  (Mi-Tze, op. cité., chapitre V).  C'est finalement en réclamant la solidarité entre classes sociales, que Mo-Tseu souligne sa conformité avec l'ordre aristocratique  de la société,  que ce soit en temps de disette ou en des temps plus   cléments  :

"Alors le prince n'use plus de son grand service de table et diminue ses repas. Les officiers supérieurs font écarter leurs instruments de musique. Les shis ne vont plus aux écoles. À la cour du prince on ne porte plus de fourrures précieuses. Les hôtes des princes, les ambassadeurs ne reçoivent plus que le menu d'un déjeuner ; plus de dîners complets. On va en char à deux chevaux. On ne sarcle plus les chemins ; on donne une nourriture simple aux chevaux. Les épouses secondaires ne portent plus de robes de soie."

"Quand les chefs ne mettent point de bornes à leurs jouissances, les inférieurs ne voient point de terme à leurs peines."

Mi-Tze, op. cité., chapitre V

Maitre Mo veut que la pratique de la vertu d'humanité (ren)  soit utile, qu'elle "s'emploie à promouvoir l'intérêt général et supprime tout ce qui peut lui nuire." Accusant les confucéens de ne penser "qu'à s'en mettre plein la panse", il pointe du doigt les effets néfastes des excès d'opulence des riches au détriment des pauvres  :

"Jadis les peuples n'avaient que des aliments grossiers, sans préparation. Les saints rois firent cultiver les champs et les arbres à fruits pour assurer à l'homme une nourriture convenable. Elle suffisait pour entretenir la force vitale, fortifier le corps, suppléer à ce qui leur manque. Les dépenses étaient modérées, les richesses du peuple épargnées. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. On épuise le peuple pour le luxe de table des grands, il faut à ceux-ci des mets recherchés, des porcs entretenus dispendieusement, des poissons rôtis, des tortues. Les grands princes ont cent plats sur leur table, les petits en ont dix. Les mets délicats occupent un espace de dix pieds en carré. Ils sont si nombreux que l'œil ne peut tout voir, la main ne peut tout tenir, la bouche ne peut tout goûter. En hiver on emploie la glace ; en été les couvercles.

Les grands imitent les princes et pressurent les pauvres, les abandonnés. Les princes ne peuvent éviter les troubles. S'ils le veulent, ils doivent modérer leurs dépenses, le luxe de leurs tables. (…) 

Les maîtres d'aujourd'hui agissent tout différemment. Les chars et les vaisseaux qu'ils construisent ne sont faits que pour eux et ils dépouillent les peuples pour les orner. Les femmes doivent y consacrer. le produit du filage, du tissage ; les hommes y perdent le fruit de la culture. Le peuple a froid et faim. Les grands imitent les princes ; les peuples en souffrent cruellement. De là naît une grande corruption, une foule de crimes qui se commettent et de supplices qu'ils entraînent et le royaume est plongé dans le trouble. Quel que soit le désir contraire du souverain, il ne peut y remédier." 

 

Mi-Tze, op. cité., chapitre VI

Comme beaucoup de philosophes anciens et modernes, d'Orient ou d'Occident, c'est à la moralisation de la richesse, à la tempérance des riches eux-mêmes, qu'il appelle pour retrouver une paix sociale conforme à l'idéal aristocratique. 

Le philosophe ne renverse pas la table, mais il met quand même les pieds dans le plat de Confucius, et pousse plus loin que d'autres la solidarité sociale,  en partie, peut-être, de par ses origines modestes, du côté de l'artisanat. Il n'aura pas de mots assez dur contre Confucius, contre ses goûts de luxe, son obsession des rites qui parasitent toute la société, en particulier ceux qui touchent les enterrements somptuaires et les temps prolongés des deuils, qui empêchent les gens de travailler sur une longue période (et qui pénalisent donc ceux qui ont besoin de travailler pour vivre). Maître Mo a des accents de réformateur social, il veut susciter ce qu'on traduit souvent par "amour universel" (jian ai, 兼愛),  mais ce registre des sentiments est assez éloigné de la philosophie mohiste et, pour les chercheurs Anne Cheng ou Nicolas Zufferey, on devrait plutôt parler, de "préoccupation impartiale" (Cheng, 1997) ou encore de "considération pour tous"   (Zufferey, 2008),  au-delà du cercle restreint de la piété filiale des  confucianistes  :

"Supposons que chacun ait de la considération pour tous, prenant soin des autres comme de soi-même. Pourrait-il demeurer une seule personne dépourvue de piété  filiale ? Quand chacun considère son père, son frère aîné et son empereur comme lui-même, vers qui peut-on diriger tout sentiment d'infidélité ? Où pourrait-il demeurer alors une personne indifférente aux autres ? Quand chacun considère son frère cadet, son fils et son ministre comme lui-même, vers qui porter son ressentiment ? Par conséquent, il n'y aura plus alors de sentiment opposé à la piété filiale ou au contentement mutuel. Demeurera-t-il alors des brigands et des voleurs ? Quand chacun considère les autres familles comme sa propre famille, qui continuera de  dérober ? Quand chacun considère les autres personnes comme sa propre personne, qui volera ?

Par conséquent, il n'y aura plus ni brigands ni voleurs. Pourrait-il persister des troubles au sein des ministères ou des invasions perpétrées dans les États seigneuriaux ? Quand chacun considère la maison des autres comme la sienne propre, qui sera encore fauteur de  trouble ? Quand chacun considère les autres Etats comme le sien, qui se mettrait à envahir les uns ou les autres ? Il n'y aurait donc plus de troubles dans les ministères ni d'invasion parmi les États seigneuriaux."  

