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Égypte pharaonique

          IIIe/IIe millénaires

 

 

Tombe de Nakht (astronome d'Amon sous Thoutmosis IV) et de son épouse Taouy,

                              détail

      XVIIIe dynastie, entre 1439 et 1379

                             

                                   TT52

                Cheikh Abd el-Gournah

             nécropole thébaine, Louxor

                    Vallée des Nobles

 

   Dialogue d'un homme  avec son bâ 

   

                                               

Différents papyrus évoquent les bouleversements sociaux qu'a connu l'Egypte ancienne, très tôt dans son histoire. Les lamentations d'Ipouer (Ipou-Our), le Conte du Paysan éloquent, Les Dialogues d'un homme avec son âme (), ou encore la Prophétie de Néferti (Néferty), tous ces textes ne donnent pas à voir un fidèle récit historique, car la littérature des époques pharaoniques n'a pas encore ce souci et s'élabore au travers de considérations politiques, philosophiques ou religieuses, mais ils en disent cependant assez pour nous faire saisir le bouleversement social qui a dû se produire : 

« En vérité, les pauvres sont devenus propriétaires des richesses, et celui qui ne pouvait faire pour lui-même une paire de sandales est devenu maître de trésors." (2, 4-5) (…) en vérité, les riches se lamentent tandis que les pauvres sont dans la  joie. Chaque ville dit : "Chassons les puissants de chez nous". (…) En vérité, or et lapis-lazuli, argent et turquoise, cornaline et améthyste… sont au cou des servantes (…) le serf devient possesseur de serfs. (…) En vérité, les écrits des scribes du cadastre sont détruits et le grain d'Egypte est propriété commune. (…) Voyez…celui qui ne pouvait dormir sur une planche possède un lit. (…) Voyez, ceux qui possédaient des vêtements sont en guenilles, celui qui ne pouvait tisser pour lui-même est propriétaire de lin fin. (…) En conséquence, le fils d'un homme bien né n'est plus distingué  de celui qui n'est rien. »

Lamentations (Admonitions) d'Ipouer, Leiden 344, texte vers  – 2000, copie du XIIIe siècle avant notre ère (cf. Malaise, 1991).

« A qui pourrais-je encore parler aujourd'hui ?

Le désastre qui sillonne le pays, il est infini. »

Dialogue d'un homme avec son bâ, règne d'Amenemhet III, 1842-1787, traduction Bernard Mathieu, Archéologie des Sociétés Méditerranéennes, CNRS, 2014.

 « Vois, la justice, elle s'esquive sous toi, chassée de sa place : les magistrats répandent le malheur, le parler vrai est mis de côté, les juges volent. (…) celui qui devrait écarter le besoin est devenu celui qui ordonne qu'il soit créé, et toute la ville est dans son flot ; celui qui devrait chasser le crime est en train de commettre le pire ! (…) Grand intendant, mon maître, on tombe bien bas en agissant en faveur de la cupidité ! L'avide, il manque toute occasion, il est voué à l'échec ! (…) Dis la vérité, applique la justice… Une mauvaise cause n'arrivera jamais à bon port, mais l'opprimé lui, accostera ! »

Le Conte du Paysan éloquent, Egypte, Moyen Empire vers 2064-1797, traduction Patrice Le Guilloux, Cahiers de l'Association d'Egyptologie N°2, Angers, 2005.

S'agissant de l'Egypte du Pharaon Pépi II, à la fin du IIIe millénaire avant notre ère, l'historien japonais Hidemichi Ôta affirme que « les  acteurs sociaux de ces luttes qui, dans la région de Memphis, ont fait tomber la monarchie pharaonique, sont des gens issus des couches sociales inférieures, gardiens des portes, blanchisseurs, oiseleurs, boulangers, pâtissiers, domestiques, hommes de peine, etc. Ils déclenchent une révolution sociale qui aboutit à l'effondrement du régime. »

Hidemichi Ôta, Esclavage et sociétés esclavagistes, Le Monde méditerranéen et l'esclavage : recherches japonaises, Volume 426, 1990.

