Critique sociale
Jean-Jacques Rousseau
"Rousseau avait le goût du paradoxe et peut-être même de la contradiction... s’il est un point où l’on a pu douter de la cohérence de ses théories, c’est bien à propos du problème de la propriété...de nombreux auteurs soulignent en effet l’incohérence de cette théorie." (Xifaras, 2003). C'est peu dire. Dès la préface du "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" (1755), le citoyen de Genève, devant le spectacle d'une société humaine violente et oppressive des forts contre les faibles, affirme qu'il est plus souvent le produit du "hasard" que de la sagesse, mais aussi, qu'il est établi sur une base "inébranlable", dont on "apprend à en respecter les fondements" :
"En considérant la société humaine d'un regard tranquille et désintéressé, elle ne semble montrer d'abord que la violence des hommes puissants et l'oppression des faibles; l'esprit se révolte contre la dureté des uns; on est porté à déplorer l'aveuglement des autres; et comme rien n'est moins stable parmi les hommes que ces relations extérieures que le hasard produit plus souvent que la sagesse, et qu'on appelle faiblesse ou puissance, richesse ou pauvreté, les établissements humains paraissent au premier coup d'œil fondés sur des monceaux de sable mouvant; ce n'est qu'en les examinant de près, ce n'est qu'après avoir écarté la poussière et le sable qui environnent l'édifice, qu'on aperçoit la base inébranlable sur laquelle il est élevé, et qu'on apprend à en respecter les fondements."
Par la suite, le philosophe ne reprend pas ensuite l'explication du hasard mais explique cette "inégalité morale ou politique" par une sorte de "convention...autorisée par le consentement des hommes" et qui "consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d'être plus riches, plus honorés, plus puissants qu'eux, ou même de s'en faire obéir." Plus loin, il continue d'attribuer "la plupart de nos maux" ("L"extrême inégalité dans la manière de vivre, l'excès d'oisiveté dans les uns, l'excès de travail dans les autres, la facilité d'irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches…") à une responsabilité collective, puisqu'ils "sont notre propre ouvrage et que nous les aurions presque tous évités, en conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature." Non seulement Rousseau fait l'impasse, ici, sur la responsabilité du fort, qui exerce unilatéralement sa violence, ou encore sur une quelconque réparation de l'injustice sociale, mais il brandit l'antique panacée de la frugalité qui aurait pu éviter presque tous les malheurs de la société, comme si les pauvres n'étaient pas obligés, de tout temps, d'y demeurer leur vie durant, comme si forts et faibles possédait le même degré de responsabilité dans l'histoire. Ni dans le Discours, ni dans le Contrat Social, Rousseau n'expose le problème des inégalités tel qu'il se pose en termes économiques, concrets, mais fait souvent intervenir son éthique moralisatrice. Une morale qui va jusqu'à la caricature, puisque l'auteur se demande pourquoi les hommes, qui ont longtemps pu se passer de logement ou de vêtement, ont décidé un jour d'en posséder, se donnant "en cela des choses peu nécessaires, puisqu'il s'en était passé jusqu'alors, et qu'on ne voit pas pourquoi il n'eût pu supporter, homme fait, un genre de vie qu'il supportait dès son enfance." Le philosophe prétend douter de l'état de nature ("Il n'est pas même venu dans l'esprit de la plupart des nôtres de douter que l'état de nature eût existé") mais finit par lui accorder une place où "l"homme, dans l'état de nature n'a donc guère besoin de remèdes, moins encore de médecins", où "les hommes dans cet état n'ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchant", où " l'homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet état…" Des assertions fondées sur aucune connaissance, seulement des croyances totalement gratuites, véhiculées de manière ou d'une autre depuis l'antiquité. C'est la morale, la religion qui sous-tend la première partie de l'ouvrage, cette religion "qui nous ordonne de croire...", qui a pour les "écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien."
Dans la seconde partie, c'est un peu avec le même schématisme que Rousseau continue sa démonstration, de la même manière que d'autres philosophes avant lui, nous l'avons déjà vu. Mais surtout, on peut se demander pourquoi il n'a pas pris toute la mesure du jugement terrible qu'il pose contre la propriété, au point d'en faire un des fondements, quelques années plus tard, de son Contrat social : "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: «Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne»." Avant d'exprimer une idée autrement plus complexe sur le sujet que, malheureusement, il ne développe pas : "Mais il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain."
Mais tenons-nous à l'essentiel, qui est la conviction (temporaire) de l'auteur que la propriété privée est une imposture, "que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne", qu'elle est cause d'assujettissement de "tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère." Passons sur le fait que toutes les sociétés humaines ne pratiquent pas l'asservissement par le travail, mais comment ne pas s'étonner des "prodiges qu'ont faits tous les peuples libres pour se garantir de l'oppression" ? Passons aussi sur la douceur de l'autorité paternelle dont rien n'est plus éloigné que "l'esprit féroce du despotisme", qui parle plus de morale que d'histoire ou de réalité sociale. Le simplisme encore, se dégage ensuite de l'exposition extrêmement simplifiée des différentes formes de gouvernements, monarchique, aristocratique ou démocratique. Ce n'est certes pas pour résumer en quelques lignes les volumes de l'Esprit des Lois, mais comment affirmer sans aucun exemple, sans aucune démonstration, que "Le temps vérifia laquelle de ces formes était la plus avantageuse aux hommes" , que "Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les autres obéirent bientôt à des maîtres. Les citoyens voulurent garder leur liberté, les sujets ne songèrent qu'à l'ôter à leurs voisins, ne pouvant souffrir que d'autres jouissent d'un bien dont ils ne jouissaient plus eux-mêmes. " Parce qu'être soumis à des lois implique nécessairement n'avoir pas de maître ? Parce qu'obéir à des maîtres signifie une absence totale de lois ? Comme si ce résumé n'était pas assez condensé, le philosophe soutient la gageure de le faire tenir en un mot : "En un mot, d'un côté furent les richesses et les conquêtes, et de l'autre le bonheur et la vertu." Parce que les guerres de conquêtes ne sont l'apanage que d'une forme de gouvernement ? Parce que la démocratie grecque a apporté le bonheur à tous ? Et ne parlons même pas des femmes et des esclaves, que Rousseau évoquera pourtant dans Du Contrat social (1762). Au final, cet ouvrage philosophique a beaucoup de similarités avec ceux qui l'ont précédé, avec son lot de croyances, de préjugés, de présupposés gratuits, sa bonne dose de morale et très peu de solides raisonnements.
Du Contrat social ou Principes du droit politique (1762) est un ouvrage plus organisé, moins confus que son premier livre politique. S'il y affirme d'abord que la famille est la première des sociétés humaines, c'est une famille où la mère n'a aucune place et n'est même pas citée. La chose était déjà claire au travers des expressions patriarcales du Discours, elle se confirme ici : "La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle, est celle de la famille : encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. (...) : le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants ; (...) l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend ;" etc. (Livre I, chapitre 1-2) La même année, Rousseau publie son Emile, qui détaille sans l'ombre d'un doute sa conception archaïque des femmes, regardées comme une autre espèce, confinées à l'espace domestique, hors de portée de la raison et de l'intellect, esclaves soumises aux moindres désirs des hommes :
"De la bonne constitution des mères dépend d’abord celle des enfants ; du soin des femmes dépend la première éducation des hommes ; des femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre."
"La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique ; c’est à elles à faire l’application des principes que l’homme a trouvés, et c’est à elles de faire les observations qui mènent l’homme à l’établissement des principes. Toutes les réflexions des femmes en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à l’étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n’ont que le goût pour objet ; car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée ;"
"La femme, qui est faible et qui ne voit rien au dehors, apprécie et juge les mobiles qu’elle peut mettre en œuvre pour suppléer à sa faiblesse, et ces mobiles sont les passions de l’homme. (...) La femme a plus d’esprit, et l’homme plus de génie ; la femme observe, et l’homme raisonne : de ce concours résultent la lumière la plus claire et la science la plus complète que puisse acquérir de lui-même l’esprit humain, la plus sûre connaissance, en un mot, de soi et des autres qui soit à la portée de notre espèce. Et voilà comment l’art peut tendre incessamment à perfectionner l’instrument donné par la nature.
