Le théologien et pédagogue Morave Jan (Jean) Amos Komenský, dit Comenius (1592-1670), est connu pour avoir fait un pas décisif et radical dans la reconnaissance de l'égalité intellectuelle entre les hommes et les femmes et promu une éducation sans distinction de richesse ni de sexe. Cependant, nous allons voir que ses propos sur le sujet ne sont pas dépourvus de contradiction ou d'ambiguïté sur le sujet. Comenius appartient à la mouvance hussite de l'Unité des Frères Tchèques ou Frères de Bohême, qui lui confiera en 1614 les rênes de l'école de Přerov, avant de devenir pasteur et de se voir confier la conduite de la paroisse de Fulnek en 1616.
A une époque où la plupart des penseurs, catholiques surtout, ont, une vision très négative de l'enfance, Comenius, avec un certain nombre de ses amis, ont initié une sorte de révolution pédagogique, dont Charles Webster a bien montré la place centrale qu'occupait Samuel Hartlib (dont on a cru longtemps qu'il avait écrit le récit utopique sur le Royaume de Macarie (cf. Utopies sociales, Hartlib/Plattes). Malgré ses positions conservatrices en matière de classes sociales déterminées, il a transmis ou partagé, entre autres idées, celle d'une éducation nationale pour les deux sexes ou celle d'un lien de causalité entre niveau d'éducation et niveau social. Il a dynamisé un petit groupe autour de lui (que les chercheurs ont surnommé Hartlib cercle, "le cercle de Hartlib", dont faisait partie Comenius, mais aussi le pasteur écossais John Dury, John Milton, (cf. aussi LEVELLERS) qui lui a dédicacé son Tractate on Education, en 1644, ou encore Gabriel Plattes : pour les trois premiers, Webster répertorie près de cinquante ouvrages de pédagogie en lien avec Hartlib.
"L'état de l'enfance, l'état le plus vil et le plus abject de la nature humaine après celui de la mort" (Opuscules de vérité, n°69-70 de Pierre de Bérulle, 1575-1629), fondateur de la Société de l'Oratoire. Ce n'est pas mieux pour Pascal, Bossuet ou François de Sales (1567-1622), qui affirme que, "pendant notre enfance, nous sommes comme des bêtes, privés de raison, de discours et de jugement" (Sermon pour le jour de la Nativité de Notre Dame). Pourtant, si la pensée de Comenius se fonde à la base sur la théologie, sa réflexion pédagogique et les applications qu'il en tire sont le fruit d'une réflexion pratique souvent pertinente et bien en avance sur son temps.
Ce qui est vrai de la pédagogie ne l'est pas forcément pour la science, à propos de quoi René Descartes avance que Comenius "semble vouloir trop joindre la religion et les vérités révélées, avec les sciences qui s’acquièrent par le raisonnement naturel" (lettre de 1638, in Œuvres, par André Bridoux, Paris : Gallimard, coll. de la Pléiade, p. 1018). A ce sujet, on peut citer "l'Abrégé de physique, réformée selon la lumière divine", qui en est une bonne illustration et qui montre les limites rationnelles de l'auteur sur le sujet.
C'est le chapitre IX de l'Opera Didactica Omnia (par la suite appelée Didactica Magna) qui nous intéresse ici, oeuvre qui compile les œuvres pédagogiques de l'auteur écrites entre 1627 et 1657, année de sa parution. Ledit chapitre commence par ses mots, qui ont plusieurs siècles d'avance sur la généralisation de l'école publique :
"1. Tous les enfants, nobles ou roturiers, riches ou pauvres, garçons ou filles de toutes les villes, cités, villages et hameaux doivent être admis dans les écoles ; voilà ce dont il faut se convaincre"
Le paragraphe 4 est aussi novateur, car il donne aux plus faibles, à ceux qui ont un handicap intellectuel, toute leur place à l'école, ce qui fait de Comenius un précurseur, aussi, d'un droit pour tous à l'éducation, faisant de l'école une "armée scolaire" où se mélange "conscrits et vétérans, faibles et robustes, indolents et vaillants" :
"4. Il n’y a pas non plus d’obstacle à ce que certains semblent naturellement éteints et stupides (hebetes), car cela rend plus impératif la culture universelle de ces intelligences. Plus la disposition de tout homme est lente et faible, plus il a besoin d’aide, pour qu’il puisse se débarrasser de son apathie et de sa stupidité autant que possible. On ne peut pas non plus trouver un homme dont l’intellect est si faible qu’il ne peut être amélioré par la culture".