C’est aussi par de violents mouvements sociaux que se clôt le Nouvel Empire à la fin de la XXe dynastie, « par l’implosion du système économique de redistribution sur lequel était fondé l’édifice institutionnel égyptien. » (Grandet, 2016) : en témoignent les séries des premières grèves connues, à Thèbes  (auj. Louqsor), vers – 1155, sous le règne de Ramsès III. Elles démarrent après 20 jours de retard de  salaires des ouvriers chargés de creuser les tombes des Vallées des Rois et des Reines. Ce sont des salaires en nature (blé et orge), donc des salaires de subsistance, qui ne permettent pas de se nourrir très longtemps. Aux troubles sociaux, il faut ajouter le pillage généralisé des tombes de la nécropole, pour en retirer des métaux précieux (op. cité).

Les privilégiés, qui habitaient au milieu des gens ordinaires vont finir par s’en séparer et occuper des quartiers résidentiels huppés, aux habitations tripartites, dont le centre est la salle de réception où se réunit un conseil de notables, qui gère les affaires publiques, et autour, deux rangs de pièces utiles  plus vastes, mieux décorées, avec dédoublement d’entrées, pour les femmes et les serviteurs, qui marquent encore plus la distinction des sexes et des statuts sociaux (Forest, 1996, 2001), fondés essentiellement sur la naissance et la fortune.  Les demeures des hauts fonctionnaires, comme à Telle-El-Amarna ou Kahoun, pouvaient atteindre des surfaces de… 2400 m2, pour abriter comme à Rome toute la gens, la maisonnée du maître. On pouvait y trouver un  jardin clos luxuriant (dattiers, sycomores, acacias, grenadiers, etc.), des communs avec greniers, ateliers divers (silos à grain, cellier, boulangerie, menuiserie, tissage, etc.), des appartements pour le personnel et la maison du maître avec harem, salle de réception, appartements privés, etc. (Garcin, Maury, Revault et al, 1982). 

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Jardin avec sycomores, palmiers-dattiers, grenadiers, etc. et bassin vivier de poissons, avec lotus et canards. Vestige de fresque de la tombe de Nabamon (Nebamun, Nebamoun), « scribe et compteur de grains des greniers d'Amon », Nécrople de Thèbes, XVIIIe dynastie, vers - 1350. 

 

 

Dans l’Egypte pharaonique, l’économie  [1] est aussi, comme à Sumer, entre les mains de l'Etat et du clergé. En regard des phrases grandiloquentes des inscriptions célébrant la puissance et la richesse du roi, le refrain, qui revient continuellement dans les dossiers : « "ils ont faim, il ne leur est pas donné de subsistance", constitue un bien triste commentaire. » (Erman et Ranke, La civilisation égyptienne, 1948 ; réédition Payot, 1976). Ramsès III par exemple (règne : 1186 à 1154), «qui obligeait ses sujets à livrer aux seuls temples de Thèbes 10.000 sacs de blé, ne parvenait souvent pas à en fournir 50 pour assurer un mois de subsistance aux ouvriers affamés de la nécropole. » Les paysans, les manouvriers font dans leur ensemble, comme partout ailleurs et à toutes les époques, partie des plus pauvres. Les textes parlent de « petits » ou « grands » paysans (Moreno Garcia, 1997), ces derniers étant de véritables entrepreneurs ruraux, pouvant mobiliser travailleurs et moyens de production de plusieurs villages.

[1]  A noter que l’’économie n’est pas, comme dans le capitalisme moderne, une discipline qui rationnalise le profit. L'oikonomia grecque, par exemple, traduit bien cette gestion domestique de la maison ou du domaine,  l'oikos : "maison", "patrimoine". De plus, elle se combine souvent avec des gains politiques, idéologiques ou symboliques (Meijer, 2000). Ce qui  n’empêche pas du tout les acteurs, nous l’avons vu, d’augmenter pour eux-mêmes leurs gains et de chercher à s’enrichir autant que possible.