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l'Education, 1762.
"Par plusieurs raisons tirées de la nature de la chose, le père doit commander dans la famille. Premièrement, l'autorité ne doit pas être égale entre le père et la mère; mais il faut que le gouvernement soit un, et que dans les partages d'avis il y ait une voix prépondérante qui décide. 2˚ Quelque légères qu'on veuille supposer les incommodités particulières à la femme, comme elles font toujours pour elle un intervalle d'inaction, c'est une raison suffisante pour l'exclure de cette primauté : car quand la balance est parfaitement égale, une paille suffit pour la faire pencher. De plus, le mari doit avoir inspection sur la conduite de sa femme : parce qu'il lui importe de s'assurer que les enfants, qu'il est forcé de reconnaître et de nourrir, n'appartiennent pas à d'autres qu'à lui. La femme qui n'a rien de semblable à craindre, n'a pas le même droit sur le mari."
Jean-Jacques Rousseau, introduction au Discours sur l'Economie Politique, 1755
Chez les libéraux, nous l'avons vu, le bonheur commun est souvent affiché comme un but quand bien même une bonne partie de leurs discours ou de leurs actes contredit ce voeu. Rousseau, au contraire, parle beaucoup moins de bonheur que de liberté et de propriété. Les premiers chapitres du Contrat social tentent d'éclaircir le problème de l'asservissement des individus et des sociétés. L'auteur condamne l'esclavage ("le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien." I, 3). Il reconnaît que la liberté a été prise aux hommes par la force, mais, il attribue la perpétuation de l'esclavage à "leur lâcheté" (I, 1). Contre Hobbes, Grotius et plus encore Aristote, qui "avant eux tous, avait dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l'esclavage et les autres pour la domination", Rousseau s'oppose mollement : "Aristote avait raison ; mais il prenait l'effet pour la cause (...) Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude (...) S'il y a donc, des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués." Nous allons voir, au fur et à mesure, à quel point le citoyen de Genève n'étudie pas la domination des hommes par de solides arguments, mais, comme les philosophes libéraux, souvent de manière idéologique. Ainsi, continuant de s'opposer aux partisans du "droit du plus fort" (I, 3) , démontrant l'impossibilité d'établir le droit par la force, il quitte d'un coup la raison pour la croyance : "Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue ;" ce qui l'oblige aussitôt de puiser dans un argumentaire irrationnel : "mais toute maladie en vient aussi : est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin ?" (I, 3) .
L'argumentaire de Rousseau contre le despotisme n'est pas des plus convaincants. Là où, comme nous le verrons, un Babeuf ou un Mably, tord directement le cou à l'oppression, Rousseau, en philosophe accompli, peine à se dépêtrer de ses ratiocinations, partageant avec ses adversaires un certain nombre de préjugés, de mentalités, de logiques :
"Même en pleine guerre, un prince juste s'empare bien, en pays ennemi, de tout ce qui appartient au public ; mais il respecte la personne et les biens des particuliers." (I, 3).
"On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile ; soit (...) Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ?" ou encore : "Il faudrait donc, pour qu'un gouvernement arbitraire fût légitime, qu'à chaque génération le peuple fût le maître de l'admettre ou de le rejeter : mais alors ce gouvernement ne serait plus arbitraire." (I, 4) .
En fait, l'auteur avait dit le meilleur de son propos en tout début de chapitre : "la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes." (I, 4) .
Rousseau oppose alors "l'agrégation" de maîtres et d'asservis à "l'association" d'hommes par la libre volonté individuelle :
"Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution" (I, 5).
Nous le voyons bien ici, Rousseau met au cœur de son contrat social la liberté et la sécurité des hommes et des biens, pas le bonheur commun. A ce stade, et contrairement au Discours où il avait désigné la propriété comme un mal absolu, le projet de Rousseau ne se distingue guère de celui des libéraux, et le sujet de l'inégalité des richesses n'est pas débattu. De plus, les premières affirmations de Rousseau posent un certain nombre de problèmes.
Rousseau peut bien, chapitre après chapitre, nous dessiner une société organisée par la volonté générale qui "doit partir de tous pour s'appliquer à tous" (II, 4), il ne parvient pas à cacher une forme de mépris aristocratique, de méfiance envers le peuple : "Que s'il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l'inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe point." (II, 2) ; "mais il ne s'ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude." (II, 3); "le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même, il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais, le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé." (II, 6).
"Autre difficulté qui mérite attention. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n'en sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d'idées qu'il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée : chaque individu, ne goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'imposent les bonnes lois." (II, 6).
Cette fois, il n'y a pas de doute, Rousseau ne parle pas toujours du peuple comme de l'ensemble des citoyens auxquels le pacte social confère "une telle égalité, qu'ils s'engagent tous sous les mêmes conditions et doivent jouir tous des mêmes droits." (II, 4), mais de la populace inculte qui ne discrimine pas grand-chose de la réalité au-delà de ses sabots. Et après Solon et consorts, c'est Platon qui est encensé, toujours à la manière antique et aristocratique des "Sachants" envers les ignorants, pour avoir su mieux que le peuple :
"Comme, avant d’élever un grand édifice, l'architecte observe et sonde le sol pour voir s'il en peut soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes lois elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel il les destine est propre à les supporter. C'est pour cela que Platon refusa de donner des lois aux Arcadiens et aux Cyréniens, sachant que ces deux peuples étaient riches et ne pouvaient souffrir l'égalité."
On est en droit de s'interroger sur cette contradiction qu'il y a chez l'auteur entre désir d'égalité, de volonté commune d'expression politique d'un côté, et défiance, voire mépris du petit peuple, dont il prend bien soin toujours de se démarquer, qu'il estime devoir être guidé comme un enfant, et dont l'immaturité, la débilité, oblige parfois à ne lui présenter qu'une partie de la réalité :
"Il faut lui faire voir les objets tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu'elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent ; le public veut le bien qu’il ne voit pas, Tous ont également besoin de guides." (II, 5);
"La plupart des peuples, ainsi que des hommes, ne sont dociles que dans leur jeunesse ; ils deviennent incorrigibles en vieillissant. Quand une fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c'est une entreprise dangereuse et vaine de vouloir les réformer ; le peuple ne peut pas même souffrir qu'on touche à ses maux pour les détruire, semblable à ces malades stupides et sans courage qui frémissent à l'aspect du médecin." (II, 8).
L'auteur prétend que s'associer aux autres n'empêche pas l'individu de n'obéir qu'à lui même et de demeurer "aussi libre qu'auparavant". Il ne se pose pas la question de savoir ce que recouvre cette liberté individuelle d'avant la future association. Il admet que "chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen" (I, 6) mais pour "que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre, car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, condition qui fait l'artifice et le Jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus." (I, 7). Le pacte rousseauiste s'enfante dans la douleur, au point où l'auteur ne craint pas l'oxymore : "on le forcera à être libre" (I, 7). Avant de retrouver un peu de mesure, et de reconnaître que "ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède." (I, 8). Une fois encore, Rousseau nous incite à penser que le bénéfice d'appartenir à une société réglée par des lois, c'est l'assurance d'une protection de sa personne et de ses biens, exactement ce qu'en attendent les bourgeois.
Ne revenons pas sur cette "liberté naturelle" problématique, qui devrait conduire l'auteur à se demander de quoi serait faite la liberté au sein de la première société, du groupe familial. D'ailleurs, le sujet ne l'a sans doute pas effleuré : " la liberté naturelle, qui n'a pour bornes que les forces de l'individu..." (I, 8). Rousseau (comme la plupart des philosophes classiques) n'imagine pas qu'à défaut de lois, les humains avaient toujours pu avoir envers leurs familles, leurs groupes, des engagements, des obligations, des coutumes qui obligeaient les individus et limitaient sérieusement leur libre-arbitre. Rousseau distingue ensuite "la possession, qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif." (I, 8). Mais quel est l'intérêt d'établir des critères de propriété qui répondent à des conditions d'un passé antédiluvien, quand la terre n'était occupée par personne, et qui sont devenus caducs par des millénaires d'appropriations par la force ? D'autre part, comment justifier un modèle de propriété où seuls peuvent se nourrir ceux qui savent cultiver la terre ? Et ceci était déjà valable il y a des millénaires pour un scribe, un médecin, un musicien, un comptable, un cuisinier, etc. Sur le sujet, Rousseau utilise encore les mêmes arguments éculés des philosophes qui font accroire que le problème de l'illégitimité de la possession est résolu.