Opera didactica omnia (ou Didactica Magna, "La Grande Didactique"), Amsterdam, 1657, chapitre IX, "Les enfants, tout sexe confondu, doivent être envoyés à l'école", traduit de la version anglaise de Maurice Walter Keatinge, 1907 :
De même, le paragraphe 5 exprime sur l'intelligence des femmes et leur droit à l'éducation des positions radicalement nouvelles pour l'époque :
"5. On ne peut pas non plus donner de raison suffisante pour que le sexe plus faible (pour donner un conseil sur ce point en particulier) soit totalement exclu de la recherche de connaissance (que ce soit en latin ou dans sa langue maternelle). Elles aussi ont été créées à l'image de Dieu, et partageront avec lui, par sa grâce, le Royaume à venir. Elles sont dotées d’une acuité d'esprit et de capacité de connaissance égales (et même souvent supérieure à celle du sexe opposé), et elles sont capables d’atteindre les positions les plus élevées, car elles ont souvent été appelés par Dieu Lui-même à régner sur les nations, à donner des conseils judicieux aux rois et princes, à l’étude de la médecine et à d’autres choses qui profitent à la race humaine, même la charge de prophétie et de réquisitoires contre les prêtres et les évêques. Pourquoi, par conséquent, devrions-nous leur apprendre l'alphabet pour les tenir ensuite éloignée des livres? Craignons-nous leur folie ? Plus nous occuperons leurs pensées, encore moins la folie surgira d'un vide de leur esprit et pourra y trouver une place." (op. cité).
Il est cependant étonnant de ne trouver presque jamais dans les études sur Comenius les deux paragraphes suivants qui tempèrent et même contredisent les propos précédents :
" 6. Mais ne laissons pas tous les livres à leur portée sans discernement, car ils ont été donnés aux jeunes de l'autre sexe (et il va sans dire qu'il est grandement déplorable que plus de prudence n'ait été affichée à ce sujet), mais seulement ceux par quoi le devoir de contemplation de Dieu et de ses œuvres, la vraie vertu et la vraie piété peuvent leur être apprises.
7. Et que personne ne me jette à la face ces paroles de l'Apôtre : "Je n'autorise pas une femme à enseigner" (I Timothée Ii. 12), ou celle de Juvénal dans la sixième satire: "Veille à ce que l'épouse ne devienne un moulin à paroles, qu'elle ne s'entretienne pas du sujet le plus simple avec un langage compliqué, ni qu'elle soit profondément versée en histoire." ou encore la remarque d'Hippolyte dans Euripide: "Je ne supporte pas une femme intellectuelle. Qu'il n'y en ait jamais dans ma maison qui en sache plus que ce qui convient à une femme de connaître.(...) Ces opinions, il me semble, ne sont pas véritablement opposées à nos exigences. Car nous ne conseillons pas que les femmes soient éduquées de telle sorte que leur tendance à la curiosité doit être développée, mais pour que leur sincérité et leur satisfaction puisse être augmentée, et ceci principalement dans les choses qu'il convient à une femme de connaître et de faire, autrement dit, tout ce qui lui permet de s'occuper de son foyer et de promouvoir le bien-être de son mari et de sa famille."
8. Si quelqu'un demande : "Quel sera le résultat si les artisans. les paysans, les portiers et même les femmes deviennent lettrés ? Je réponds : Si cette instruction universelle de la jeunesse est délivrée par les moyens appropriés, aucun d'eux ne manqueront d'outils pour penser, choisir, développer et faire de bonnes choses." (op. cité).
Il est donc difficile de savoir, au fond, la conviction personnelle de Comenius sur la question des femmes, mais il y a de bonnes raisons de croire qu'il s'est rendu compte de la position très hardie de sa démarche et qu'il a voulu ensuite la tempérer pour ne pas s'attirer les foudres des autorités de l'époque, ce qui aurait pu l'empêcher de diffuser ses idées, comme il l'a fait, dans divers pays du monde.
Pour Comenius, l'enfance est le lieu de tous les devenirs possibles et l'école est un "atelier d'humanité" (officina humanitatis), où les hommes, créés à l'image de Dieu, se doivent de développer toutes les facultés dont le Créateur les a pourvus. Données à l'état de "germe" à la naissance, elles se développeront à différentes étapes de l'éducation, qui est le pilier essentiel de la vie humaine, fondée sur "les lois immuables de la nature" (in Krotký, 1984). Celle-ci se fera en quatre étapes principales (Didactica, XXVIII-XXXI), qui forment le premier système d'éducation moderne, loué par de grands intellectuels comme Ilitch, Piaget et d'autres :
- la période prénatale (schola geniturae) ou intra-utérine, incluant la naissance elle-même.
- la petite enfance (schola infantiae), de la naissance à 6 ans, qui développe les sens externes et la motricité. Elle doit se passer dans l'école maternelle, c'est-à-dire la famille, sauf les deux dernières années si c'est possible. On voit par là que Comenius est encore un précurseur, ici du jardin d'enfants ou de l'école maternelle.