 

Ainsi, potentats locaux, chefs de village (relais importants entre le pouvoir et le peuple), dignitaires des temples ou de la Couronne [2] ont à leur disposition une foule de bras à l’autonomie très réduite pour exploiter leurs domaines, parfois considérables, et ces patrons publics ou privés, sans se ressembler en tous points, ont des similitudes évidentes avec les capitalistes qui les suivront, car ils possèdent en majorité les moyens de production : terres, puits, équipements hydrauliques, attelages de bœufs, etc., ou les capitaux nécessaires au financement de travaux, d’expéditions, en exploitant une main d’œuvre pour un coût le plus négligeable possible. Héqanakhte, prêtre funéraire et tenancier aisé du IIe millénaire avant notre ère, était propriétaire d’un domaine d’une surface comprise entre 55 et 110 hectares et comptait pas moins de 18 personnes au sein de sa maisonnée (contremaître et ses dépendants, cultivateurs, servantes), mais de plus grands dignitaires avaient souvent bien plus de terres et sous leur coupe des centaines de personnes (Allen, 2002). Et comme tous les nantis de toutes les époques, ils affirmaient sans vergogne, par un tour de passe-passe grossier, qu’ils étaient devenus des créateurs de richesse. 

 

[2]   Dont quelques femmes au titre de « directrice d’exploitation agricole », « directrice de la Maison de production et d’approvisionnement » ou encore « Porteuse de sceau ».  (Mazé, 2016)

De même  qu’Hammourabi pouvait se vanter de procurer « par l’irrigation l’abondance au (temple) Emeslam. », le notable égyptien déclarait  :

« J’ai acquis 40 personnes, 54 taureaux, 36 ânes, 260 chèvres, 3 bateaux [imou] et 6 bateaux [depet]. [En outre], j’ai acquis [par contrat ?] 20 kha [= 50 ha environ] de champs et des maisons [ou plusieurs maisons]. [En plus, ] j’ai creusé un bassin et planté 40 sycomores, et j’ai fait tout cela en supplément des biens de mon père. »

 

Stèle de Dendera, Xe dynastie (Musacchio, 2010)

Bien entendu, Hammourabi n’a pas passé des heures en plein soleil pour entretenir ou réparer des canaux d’irrigation, et notre richard n’a sans doute pas soulevé une seule pelletée pour son bassin ni pour ses arbres.

Entre les aristocrates et les prolétaires, il y a des gens comme le scribe agenouillé de Boulaq (statue de Kaemked, Saqqara, Ve dynastie), dont le grand égyptologue Gaston Maspero avait dit qu’il appartenait « aux rangs les moins élevés de la petite

bourgeoisie.  

kaemked-scribe-boulaq-saqqara-Ve dynasti

 

 

Statue en pierre du scribe Kaemked  

Nécropole de Saqqarah

Ve dynastie (vers 2500 - 2300)

hauteur : 43 cm

 