Dans une autre œuvre, Rousseau semble plus sûr de ses convictions d'égalité profonde des hommes :
"Voila, dira-t-on peut-être, bien de la finesse pour des Paysans. Je réponds que ce ne sont point leurs habits que j'ai entrepris de peindre. Je puis répondre encore qu'il y a des Ames dont la place n'est dans aucun rang parce qu'elles sont supérieures à tous, et telles étaient celles de Claire et Marcellin. Les Princes, les Paysans, et même les Philosophes pensent et sentent de même; l'éducation change les noms et les apparences, mais le fond des cœurs ne change jamais. Or la Nature n'a point de moules différents pour les Rois et les laboureurs"
Rousseau, Les Amours de Claire et de Marcellin (1756)
Cependant, beaucoup de passages de son oeuvre entretiennent le doute sur cette question. En effet, Rousseau a souvent manifesté à la fois dans ses textes philosophiques et ses œuvres littéraires un sentiment aristocratique évident :
"L’on dirait qu’une partie des lumières du maître et des sentiments de la maîtresse ont passé dans chacun de leurs gens tant on les trouve judicieux, bienfaisants, honnêtes et supérieurs à leur état !"
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IVe partie, 1761, Lettre X à milord Edouard
"Les Confessions révèlent qu’il a cru trouver des rapports d’égalité dans les cercles aristocratiques qui l’ont accueilli aimablement, parfois amicalement. Le fils de l’horloger, l’ancien apprenti graveur croit sentir que les distances sont abolies par l’effet de la sympathie, de la bonhomie, de la sensibilité, des échanges intellectuels. Mais bientôt un incident, un refroidissement, des intrigues dissipent cette flatteuse illusion. Ne citons qu’un exemple. Retiré à Montmorency, Rousseau est l’objet des attentions du Maréchal duc de Luxembourg et de la duchesse, qui séjournent dans leur château non loin de là. Bientôt il ne doute pas, écrit-il, « du tendre intérêt qu’ils prenaient à moi tous les deux » et il jouit sans réticence de « cette simplicité de commerce avec de si grands seigneurs ». Il met « une confiance entière » dans la duchesse, et commentant «les extrêmes bontés de M. le Maréchal », il résume : » Rien de plus surprenant , vu mon caractère timide, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d’égalité où il voulut se mettre avec moi ». « Alors, continue-t-il, me voyant fêté, gâté, par des personnes de cette considération, je passai les bornes et me pris pour eux d’une amitié qu’il n’est permis d’avoir que pour ses égaux ». Mais ce que Rousseau appelle ses « bêtises », ses « balourdises » entraîne une dégradation du climat, et Mme de Luxembourg sait faire sentir à Rousseau la différence des rangs. A la mort du Maréchal, Rousseau rappellera avec nostalgie les quelques temps d’illusion heureuse où il a pu croire à une relation égalitaire avec lui: « la douceur de son caractère était telle qu’elle m’avait fait oublier tout à fait son rang pour m’attacher à lui comme son égal ». Rétrospectivement, à propos de cet épisode, Rousseau parle d’ « aveuglement »."
Sylvain Menant, Professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne, Deux conceptions modernes de l’égalité : Voltaire et Rousseau, conférence du 8 novembre 2010 donnée à l'Académie des Sciences Morales et politiques de l'Institut de France.
Textes cités de Rousseau extraits de Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre X à XII.
Ce qui n'empêche pas Rousseau d'avoir pour lui-même une éthique personnelle qui l'éloigne de la tentation des honneurs et des richesses (il refusera plusieurs fois des postes avantageux et lucratifs), mais qui, paradoxalement, n'étaie pas un projet social dont l'égalité est le fondement. Comment le pourrait-il avec un tel complexe d'infériorité de classe, quand les vrais amoureux de l'égalité se tiennent droits et fiers en face des puissants et revendiquent la même dignité, le même rang, la même humanité ? Et il ne suffit pas de dire que les citations rousseauistes que s'approprieront les aristocrates contre-révolutionnaires (l'Abbé Maury, Malouet, Clermont-Tonnerre, etc.) sont des récupérations ou des manières de "raisonner sur les principes de l'adversaire " (Barny, 1978) pour écarter les nombreuses contradictions de Jean-Jacques sur le sujet. Sylvain Menant parle de "timidité réformatrice" (Menant, op. cité), là où, vu la situation sociale de cette seconde moitié du XVIIIe siècle, vu les prises de position radicales adoptées par toutes sortes de gens révoltés par l'injustice depuis des siècles, on pourrait parler de mollesse, de tiédeur intellectuelle, qui emportent le doute. En effet, pas un seul chapitre, presque pas un mot, en fait, sur les rapports économiques d'une profonde inégalité entre riches et pauvres dans une oeuvre qui porte sur les fondements d'une société associative, alors qu'il s'y était montré clairement sensible sept ans auparavant dans un grand article sur l'économie, paru dans l'Encyclopédie de Diderot (tome V) :
Le corps politique est donc aussi un être moral qui a une volonté; et cette volonté générale, qui tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois, est pour tous les membres de l'État par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l'injuste;
Rousseau, introduction au Discours sur l'Economie Politique, 1755
"Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C'est sur la médiocrité seule que s'exerce toute la force des lois; elles sont également impuissantes contre les trésors du riche et contre la misère du pauvre; le premier les élude, le second leur échappe; l'un brise la toile, et l'autre passe au travers. C'est donc une des plus importantes affaires du gouvernement de prévenir l'extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d'en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir."
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'Economie Politique, 1755, partie II
"Un troisième rapport qu'on ne compte jamais, et qu'on devrait toujours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protège fortement les immenses possessions du riche, et laisse à peine un misérable jouir de la chaumière qu'il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? et l'autorité publique n'est-elle pas en leur faveur ? Qu'un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de l'impunité ? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit, et dont au bout de six mois il n'est plus question ? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu'il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? voilà les escortes en campagne : l'essieu de sa chaise vient-il à rompre ? tout vole à son secours : fait-on du bruit à sa porte ? il dit un mot, et tout se tait : la foule l'incommode-t-elle ? il fait un signe, et tout se range : un charretier se trouve-t-il sur son passage ? ses gens sont prêts à l'assommer; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés, qu'un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas un sou; ils sont le droit de l'homme riche, et non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est différent! plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a le droit de les faire ouvrir; et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtiendrait grâce : s'il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu'on donne la préférence; il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter : au moindre accident qui lui arrive, chacun s'éloigne de lui : si sa pauvre charrette renverse, loin d'être aidé par personne, je le tiens heureux s'il évite en passant les avanies des gens lestes d'un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisément parce qu'il n'a pas de quoi la payer; mais je le tiens pour un homme perdu s'il a le malheur d'avoir l'âme honnête, une fille aimable, et un puissant voisin"
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'Economie Politique, 1755, partie III
Rousseau n'a pas fini de brouiller les pistes. Il voudrait maintenant que chaque nouveau membre "se donne" à la société "lui et toutes ses forces, dont les biens qu'il possède font partie." ? L'auteur avait placé la propriété individuelle au centre de son dispositif pour la transformer soudain en propriété commune ? Rousseau dissipe d'emblée le doute mais entretient une confusion étrange sur la question , jusqu'à répéter que l'Etat est maître de tous les biens particuliers :
"Ce n'est pas que, par cet acte, la possession change de nature en changeant de mains, et devienne propriété dans celles du souverain ; mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes que celles d'un particulier, la possession publique est aussi, dans le fait, plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins pour les étrangers : car l’État, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens, par le contrat social, qui, dans l'État, sert de base à tous les droits, mais il ne l'est, à l’égard des autres puissances, que par le droit de premier occupant, qu’il tient des particuliers."