- l'enfance (schola pueritiae), de 6 à 12 ans, qui fait mûrir les sens "internes" : sens commun, mémoire, imagination, dont l'apprentissage se fait dans une école nationale, obligatoire pour tous, dans la langue maternelle de l'enfant. L'auteur parle aussi d'apprendre des langues étrangères des pays voisins vers onze ou douze ans en y faisant des séjours (Voeltzel, 1969), ce qui fait encore de Comenius un précurseur, celui du séjour linguistique.
- l'adolescence (schola adolescentiae), de 12 à 18 ans, où s'élabore le raisonnement abstrait (ratiocinatio) qui s'apprend dans l'école latine pour les plus doués.
- la jeunesse (schola juventutis), de 18 à 24 ans, où l'individu parvient à l'entendement pur et à la volonté dans les Académies. Il faut noter cependant que la démocratisation de l'école semble s'arrêter là pour Comenius, car elles sont réservées à des étudiants triés sur le volet (selectoria ingenia), qui représentent l'élite (flor hominum), alors que les autres seront obligés "de se mettre à la charrue et aux occupations pour lesquelles ils sont nés." (Didactique, XXXI). Discrimination sociale, là encore, qui tempère une nouvelle fois les positions hardies de l'auteur sur l'éducation des plus jeunes. Cette attitude, nous le verrons, sera semblable à celle, plus tard, de Condorcet.
- l'age adulte (schola viritatis), âge de la maturité, de la recherche de la "seule chose nécessaire"
- la vieillesse (schola senii), qui fait partie du temps de la vie où on se prépare à la mort.
Toute cette pédagogie s'inscrit pour le théologien dans un programme entier de vie que Comenius nomme "école pansophique" (pansophia, panscholia), et qu'il décrit dans la Pampaedia ("Education universelle") texte découvert seulement en 1935, charnière d'une grande oeuvre commencée en 1642 : De rerum humanarum emendatione consuitatio catholica ("Consultation universelle sur l’amendement des choses humaines").
Pour réfléchir à sa pédagogie, l'auteur s'est appuyé sur des exemples dans la nature, tout particulièrement les oiseaux, mais aussi dans la sagesse pratique des artisans (Didactique, XVI-XVIII), méthode qu'il a appelé "didachographia" ("didactographie", Didactique, XXXII). Comenius en dégage alors de nombreux enseignements révolutionnaires pour l'époque. Le latin n'est plus appris pour lui-même comme dans les écoles latines, mais comme instrument culturel, en rapport avec le monde dans lequel évolue les enfants et non dans un monde ancien et révolu (op. cité). Il crée ainsi un manuel de langues en fonction de la nature, des métiers et de l'organisation sociale contemporaine des enfants (Methodus Linguarum novissima). S'ajoute l'enseignement de l'histoire et de la géographie, en priorité nationale et locale. Dans son Typographeum vivum (Typographie vivante), paru dans le Didactique, Comenius commente le frontispice de l'ouvrage (voir illustration plus haut) et évoque d'autres matières de connaissance :
"Les emblèmes, gravés dans le plomb, présentés en frontispice de cet ouvrage [offrent] à la vue le but que nous désirons atteindre : que, véritablement, l’art d’enseigner et d’apprendre (et de là la situation des écoles) puisse être amené à ressembler à la certitude I) du cours des étoiles, II) des horloges, III) de l’art de la navigation, IV) de l’agriculture et de l’horticulture, V) de la peinture et de la statuaire, VI) de l’architecture, VII) enfin de l’art typographique." (Billouet , 2010)
Comenius a l'idée d'associer les mots à des images, et dans ce but, il crée l'Orbis sensualium pictus (1653-54, paru en 1658), qui serait le premier livre scolaire illustré pour les enfants. Par ailleurs, alors que l'enseignement traditionnel se faisait à partir de règles, Comenius s'appuiera, quant à lui, sur des exemples, qui plus est adaptés à l'enfant, à "l'activité personnelle de l'élève" (praxis propria). Tout aussi moderne est l'approche des connaissances par le jeu, en particulier l'imitation, pour les petits, ou les jeux collectifs (Novissima linguarum methodus, 1642), tout cela dans un cadre ordonné, "car les enfants aiment l'ordre" (Didactique), affirme-t-il.
Comenius,
Orbis sensualium pictus, 1658,
édition anglaise de Charles Mearn,
1685
BIBLIOGRAPHIE
BILLOUET Pierre, 2010, "La Didactographie de Comenius", Actes du congrès de l’Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF), Université de Genève, septembre 2010.
KROTKY Etienne, 1984, "La pensée éducative de Comenius". In: Revue des études slaves, tome 56, fascicule 4, 1984. pp. 625-628; https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1984_num_56_4_5445
VOELTZEL René, "Jean Amos Comenius ou d'une spiritualité pour une éducation". In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 49e année n°1,1969. pp. 1-32; https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1969_num_49_1_3943