Pour la même époque, il s’était exprimé en des termes approchants sur la statue en sycomore de Ramkê (Kaaper, Ka-Aper, Cheik-el-Beled), trouvé à Saqqara sous la conduite d’Auguste Mariette : « le surintendant des travaux, probablement un des chefs de corvée qui bâtirent les grandes pyramides et appartenait à la classe moyenne ». Même si les sociologues insistent sur le fait que le concept de « classe moyenne » est à « géométrie variable » aux réalités hétérogènes (Andreu, 1990 ; Damon, 2012 ; Bouffartigue, 2015), il est incontestable qu’il a existé, depuis la haute antiquité de l'Egypte ancienne au moins, et dans des pays très différents, des gens qui avaient des revenus ou des moyens d’assurer d’avantage que leur subsistance et pouvaient accéder à un relatif bien-être (qui doit bien sûr être compris selon les normes de la société étudiée,  nous y reviendrons). Dans le discours officiel du pouvoir pharaonique, il n’y a que deux composantes qui forment la société égyptienne : le roi et les membres de l’aristocratie (p’t) et le peuple (rḫyt).  Mais, en réalité, le Moyen Empire a vu augmenter un certain nombre d’habitants aux statuts intermédiaires et variés : petits fonctionnaires de l’Etat, du bas-clergé, de l’armée, ou encore marchands, artisans, musiciens, etc. Dans les guerres livrées par les armées égyptiennes du Nouvel Empire, entre 1500 à 1000 avant notre ère, le pharaon promeut beaucoup de militaires, par exemple, qui vont former une partie de cette classe moyenne (Malaise, 1991). Ils portent ou non des titres,  figurent sur des stèles et possèdent des biens de différentes valeurs retrouvées dans leurs tombeaux (en particulier sur « terrasse du Grand Dieu » d’Abydos). On a même retrouvé des documents dans le temple de Kahoun où l’expression s n niwt tn, « homme de la ville », littéralement notre « bourgeois », que Stephen Quirke (Quirke, 1991) rapproche de cette partie de la population qui s’est élevée dans la hiérarchie sociale.  Sur l’île d’Eléphantine, entre les IIe et Ve dynasties, de nombreux sceaux portent les empreintes de ces cadres responsables de la gestion des ressources : chargés de magasins, de contrôle, gardiens, escorteurs, etc (Mazé, 2016). Cette fraction de la population occupera une place non négligeable à partir de la XIIe dynastie, composée de fonctionnaires, d’artisans et plus tardivement de marchands, qui imitent à leur mesure les Pharaons, en se faisant par exemple construire de plus modestes hypogées [3] et mastabas [4] familiaux dotés d’une chapelle décorée  (Vermeulen, 2016 ; Wildung, 1984 ; Ouellet, 2004).

 

[3]  Un hypogée est une construction  souterraine abritant un caveau funéraire.  

[4]  Un mastaba (de l’arabe : « banquette ») est un édifice funéraire égyptien longtemps réservé à de grands dignitaires.

Cette classe moyenne tire sa relative aisance des institutions étatiques ou des membres de l’élite [5] qui les emploient, formant alors un réseau de clientèle qui reçoit de ses employeurs des récompenses, des compensations diverses. Par ailleurs, comme dans tous les royaumes, le roi se réserve le droit de récompenser le talent, le zèle de tel ou tel grand serviteur, et à son tour, ce dernier offrira des faveurs, des privilèges à celui qui le sert (des entrées dans telle ou telle administration, tel palais, par exemple, un lopin de terre, etc.). On comprendra alors aisément que les  maîtres, exercent un contrôle social de leurs clients, et celui-ci est d’autant plus important que les charges sont héréditaires, et qu’elles poussent les familles modestes à solliciter très tôt la participation de leurs enfants aux tâches domestiques ou ouvrières.  A Deir el-Médina (Deir-el-Medineh), nombre de papyrus et d’ostraca [6] de l’époque Ramesside (XIXe-XXe dynastie, env. 1296 – 1069) nous décrivent l’organisation du travail de ce village spécialisé dans le creusement et la décoration  d’une tombe royale. A sa tête, un scribe et deux chefs d’équipe, qui rapportent au vizir, ont accès à un réseau de hauts dignitaires, sont les mieux rémunérés et occupent les plus grandes maisons. En plus de gagner en un mois trois fois plus de grains qu’une petite famille (mais leurs chefs en gagnaient encore plus), les artisans de la tombe (dessinateurs, sculpteurs, carriers, charpentiers, plâtriers, etc.) obtenaient de l’administration toutes sortes de biens de consommation : eau, bois, poisson, poterie, aliments et boissons issues d’offrandes ou de fêtes religieuses (viandes, vins, etc.), que ces ouvriers pouvaient en partie échanger contre d’autres biens.