Une fois de plus, répétons-le, comment prendre en compte sérieusement ce "droit de premier occupant" totalement mythique dans la formation moderne d'un Etat ? Et c'est sur ce point farfelu que Rousseau décide de donner quelques détails concrets, quand jusque-là il était resté sur le terrain théorique : "premièrement, que ce terrain ne soit encore habité par personne, secondement, qu'on n'en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister ; en troisième lieu, qu'on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui, à défaut de titres juridiques, doive être respecté d'autrui." (I, 9).
Incapable de penser l'organisation de la société en relation avec ses problématiques contemporaines, Rousseau (mais nous avons vu que ce problème est largement partagé par les philosophes) emploie les mêmes manières de penser, les mêmes logiques que les anciens grecs.
Alors bien sûr, on peut s'indigner avec Rousseau et se demander "Comment un homme ou un peuple peut-il s'emparer d'un territoire immense et en priver tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu'elle ôte au reste des hommes le séjour et les aliments que la nature leur donne en commun ? Quand Nuñez Balbao prenait, sur le rivage, possession de la mer du Sud et de toute l'Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille. était-ce assez pour en déposséder tous les habitants et en exclure tous les princes du monde ?" (I, 9).
Mais ensuite, comment ne pas poursuivre le raisonnement, interroger sérieusement le principe de la propriété ? Ce n'est pas ce que fait Rousseau, qui se met au diapason des libéraux, encore une fois, et évacue le problème d'une pichenette, d'un coup de baguette magique, en déclarant que faire société c'est "changer l'usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété" (I, 9). La ficelle est énorme, à une époque où l'appropriation par la force est toujours de mise, mais le philosophe considère le problème résolu et passe au problème de la souveraineté.
L'auteur affirme que "les intérêts particuliers" s'accordent en "quelque point" pour former "l'intérêt commun" (II, 1), ou encore "que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même" (II, 1), il n'explique pas comment, dans la pratique, va pouvoir affirmer sa propre représentation. Le propos demeure dans la sphère théorique et affirme :"la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique." ? (II, 3) ; "qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'Etat" ou encore, "que chaque citoyen n'opine que d'après lui" ? (II, 3). Comment, sans expliquer clairement le fonctionnement politique de l'Etat, comprendre "Que s'il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l'inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius" (II, 3). Les modèles anciens, encore et toujours, qui manifestent l'attachement du philosophe à des valeurs aristocratiques et inégalitaires, contrairement à ce que laisse penser le propos (cf. Athènes, une parodie de démocratie).
De tout ceci, il paraît tout de même évident que Rousseau, contre le despotisme, appelle à la conduite d'une nation où les citoyens expriment leurs volontés, mais de quelle manière ?
'Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne."
Le peuple semble délibérer lui-même, sans représentant, mais Rousseau ne dit pas de quelle manière, pour le moment. Puis il continue avec la même confusion : "le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens ; et c'est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte, comme j'ai dit, le nom de souveraineté." (II, 4). Voilà maintenant que ce "corps politique" toujours aussi informe, a "un pouvoir absolu sur tous", ce qui peut interroger sur la portée des libertés individuelles, mais là-dessus, l'auteur est rassurant :
"Mais, outre la personne publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d'elle."
"On convient que tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c'est seulement la partie de tout cela dont l'usage importe à la communauté." (II, 4).
Le citoyen céderait une partie "de sa puissance" mais aussi "de ses biens" à la communauté. La propriété de Rousseau serait-elle moins sacrée que celle des libéraux ? Il faudra attendre un peu avant d'avoir des éléments de réponse.
Les chefs du peuple sont aussi ses guides, pense Rousseau. Notre philosophe se compte bien évidemment parmi les sages capables de conduire efficacement les peuples, comme celui de Corse, pour lequel il écrira un "projet de constitution", écrit en 1765 et publié de manière posthume en 1768 :
"Il est encore en Europe un pays capable de législation ; c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprit à la conserver." (II, 10).
L'auteur, incapable de voir tous ses propres préjugés en affuble un "peuple" fantasmé, fait d'un seul bloc d'ignorance, de peurs irrationnelles, de masochisme, même. N'avait-il pas aussi affirmé qu'un "peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures ; car, s'il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a droit de l'en empêcher ?"
Au fil des pages, on comprend bien que la vision sociale de Rousseau se drape d'une égalité, d"une volonté commune totalement rhétoriques et artificielles, où le problème des inégalités sociales ne sont pas le moins du monde abordées. A chercher obstinément à étouffer les volontés particulières, Rousseau favorise celles qui ont le moins besoin de s'associer aux autres pour exister. Il n'y a rien, jusque-là, sur la condition des pauvres, l'amélioration de leur vie, et ils sont plutôt stigmatisés dans leur ensemble par l'auteur. Et voilà maintenant que le chapitre De la loi (II, 6) ne fait qu'enfoncer le clou. Car la loi, dans le contrat rousseauiste, confirme ce qui vient d'être dit sur les besoins particuliers. Elle concerne l'ensemble des citoyens, "jamais un homme comme individu ni une action particulière." Pour cette raison, "la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner nommément à personne ; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour y être admis ; elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi, ni nommer une famille royale : en un mot, toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative." Le message, pour une fois, est limpide. Rousseau admet parfaitement que la loi puisse conduire à ne pas bousculer les classes sociales, ni la place des pauvres, ni celle des riches. Le philosophe aurait pu imaginer la loi (et pas le peuple, répétons-le) décider tout autre chose que des distinctions inégalitaires, mais c'est bien un ordre ancien, aristocratique, qu'il choisit (comme tous ceux qui font alors les lois du Parlement anglais) et dont nous allons continuer de montrer qu'il y est en réalité très attaché.
"Le peuple, soumis aux lois, en doit être l'auteur ; il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société. Mais comment les régleront-ils ?" (II, 6). Rousseau nous donne sa réponse qui contredit tout ce qu'il a pu affirmer sur les véritables fondateurs de la société :
"Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation ? De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même, il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais, le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu'elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l'attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent ; le public veut le bien qu’il ne voit pas, Tous ont également besoin de guides. Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à l'autre à connaître ce qu'il veut. Alors des lumières publiques résulte l'union de l'entendement et de la volonté dans le corps social ; de là l’exact concours des parties, et, enfin la plus grande force du tout. Voilà d'où naît la nécessité d’un législateur." (II, 6)
Voir aussi à ce sujet : "Dans la plupart des Etats, les troubles internes viennent d'une populace abrutie et stupide, échauffée d'abord par d'insupportables vexations, puis ameutée en secret par des brouillons adroits, revêtus de quelque autorité qu'ils veulent étendre." (Rousseau, Lettres de la montagne, 1764-1765)
Rousseau confirme ce qu'il a répété de différentes façons. On ne peut faire confiance à la "populace". Ce ne sont pas les faibles, les simples, les incultes qui décident des lois qui régiront la société. Tout ce que le petit peuple pense doit être reformulé, réinterprété, corrigé, adapté, éclairé par ceux qui détiennent le savoir. Et une nouvelle fois, Rousseau est au diapason de la classe possédante, libéraux compris.
Malheureusement, Rousseau peine à proposer un système capable de combattre cette injustice sociale qu'il dénonce. Il conservera toujours la même conception libérale et sacrée de la propriété, et les diverses mesures qu'il envisage sont surtout, et très théoriquement, de nature à "contenir" les riches, comme il le dit lui-même explicitement, comme l'ont fait d'autres libéraux "humanistes", et non de construire une société dont les fondements assurent la plus grande égalité possible :
"Il faut se ressouvenir ici que le fondement du pacte social est la propriété, et sa première condition, que chacun soit maintenu dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient."