Mozi,  Livre IV, I, 4,  traduit du Chinese Text Project

Se référant régulièrement à la sagesse des plus anciens empereurs de Chine, Mozi cherche à faire profiter le peuple entier de la prospérité obtenue par la concorde et la considération générale, qui porte au-delà du cercle familial et des ancêtres si chers au confucianisme traditionnel et entend la société comme une grande famille universelle : il y a donc bien des traits de la pensée mohiste proches de la doctrine chrétienne relative à la fraternité, à la charité.  Par ailleurs, Mo-Tseu  accompagne ces principes humanistes de mesures politiques et économiques attachées à une vision éclairée de gouvernement,  comme la préconisation d'une solide défense (armée, fortifications, etc.), en guise de  "force de dissuasion" ou en récompensant le travail et le talent individuels, par la promotion sociale. Mais là encore, comme pour beaucoup de réformateurs les plus modernes, ce sont de nouvelles inégalités, pour partie naturelles (le don, le talent personnels)  qui justifient les hiérarchies entre les homme et ne permettent pas de penser le bien-être social comme véritablement  partagé par tous. Mo-Tseu promeut donc un système de classes comparable à celui des sociétés modernes, qui récompense les hommes en capacité de développer leur talents et sanctionne ceux  qui ne sont pas en position d'en tirer parti (par leur naissance, leur éducation, etc.), sans prendre en compte ce que nous appelons "l'inégalité des chances" :

 

"Jadis les anciens rois dans leur gouvernement, distinguaient la vertu et honoraient les sages ; qu'il s'agît d'agriculture ou d'art, ils élevaient tous les hommes de capacité. Les dignités élevées, les forts émoluments doivent être en rapport avec les choses. Si la dignité n'est pas honorée, élevée, le peuple ne la respectera pas, si les émoluments ne sont pas considérables, le peuple n'aura pas confiance dans le dignitaire. Si les ordres ne sont pas péremptoires, le peuple ne les craindra pas. Tout cela doit être confié aux sages. Et agir de la sorte ce n'est pas favoriser les sages. C'est désirer que les affaires soient faites convenablement.

On doit en conséquence, distinguer les choses d'après les capacités, confier les affaires selon les fonctionnaires ; fixer les rétributions d'après les mérites ; délimiter les charges et répartir les émoluments convenablement. Car quand les magistrats n'ont pas un rang bien déterminé et constant le peuple n'a point de terme à sa mésestime.

Élever les hommes capables, abaisser les inhabiles ; promouvoir la justice et étouffer toute rancune privée, c'est ce que l'on enseigne constamment."

 

Mozi, op. cité,  chapitre VIII

Xunzi (Siun-Tseu, IVe-IIIe siècle) voyait dans cette pensée tendant à l'égalitarisme une menace pour l'autorité des supérieurs :

"À l’époque actuelle, il y a des gens qui ornent des doctrines perverses et embellissent des enseignements vils, de sorte qu’ils perturbent et désordonnent le monde entier. Leurs arguments exagérés, tordus et trop subtils font que tous ceux qui sont sous le Ciel sont confus et ne savent pas où le bien et le mal, l’ordre et le désordre sont contenus. (...) Certains de ces hommes ne comprennent pas les échelles appropriées pour unifier le monde et établir des États et des familles. Ils élèvent des résultats concrets et l’utilité, et ils exaltent la frugalité et la retenue. Mais ils ont du dédain pour les rangs et les classes, et ils n’ont donc jamais été en mesure d’accepter des distinctions et des différences, ou de faire la distinction entre le seigneur et le ministre. Néanmoins, ils peuvent citer des preuves pour maintenir leurs points de vue, et ils obtiennent un ordre raisonné dans leurs explications, de sorte qu’il suffit de tromper et de confondre les masses insensées."

Xunzi, chap. VI, Critique des douze maîtres ("Against the Twelve Masters"), traduction originale anglaise de Eric L. Hutton, Princeton University Press,  2014. 
 

 

Il faut donc relativiser l'aspect révolutionnaire de la pensée mohiste, en cela qu'elle reste attachée à la pensée ancienne chinoise de la rétribution du Ciel "qui récompense les méritants et punit les cruels", et contrairement à la conviction confucéenne que l'homme est perfectible, la pensée mohiste, comme celles des Légistes, n'y croira pas et réclamera un contrôle social strict de la société, du haut vers le bas, car c'est l'empereur qui tient du Ciel sa justice, en inspirant l'obéissance de ses sujets ou encore la peur du châtiment (inspirée par des fantômes, des génies), en supprimant ce qui n'est pas vital pour l'individu, mais qui pourtant participe à son développement spirituel, comme les arts somptuaires, la musique de cour en particulier.  Mencius a bien perçu les dangers de ce monde proposé par Mozi où l'homme ne finirait par agir sans réflexion, uniquement en fonction des récompenses ou des châtiments promis.  Le taoïste Tchouang-Tseu le critiquera aussi sur des points de détail qui montrent bien le caractère aristocratique des penseurs taoïstes  (pratique des arts, de la musique, etc), sans jamais évoquer la misère sociale dont les taoïstes ne se sont jamais véritablement préoccupé. 

On connaît la fin de l'histoire : les Mohistes sont tombés dans l'oubli et les Confucianistes ont connu la gloire que l'on sait.

                   

                      BIBLIOGRAPHIE 

 

 

 

 

 

    CHENG Anne, 1997,  "Histoire de la pensée chinoise". Paris Seuil 1997

CHESNEAUX Jean, 1979,  "Chapitre premier, Les traditions égalitaires et utopiques en Orient", Dans Histoire générale du socialisme (1), direction Jacques Droz, Presses Universitaires de France (PUF), pages 25 à 53. 

ZUFFEREY Nicolas, 2008, Introduction à la pensée chinoise. Paris, Marabout. 

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