 

[5]  « L’emploi du terme élite doit être compris dans son sens sociologique, c’est-à-dire qu’il renvoie à " un petit groupe dirigeant à l’intérieur d’une société bénéficiant d’un statut privilégié, ayant accès et commandant une quantité disproportionnée de ressources, souvent soutenue par les individus de statut social inférieur à l’intérieur de la structure d’un groupe." W. Grajetzki, "Class and society : position and possessions ", dans W.Wendrich (éd), Egyptian Archeology, 2010, p 181.» (Vermeulen, 2016)

 

[6]  Au singulier ostracon (ostrakon, en grec : coquille) : fragments  de terre cuite, de pierre calcaire et parfois d’os utilisés dans différentes sociétés antiques pour peindre ou graver (parfois en guise de brouillon) des textes, des dessins.

 

Par ailleurs, à côté de leur fonction publique, les artisans ont répondu à des commandes privées, ce qui représentait une opportunité supplémentaire d’augmenter leurs revenus, et certains, que nous qualifierions de petits entrepreneurs, investissaient dans des ânes qu’ils louaient à des particuliers. Certaines villageoises, enfin, confectionnaient des objets de textile ou de vannerie qu’elles échangeaient contre d’autres produits. Et tous ces échanges n’étaient pas du simple troc, car si la monnaie sonnante et trébuchante n’existait pas encore, les métaux précieux, or ou argent, jouaient le même rôle d’étalon de valeur. On connaît ainsi un homme qui acquit des terres, des bœufs, des esclaves, des étoffes et des céréales, contre des quantités d’or et d’argent qu’il avait volés (Vernus, 1993) ou encore un soldat d’Edfou, Haânkhef, au IIe millénaire, qui acheta deux champs avec ses économies accumulées pendant six années de service, soit un total de 26  pièces d’or. (Moreno García, 2014). Par ailleurs, une monnaie plus abstraite, le shât, existait bien, sous forme d’unité de compte liée à la matière la plus précieuse pour les Egyptiens : l’or. Cette dématérialisation lui confère un caractère étonnamment moderne, et ce 2500 ans avant notre ère :

« J’ai acquis cette maison à titre onéreux auprès du scribe Tchenti. J’ai donné pour elle dix shâts, à savoir une étoffe valant trois shâts ; un lit, quatre shâts ; une étoffe, trois shâts. » Affirmation confirmée par le vendeur devant la justice  : « Tu as complètement opéré les versements (soit dix shâts au total) par "conversion" au moyen d’objets représentant ces valeurs » (Maucourant, 1991).

La nature, la forme du salariat ou de la monnaie ne nous intéresse pas beaucoup dans ce travail. Ce sont des instruments techniques, des outils qui ne nous disent pas grand-chose de la vie réelle des gens. Nous en reparlerons plus tard, quand l’économie sera placée par les pouvoirs au cœur de leur système politique. Ce qui nous importe ici, c’est de comprendre pourquoi et comment les individus ne parviennent pas de la même manière à se nourrir, se loger, se soigner, éduquer leurs enfants, se défendre en justice, enterrer leurs morts, etc. Ce n’est pas l’étude économique, technique, qui nous parle le mieux des rouages de cette fabrique sociale, qui permet progressivement aux plus forts, aux plus privilégiés, de disposer de la force de travail des faibles au mieux de leurs intérêts. C’est, me semble-t-il, en restant le plus près possible des actions concrètes des hommes, en  observant les différentes stratégies déployées par les pouvoirs pour établir, organiser, développer les Etats qu’ils dirigent. Toutes ces informations précieuses, concrètes, nous font percevoir qu’au-delà des mentalités, des structures sociales, économiques très différentes entre hier et aujourd’hui, les peuples de l'Egypte ancienne "ont connu des problèmes sociaux, économiques, politiques, juridiques de même ordre que ceux qui se sont posés aux âges plus proche du nôtre." (Jacques Pirenne, Histoire de la civilisation de l'Egypte ancienne, 1961-1963). La construction des inégalités est au cœur de ces problèmes et s’appuie toujours sur les mêmes stratégies de domination, que nous ne manquerons pas de retrouver tout au long de l’histoire :  Discrimination dès la naissance par l’éducation, les moyens d’accès à la culture et à l’émancipation économique ; idéologies de toute nature qui diffusent et entretiennent dans toute la société, du haut vers le bas, la vision du monde de ses dirigeants ; accaparation du pouvoir, de la richesse, des moyens de production de cette richesse par une petite élite, autour du dirigeant et de ses proches, de grands serviteurs de l’Etat (hauts fonctionnaires, prêtres, seigneurs, etc.) ; entretien et contrôle de ce pouvoir par un réseau d’obligés organisés plus ou moins hiérarchiquement ; concurrence des hommes entre eux pour l’accès des richesses ; force coercitive pour faire régner et imposer si besoin l’ordre établi par les puissants (police, armée, etc.).