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'Economie Politique, 1755, partie III
"Cherchez les motifs qui ont porté les hommes unis par leurs besoins mutuels dans la grande société, à s'unir plus étroitement par des sociétés civiles; vous n'en trouverez point d'autre que celui d'assurer les biens, la vie, et la liberté de chaque membre par la protection de tous : or comment forcer des hommes à défendre la liberté de l'un d'entre eux, sans porter atteinte à celle des autres ? et comment pourvoir aux besoins publics sans altérer la propriété particulière de ceux qu'on force d'y contribuer? De quelques sophismes qu'on puisse colorer tout cela, il est certain que si l'on peut contraindre ma volonté, je ne suis plus libre, et que je ne suis plus maître de mon bien, si quelque autre peut y toucher. Cette difficulté, qui devait sembler insurmontable, a été levée avec la première par la plus sublime de toutes les institutions humaines, ou plutôt par une inspiration céleste, qui apprit à l'homme à imiter ici-bas les décrets immuables de la divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d'assujettir les hommes pour les rendre libres ? d'employer au service de l'État les biens, les bras, et la vie même de tous ses membres, sans les contraindre et sans les consulter ? d'enchaîner leur volonté de leur propre aveu ? de faire valoir leur consentement contre leur refus, et de les forcer à se punir eux-mêmes quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu ? Comment se peut-il faire qu'ils obéissent et que personne ne commande, qu'ils servent et n'aient point de maître; d'autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre? Ces prodiges sont l'ouvrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté."
Rousseau, Discours sur l'Economie Politique, 1755, partie I
Comme dans le Contrat social, faire société pour Rousseau c'est surtout le meilleur moyen de protéger la propriété, la protection des biens et des citoyens. Rousseau libéral, Rousseau aristocrate, certes, mais Rousseau certainement pas révolutionnaire. Rousseau a trouvé la recette d'une société presque parfaite où on obéit sans être commandé, où on sert sans être asservi : le secret c'est la loi, issue de... la volonté souveraine ? Nous savons bien que non, et Rousseau, en prenant le Parlement d'Angleterre, mais aussi de Pologne, pour exemple, comme nous le verrons plus loin, montre bien que ce sont les puissants qui en réalité font la loi et non le peuple ("quoique le gouvernement ne soit pas le maître de la loi, c'est beaucoup d'en être le garant", op. cité), contradiction fondamentale dont Rousseau ne parviendra jamais à s'extirper, nous le verrons, et qui rend tout son discours social inopérant. Car l'auteur a beau prêcher de bonnes intentions (mais les libéraux aussi, nous l'avons vu) il n'a pas un projet fondé sur la justice ou l'égalité, mais attend que la vertu guide les actions de tous vers le bien commun, en particulier que les riches le restent mais fassent preuve de mansuétude. Dans ce cas-là encore, c'est un mouvement du haut vers le bas, du privilégié vers le démuni, et non deux personnes égales qui se font face :
"Quand les citoyens aiment leur devoir, et que les dépositaires de l'autorité publique s'appliquent sincèrement à nourrir cet amour par leur exemple, et par leurs soins, toutes les difficultés s'évanouissent, l'administration prend une facilité qui la dispense de cet art ténébreux dont la noirceur fait tout le mystère."
"le peuple convaincu que ses chefs ne travaillent qu'à faire son bonheur, les dispense par sa déférence de travailler à affermir leur pouvoir; et l'histoire nous montre en mille endroits que l'autorité qu'il accorde à ceux qu'il aime et dont il est aimé, est cent fois plus absolue que toute la tyrannie des usurpateurs."
"Voulons-nous que les peuples soient vertueux ? commençons donc par leur faire aimer la patrie..."
Rousseau, Discours sur l'Economie Politique, 1755, partie II
"Si tout cela était sincère et pris au mot, il n'y aurait pas de peuple moins attaché à la propriété; la communauté des biens serait ici presque établie: le plus riche offrant sans cesse, et le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettrait naturellement de niveau."
Rousseau, Julie ou la Nouvelles Héloïse, Seconde partie, Lettre XIV à Julie
"l'homme juste a l'estime de son valet"
"N'entendant jamais rien ici qui leur fasse croire que les autres maîtres ne ressemblent pas aux leurs, ils ne les louent point des vertus qu'ils estiment communes à tous; mais ils louent Dieu dans leur simplicité d'avoir mis des riches sur la terre pour le bonheur de ceux qui les servent et pour le soulagement des pauvres."
'C'est par ce moyen et d'autres semblables qu'on fait régner entre eux un attachement né de celui qu'ils ont tous pour leur maître, et qui lui est subordonné. Ainsi, loin de se liguer à son préjudice, ils ne sont tous unis que pour le mieux servir. Quelque intérêt qu'ils aient à s'aimer ils en ont encore un plus grand à lui plaire;' etc. etc.
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IVe partie, 1761, Lettre X à milord Edouard
La suite confirme parfaitement en quoi le projet de Rousseau ne possède aucune originalité, puisant une énième fois aux modèles antiques de morale, conseillant aux puissants la modération des richesses et aux pauvres celle de leurs tares, instaurant ainsi une égalité purement civique comme les libéraux en conservant les profondes inégalités politiques et surtout, économiques :
"J'ai déjà dit ce que c'est que la liberté civile : à l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence, et ne s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des lois ; et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre, ce qui suppose, du côté des grands, modération de biens et de crédit, et, du côté des petits, modération d'avarice et de convoitise.." (II, 11).
Ce que l'on subodorait depuis le début paraît désormais bien plus clair. Tout d'abord, Rousseau lève le voile sur son idée de "puissance" exercée par le citoyen, car il admet clairement une société de rangs, d'inégalités de richesse, à partir de laquelle, hormis la violence et la contrainte, on peut imaginer une société très proche de celle dans laquelle il vit, avec des individus possédant à la fois fortune et pouvoir et d'autres vivant au niveau de subsistances. Les limites que posent Rousseau sont assez risibles : Son riche peut être opulent au point d'acheter, théoriquement, tous les biens de la terre, mais pas un seul être humain et son pauvre peut être à la limite extrême de la pauvreté tant qu'elle ne l'oblige pas à vendre sa peau. Et ce n'est pas en "supposant" la modération des riches, ni les éternels reproches méprisants qu'il adresse aux pauvres comme les nantis de son temps, que nous pourrons être persuadé du contraire.
Apparemment, Rousseau n'a aucune intention de toucher aux richesses déjà accumulées, en dépit de la pauvreté générale. Enfin, pas tout à fait, et ce n'est pas un détail, Rousseau voudrait supprimer l'institution de l'héritage :
"Mais outre ce que j'ai dit ci-devant de l'accord qui règne entre l'autorité de la loi et la liberté du citoyen, il y a par rapport à la disposition des biens une remarque importante à faire, qui lève bien des difficultés. C'est, comme l'a montré Piffendorf, que par la nature du droit de propriété, il ne s'étend point au-delà de la vie du propriétaire, et qu'à l'instant qu'un homme est mort, son bien ne lui appartient plus. Ainsi lui prescrire les conditions sous lesquelles il en peut disposer, c'est au fond moins altérer son droit en apparence, que l'étendre en effet." (op. cité, partie III ).
Par ailleurs, Rousseau envisage, comme d'autres avant lui, un impôt proportionnel aux revenus :
"Il est vrai que par le même traité chacun s'oblige, au moins tacitement, à se cotiser dans les besoins publics; mais cet engagement ne pouvant nuire à la foi fondamentale, et supposant l'évidence du besoin reconnue par les contribuables, on voit que pour être légitime, cette cotisation doit être volontaire, non d'une volonté particulière, comme s'il était nécessaire d'avoir le consentement de chaque citoyen, et qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît, ce qui serait directement contre l'esprit de la confédération, mais d'une volonté générale, à la pluralité des voix, et sur un tarif proportionnel qui ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition.
Cette vérité, que les impôts ne peuvent être établis légitimement que du consentement du peuple ou de ses représentants, a été reconnue généralement de tous les philosophes et jurisconsultes qui se sont acquis quelque réputation dans les matières de droit politique, sans excepter Bodin même."
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'Economie Politique, 1755, partie III
Le début du Livre III nous apprend enfin que le projet de Rousseau comporte un principe de gouvernement :
"Qu'est-ce donc que le gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l'exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique." (III, 1).
Ce gouvernement "n'est absolument qu'une commission, un emploi, dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît." (III, 1). Il "reçoit du souverain les ordres qu'il donne au peuple". (III, 1). Une simple chambre d'enregistrement, le gouvernement ? De simples exécutants, ses "magistrats" ? Pourquoi donc supposer juste après des situations où "le magistrat veut donner des lois" ou "si les sujets refusent d'obéir" ? On comprend bien que le rapport du particulier au général se modifie plus la population augmente ("D'où il suit que, plus l'État s'agrandit, plus la liberté diminue"), mais comment dire que "chacun porte également tout l'empire des lois" quand on n'a pas dit un mot sur qui les discute, qui les propose, ce qui est un préalable nécessaire. Que la "simple commission" soit agrandie en proportion du nombre d'habitants, c'est compréhensible, mais pour quelle raison "les dépositaires de l'autorité publique" auraient "plus de tentations et de moyens d'abuser de leur pouvoir" s'ils n'en ont aucun ? Et le philosophe d'embrouiller encore plus le lecteur sur la nature du gouvernement par des métaphores mathématiques alambiquées :
"Le gouvernement est en petit ce que le corps politique qui le renferme est en grand. C'est une personne morale douée de certaines facultés, active comme le souverain, passive comme l'État, et qu'on peut décomposer en d'autres rapports semblables d'où naît par conséquent une nouvelle proportion une autre encore dans celle-ci, selon l'ordre des tribunaux, jusqu'à ce qu'on arrive à un moyen terme indivisible, c'est-à-dire à un seul chef ou magistrat suprême, qu'on peut se représenter, au milieu de cette progression, comme l’unité entre la série des fractions et celles des nombres." (III, 1).
Malgré ces incohérences, l'auteur continue d'affirmer que "la volonté dominante du prince n'est ou ne doit être que la volonté générale ou la loi" tout en admettant la possibilité qu'il "eût une volonté particulière plus active que celle du souverain, et qu'il usât, pour obéir à cette volonté particulière, de la force publique qui est dans ses mains, en sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux souverains, l'un de droit et l'autre de fait, à l'instant l'union sociale s'évanouirait, et le corps politique serait dissous." (III, 1).
On comprend, chemin faisant, que cette volonté souveraine du peuple n'a aucune consistance. Le pouvoir réel, lui, apparaît soudain au travers de ce prétendu "corps artificiel" (III, 1) à la volonté "très subordonnée" (III, 2) que l'auteur avait présenté comme une coquille vide uniquement remplie par la volonté générale :
"pour que tous ses membres puissent agir de concert et répondre à la fin pour laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier, une sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté propre qui tende à sa conservation. Cette existence particulière suppose des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer, de résoudre, des droits, des titres, des privilèges qui appartiennent au prince exclusivement, et qui rendent la condition du magistrat plus honorable à proportion qu'elle est plus pénible." (III, 1).
Si le processus de concertation, de discussion, d'élaboration des lois par le peuple est totalement inexistant alors qu'il est censé être le seul souverain, le corps insignifiant des magistrats, au contraire, est soudain doté de toutes sortes de pouvoirs. Nous avons assisté à un nouveau subterfuge. Un nouveau coup de baguette magique et l'auteur a fait disparaître la masse encombrante pour l'élite distinguée des magistrats. Celle-ci le préoccupe tellement qu'il passe du temps à disséquer la manière d'équilibrer les différentes volontés, les différentes forces qui le traversent, équilibrer aussi ses proportions et on continue à se poser sérieusement la question du pouvoir des citoyens. Pour toutes ces raisons, l'affirmation que le peuple souverain puisse "limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît" (III, 1) le pouvoir des "simples officiers" du gouvernement est d'évidence purement rhétorique chez Rousseau, contredite par l'ensemble de son propos. C'est un sujet politique capital, comme celui du choix de société au travers d'une constitution, et ce n'est pas un hasard si l'auteur les évoque en quelques phrases évasives qui contredisent ces assertions qui ne cessent d'asséner de manière trompeuse la prééminence du peuple souverain.
Rousseau les convoque à nouveau pour parler des formes de gouvernement, et là encore, aucune surprise, il reprend les trois compositions classiques qui divisent l'Esprit des Lois : la démocratie, l'aristocratie et la monarchie, même s'il reconnaît que le système peut se complexifier par de nombreuses combinaisons de ces formes simples. (III, 3). Comme pour d'autres philosophes, il convient "qu'en général le gouvernement démocratique convient aux petits États, l'aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands." Cette simple phrase est ahurissante. Elle ne fait que continuer de confirmer toute la mollesse, toute la vacuité de l'ambition politique et sociale rousseauiste. Il est prêt à tout envisager selon les circonstances, à trouver un jour convenable que la minorité, que l'unique prince impose sa loi et un autre que ce soit (en théorie du moins) l'ensemble de la cité. Pour ce faire, il va les envisager, l'une après l'autre.
Au chapitre de la démocratie, Rousseau continue d'affirmer que le peuple fait la loi sans expliquer comment il la fait. Un coup de baguette magique et on passe à son exécution, ce qui permet à nouveau de s'étendre sur le véritable acteur politique : "Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exécute", dit Rousseau sans que l'on sache toujours comment il les a faites. On sait seulement que le peuple s'occupe des "vues générales". Mais voilà que, sans crier gare, l'auteur dévoile encore plus ses batteries, et confirme toutes les réserves, les lacunes, les silences sur le pouvoir souverain du peuple :
"À prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l'on voit aisément qu'il ne saurait établir pour cela des commissions, sans que la forme de l'administration change. En effet, je crois pouvoir poser en principe que, quand les fonctions du gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux, les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité, ne fût-ce qu'à cause de la facilité d'expédier les affaires, qui les y amène naturellement." (III, 4).
Rousseau n'a pas attendu le chapitre de l'aristocratie ou celui de la monarchie pour renvoyer le peuple où, de toute évidence, il attend qu'il demeure. C'est bien dans le cadre de la démocratie que le citoyen de Genève, après avoir investi le peuple de manière symbolique, le prie de retourner aussitôt à ses petites affaires et de laisser la place aux professionnels de la politique. Mais les surprises ne s'arrêtent pas là : "que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement ! Premièrement, un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d'affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d'égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité ; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l'effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; il ôte à l'État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l'opinion." (III, 4). Plus loin, il dira : " La monarchie ne convient donc qu'aux nations opulentes ; J'aristocratie, aux États médiocres en richesse ainsi qu'en grandeur ; la démocratie, aux États petits et pauvres." (III, 8).
Et voilà comment, pour Rousseau, une enviable démocratie ne peut se constituer et être préservée que dans un "très petit" pays "pauvre", où les habitants connaissent une grande égalité économique ou politique : on ne sait pas par quel miracle elle a été obtenue, mais l'auteur sait comment la faire subsister : par la vertu, bien sûr, le dada de tous les moralistes de la richesse, qui, comme nous l'avons déjà vu, attendent patiemment que les riches daignent être sages. Les contradictions, les confusions, le manque total d'ambition du projet rousseauiste, reprenant un à un tous les aspects archaïques des systèmes politiques existants, apparaissent criants.
Nous passerons rapidement sur les chapitres de l'aristocratie et de la monarchie. Là encore, on tombe à la renverse d'entendre qu'une de ses vertus cardinales sont "la modération dans les riches, et le contentement dans les pauvres." (III, 5) modération qui devient quelques lignes plus loin "une certaine inégalité de fortune" nécessaire pour que "l'administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner tout leur temps, mais non pas, comme prétend Aristote, pour que les riches soient toujours préférés" (III, 5). Sans blague ? On ne s'étonnera pas de la relative sympathie de Rousseau pour la forme aristocratique, qui sera étayée plus loin au travers d'autres œuvres. Ce n'est pas le cas de la forme monarchique, dont l'absolutisme est décrié par l'auteur, comme par beaucoup d'autres. Mais Rousseau est capable de trouver des monarchies vertueuses : "Plus l'administration publique est nombreuse, plus le rapport du prince aux sujets diminue et s'approche de l'égalité, en sorte que ce rapport est un ou l'égalité, même dans la démocratie." (III, 6)
Rousseau lâche la main de Montesquieu puis la reprend : "La liberté, n'étant pas un fruit de tous les climats, n’est pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par Montesquieu plus On en sent la vérité ; plus on le conteste, plus on donne occasion de l'établir par de nouvelles preuves." (III, 8). De nouveau les préjugés (pour ne pas dire des inepties). L'auteur connaît des pays où "le peuple est toujours riche et les finances vont toujours très bien." (III, 8).
Rousseau aura attendu le neuvième chapitre du troisième livre pour affirmer, comme un cheveu sur la soupe : "Quelle est la fin de l'association politique ? C'est la conservation et la prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus sûr qu'ils se conservent et prospèrent ? C'est leur nombre et leur population... Calculateurs, c'est maintenant votre affaire ; comptez, mesurez, comparez" (III, 9). Puis il saute du coq à l'âne et retourne aux différentes formes de gouvernement, puis à la souveraineté. Rousseau reprend le thème de "la puissance législative" et évoque la démocratie grecque : "Le peuple assemblé, dira-t-on, quelle chimère ! C'est une chimère aujourd'hui ; mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans. Les hommes ont-ils changé de nature ?" (III, 12). Comme beaucoup d'autres auteurs, il nous sert le modèle des démocraties grecques et romaines, qu'on continue de répandre dans l'enseignement de manière simpliste et caricaturale, qui fait croire que le peuple a pu avoir un jour un véritable pouvoir (cf. "Athènes, une parodie de démocratie)" et "Rome, de la naissance à la République"). D'ailleurs, le texte de Rousseau reflète cette caricature dans son propre projet qui ignore la complexité du processus de décision d'une assemblée : "Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait une fois fixé la constitution de l'État en donnant la sanction à un corps de lois ; il ne suffit pas qu'il ait établi un gouvernement perpétuel..." Qui propose les articles de la constitution ? Rousseau affirme : " la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui." Dans ce cas, de quelle manière les citoyens expriment-ils leurs propositions ? Qui les élague, les conserve, les amende, et enfin établit un corpus de "lois générales" ? Un groupe préalablement choisi ? Très certainement, d'après toutes les réserves émises par Rousseau sur le peuple lui-même, qui ne serait là que pour les "sanctionner". On ne voit pas du tout alors comment les lois pourraient être des "actes authentiques de la volonté générale" (III, 12). Rousseau fait totalement l'impasse (comme les libéraux) de ce processus essentiel, dont nous avons vu comment, dans l'antiquité, les classes aisées avaient la maîtrise, par l'art du discours, le savoir, le pouvoir de l'argent, les positions dominantes, leurs réseaux d'influence, ou encore les manigances politiques, et qui menaient la prétendue démocratie par le bout du nez.
C'est pourtant constamment le modèle grec que l'auteur a en tête, jusque dans l'organisation des assemblées du peuple. Alors que tous les pays d'Europe sont plus ou moins près d'achever un processus d'unification nationale, Rousseau continue d"imaginer la cité comme unité politique indépendante : "Ceci, me dira-t-on, peut-être bon pour une seule ville ; mais que faire quand l'État en comprend plusieurs ? Partagera-t-on l'autorité souveraine ? ou bien doit-on la concentrer dans une seule ville et assujettir tout le reste ?" (III, 12). Nous retrouvons dans tout ce passage qui singe la démocratie grecque le moment constitutif de la société où "le peuple assemblé" fixe "la constitution de l'Etat" ce qui repose à la fois le problème du processus réel de l'expression particulière des idées, des débats, des propositions et enfin, du choix final de la constitution et, comme il a été dit auparavant, ce sujet capital est complètement ignoré de l'auteur. Tout aussi problématique demeure le contrôle du gouvernement par le souverain. En théorie, il est assuré (toujours sur le mode antique) par de fréquentes assemblées, fixes ou extraordinaires. Mais que dire du fait que ce sont les magistrats eux-même qui les convoquent (à défaut, elles seraient "illégitimes" III, 13) alors que ce peut être contre eux que veut s'exprimer le peuple ? Là encore, comme dans l'antiquité, on constate que "les magistrats" ne sont absolument pas "de simples officiers" qui entérinent les décisions populaires. Comme à Athènes, Rousseau voudrait que le citoyen "vole aux assemblées" au lieu de se décharger de ses responsabilités, au lieu de les déléguer en les payant, de sorte que dans " un pays vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras, et rien avec de l'argent". Mais ce que fait surtout l'auteur, c'est nous exposer une réalité fantasmée, qui n'a rien à voir avec les véritables dynamiques et enjeux politiques, en Grèce d'abord, et encore plus dans l'Europe de cette fin du XVIIIe siècle.
Et le citoyen de Genève de revenir à la représentation souveraine, confirmant que les "députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires" ou que "Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ;" Nous avons vu comment l'auteur a battu régulièrement en brèche cette prétendue volonté souveraine et il continue de le faire en prenant l'exemple de l'Angleterre :
"Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde." Ainsi, le peuple anglais serait libre au moment d'élire les députés du parlement ? Même en étant plus critique que Voltaire ou Montesquieu, Rousseau ne peut pas ignorer que ce système est alors une véritable farce politique où l'ensemble du peuple n'a qu'une place totalement symbolique, artificielle et illusoire. Ce n'est pas du tout le peuple qui élit les membres du Parlement, mais une minuscule fraction opulente de la population (cf : "L'oligarchie, un peuple libre")
"Le peuple ne peut être représenté" insiste, Rousseau "mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la force appliquée à la loi". Or, l'auteur nous l'avons vu, est loin de faire de cette puissance cet organe docile et neutre qu'il prétend réclamer. Par ailleurs, reprenant une nouvelle fois l'exemple de la Grèce antique, Rousseau porte un regard plutôt bienveillant sur l'esclavage :
"Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même : il était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux ; il n'était point avide ; des esclaves faisaient ses travaux (...) Quoi ! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave." (III, 15). Pourquoi entretenir une confusion qui peut faire douter ensuite de la clarté ? : "Je n'entends point par tout cela qu'il faille avoir des esclaves, ni que le droit d'esclavage soit légitime, puisque j'ai prouvé le contraire : je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et pourquoi les peuples anciens n'en avaient pas." (III, 15).
"Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne un supérieur ; s'obliger d'obéir à un maître, c'est se remettre en pleine liberté." (III, 16). Mais il ne faut pas quelques lignes de plus à l'auteur pour se contredire et remettre en selle ce gouvernement dont nous avons vu qu'il avait l'effectivité de la puissance législative :
"Je remarquerai d'abord que cet acte est complexe, ou composé de deux autres, savoir : l'établissement de la loi et l'exécution de la loi. Par le premier, le souverain statue qu'il y aura un corps de gouvernement établi sous telle ou telle forme ; et il est clair que cet acte est une loi. Par le second, le peuple nomme les chefs qui seront chargés du gouvernement établi. Or cette nomination, étant un acte particulier, n'est pas une seconde loi, mais seulement une suite de la première et une fonction du gouvernement."
Rousseau ne parvient pas à se dépêtrer de cette contradiction, affirmant haut et fort la liberté, la souveraineté du peuple par une démocratie directe en même temps qu'il bute sur l'institution d'une représentativité ("cet acte est complexe"), qui "concilie des opérations contradictoires en apparence", en particulier dans cette "nouvelle relation de tous à tous, les citoyens, devenus magistrats, passent des actes généraux aux actes particuliers, et de la loi à l'exécution." Cette représentation contre laquelle il luttera dans le Contrat social, il s'en accommodera pourtant dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée (cf. partie VII). On trouve d'ailleurs dans cette oeuvre, encore une fois, cette contradiction entre peuple souverain et peuple servile :
"Il est bon de plus que le peuple se trouve souvent avec ses chefs dans des occasions agréables, qu'il les connaisse, qu'il s'accoutume à les voir, qu'il partage avec eux ses plaisirs. Pourvu que la subordination soit toujours gardée et qu'il ne se confonde point avec eux, c'est le moyen qu'il s'y affectionne et qu'il joigne pour eux l'attachement au respect."
"Rien, s'il se peut, d'exclusif pour les Grands et les riches. Beaucoup de spectacles en plein air, où les rangs soient distingués avec soin, mais où tout le peuple prenne part également, comme chez les anciens, et où, dans certaines occasions, la jeune noblesse fasse preuve de force et d'adresse."
(Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne..., 3. Application)
Et l'auteur d'illustrer son projet par l'exemple, du Parlement anglais :
"Ce changement de relation n'est point une subtilité de spéculation sans exemple dans la pratique : il a lieu tous les jours dans le parlement d'Angleterre, où la chambre basse, en certaines occasions, se tourne en grand comité, pour mieux discuter les affaires, et devient ainsi simple commission, de cour souveraine qu'elle était l'instant précédent ; en telle sorte qu'elle se fait ensuite rapport à elle-même, comme chambre des communes, de ce qu'elle vient de régler en grand comité, et délibère de nouveau sous un titre de ce qu'elle a déjà résolu sous un autre. Tel est l'avantage propre au gouvernement démocratique, de pouvoir être établi dans le fait par un simple acte de la volonté générale. Après quoi ce gouvernement provisionnel reste en possession, si telle est la forme adoptée, ou établit au nom du souverain le gouvernement prescrit par la loi ; et tout se trouve ainsi dans la règle." (III, 17).
Sujet qu'il conforte dans les Lettres écrites de la Montagne, à propos de "la force négative...bien tempérée' du monarque anglais :
"Elle est tempérée encore par la pleine autorité que chacune des deux Chambres une fois assemblées a sur elle-même; soit pour proposer, traiter, discuter, examiner les Loix & toutes les matières du Gouvernement; soit par la partie de la puissance exécutive quʼelles exercent & conjointement & séparément, tant dans la Chambre des Communes, qui connoît des griefs publics & des atteintes portées aux Loix, que dans la Chambre des Pairs, Juges suprêmes dans les matières criminelles, & sur-tout dans celles qui ont rapport aux crimes dʼEtat." (Rousseau, Lettres de la montagne, 1764-1765, IXe Lettre)
Décidément, la souveraineté du peuple, si glorieuse dans les premiers principes de Rousseau, est constamment diminuée par son impossibilité à constituer une démocratie sans chef, toujours omniprésents et véritables nerfs du pouvoir, malgré leurs tares :
"Loin que le chef ait un intérêt naturel au bonheur des particuliers, il ne lui est pas rare de chercher le sien dans leur misère. La magistrature est-elle héréditaire, c'est souvent un enfant qui commande à des hommes : est-elle élective, mille inconvénients se font sentir dans les élections, et l'on perd dans l'un et l'autre cas tous les avantages de la paternité. Si vous n'avez qu'un seul chef, vous êtes à la discrétion d'un maître qui n'a nulle raison de vous aimer; si vous en avez plusieurs, il faut supporter à la fois leur tyrannie et leurs divisions. En un mot, les abus sont inévitables et leurs suites funestes dans toute société, où l'intérêt public et les lois n'ont aucune force naturelle, et sont sans cesse attaqués par l'intérêt personnel et les passions du chef et des membres."
Rousseau, introduction au Discours sur l'Economie Politique, 1755
Tout un ouvrage à parler de la liberté et la souveraineté du peuple, pour finalement copier un système politique verrouillé par les riches avant même le vote et entièrement dans leurs mains dans toutes les chambres du Parlement, au mépris absolu du peuple, en acceptant toutes les injustices "inévitables" : chapeau, citoyen génevois !
Ce qui n'empêche pas Rousseau de répéter comme un mantra de délivrance "que les dépositaires de la puissance exécutive ne sont point les maîtres du peuple, mais ses officiers ; qu'il peut les établir et les destituer quand il lui plaît ; qu'il n'est point question pour eux de contracter, mais d'obéir ;" Ou encore : " Je suppose ici ce que je crois avoir démontré, savoir, qu'il n'y a dans l'État aucune loi fondamentale qui ne se puisse révoquer, non pas même le pacte social ; car si tous les citoyens s'assemblaient pour rompre ce pacte d'un commun accord, on ne peut douter qu'il ne fût très légitimement rompu." (III, 18).
L'auteur persiste dans l'idée que des peuples de plus de vingt millions d'habitants vont décider comme un seul homme de se réunir pour changer de contrat, aussi bien que les quelques milliers de l'Athènes antique, à moins que, comme il semblait le suggérer, que toutes les cités soient indépendantes, l'auteur décidant d'oublier ce que l'histoire a construit en terme de nation et tout ce qui s'y rapporte.
Le dernier chapitre commence par une nouvelle vision simpliste de la société, qui lui permet d'en déduire des conclusions tout aussi artificielles et caricaturales :
"Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bien-être général. Alors tous les ressorts de l'État sont vigoureux et simples, ses maximes sont claires et lumineuses il n'a point d'intérêts embrouillés, contradictoires le bien commun se montre partout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour être aperçu. La paix, l'union, l'égalité, sont ennemies des subtilités politiques. Les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité : les leurres, les prétextes raffinés ne leur en imposent point, ils ne sont pas même assez fins pour être dupes. Quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans régler les affaires de l'État sous un chêne et se conduire toujours sagement, peut-on s'empêcher de mépriser les raffinements des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant d'art et de mystère ?" (IV, 1).
Comment, en ne touchant à rien des inégalités sociales, des structures profondes établissant les classes sociales, parviendrait-on à ce que "le bien commun se montre partout avec évidence" ? Et là encore, Rousseau montre bien qu'il cherche à faire du nouveau à partir de l'ancien, à croire naïvement que l'aiguillon de la morale va secouer les égoïstes, les riches :
"Chacun, détachant son intérêt de l'intérêt commun, voit bien qu'il ne peut l'en séparer tout à fait ; mais sa part du mal public ne lui paraît rien auprès du bien exclusif qu'il prétend s'approprier. Ce bien particulier excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt, tout aussi fortement qu'aucun autre. Même en vendant son suffrage à prix d'argent, il n'éteint pas en lui la volonté générale, il l'élude (...) Ainsi la loi de l'ordre public dans les assemblées n'est pas tant d'y maintenir la volonté générale que de faire qu'elle soit toujours interrogée et qu'elle réponde toujours." (IV, 1).
Notons en passant que Rousseau développe l'idée d'une société respectant les croyances des uns et des autres, tant qu'elles respectent les lois : "Maintenant qu'il n'y a plus et qu’il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux devoirs du citoyen." (IV, 8).
Ce qui n'empêche pas Rousseau de ne pas exclure une censure morale de la société :
"Redressez les opinions des hommes, et leurs mœurs s'épureront d'elles-mêmes. On aime toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel ; mais c'est sur ce jugement qu'on se trompe ; c'est donc ce jugement qu'il s'agit de, régler (...) Il suit de là que la censure peut être utile pour conserver les mœurs, jamais pour les rétablir. Établissez des censeurs durant la vigueur des lois (...) La censure maintient les mœurs en empêchant les opinions de se corrompre, en conservant leur droiture par de sages applications, quelquefois même en les fixant lorsqu'elles sont encore incertaines" (IV, 7). Jusqu'où s'étend chez Rousseau cette tentation liberticide ? Difficile de le savoir, surtout que,maniant une nouvelle fois la forme contradictoire, l'auteur ajoute : "J'ai dit ailleurs que l'opinion publique n'étant point soumise à la contrainte, il n'en fallait aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter." (IV, 7).
BIBLIOGRAPHIE
BARNY Roger, 1978, "Les aristocrates et Jean-Jacques Rousseau dans la Révolution". In: Annales historiques de la Révolution française, n°234, 1978. Jean-Jacques Rousseau. Pour le deuxième centenaire de sa naissance. pp. 534-568;
https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1978_num_234_1_1028
XIFARAS, Mikhail, 2003,"La destination de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau" in Les Études philosophiques 2003/3 (n° 66), pages 331 à 370.
https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-3-page-331.htm
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BARNY Roger, 1978, "Les aristocrates et Jean-Jacques Rousseau dans la Révolution". In: Annales historiques de la Révolution française, n°234, 1978. Jean-Jacques Rousseau. Pour le deuxième centenaire de sa naissance. pp. 534-568;
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XIFARAS, Mikhail, 2003,"La destination de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau" in Les Études philosophiques 2003/3 (n° 66), pages 331 à 370.
https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-3-page-331.htm