Le capitalisme moderne, nous le voyons, n’a donc pas inventé grand chose.  Il n’est qu’un énième avatar d’un système primitif de domination et se distingue surtout, essentiellement, nous le verrons,  par l’extrême sophistication de ses rouages.  Alors, si les savants ont raison de dire que les lointains parvenus du Croissant Fertile ou du Delta n’avaient pas le même « outillage mental » (Bonneterre, 2002) que nous, qu’ils pensent leur corps, leur personne (Ascheregreve, 1997) et bien d’autres choses encore de manière différente qu'aujourd’hui, il paraît déjà évident que des mécanismes profonds et universels sont à chaque fois à l’œuvre dans la fabrication des inégalités et demeurent indépendants des formes que prend la domination sociale. Egoïsme. Avidité. Ruse. Envie, etc.  Mais, on le voit bien, l’intensité, la violence de leur expression sociale n’a rien de naturel et de déterminé. C’est au travers de leur éducation, de leurs relations, de leur culture, que les individus des classes privilégiées, quelle que soit l’époque, se forgent la conviction d’être supérieurs et dépositaires légitimes du savoir et de la richesse. Ce conditionnement social les conduit à poursuivre inlassablement le même but : Augmenter avant tout, et le plus considérablement possible, leur bien-être ou celui de leurs proches (famille, amis, clans, etc.), ce qui ne peut s’opérer qu’en limitant ou en diminuant celui du reste de la collectivité, les plus faibles avant tout. L’idéologie, la propagande diffusée dans tout l’espace social, tout en renforçant leur image, en renvoie une autre, aux plus faibles, mais celle-là inversée, qui les convainc, tout aussi régulièrement et profondément que les premiers, mais inversement, de leur infériorité et autorise, jusqu’à un certain point, l’acceptation de leur destinée.

 

Comme partout ailleurs dans le monde, lire et écrire ne sera souvent accessible, et pendant très longtemps,  qu’à une poignée de privilégiés  [4], et, en Mésopotamie, plutôt en fonction de l’utilité sociale des tâches qui leur incombaient (Vermeulen, 2016).

[4]   Il y a des exceptions : « (L'entrave) demeura trois mois sur moi, tandis que j'étais enfermé et que mon père et ma mère étaient aux champs, et (mes) frères et sœurs semblablement. Elle me quitta quand mes mains furent expertes, et que j'eus dépassé ceux qui étaient avant (moi): je fus le premier de tous mes  compagnons. Après les avoirs dépassés dans les livres. » Papyrus Anastasi V, British Museum, EA10244,4, XIXe dynastie.

Cela concernera tout particulièrement les scribes qui, en Egypte par exemple, ont des pères hauts fonctionnaires, prêtres, achivistes, comptables, administrateurs de temples, gouverneurs, etc. (Van de Walle, 1948 ; Cerny, 1952 ; Kramer 1956 ; Oppenheim, 1964 ; Hunger, 1968). On comprendra alors aisément pourquoi les écoles égyptiennes ou mésopotamiennes étaient attachées à des hauts lieux de pouvoirs, temples ou palais (Charpin, 2017).  C’est ce qu’on a appelé « l’inégalité des chances », et nous verrons que plus de 5000 ans plus tard, elle est plus que jamais d’actualité, tout spécialement en France, malgré l’instauration de « l’école de la République », censée permettre à tous de s’élever par « l’ascenseur social». On enseigne très tôt la distinction, le mépris social. L’enseignement de Khéty ou La satire des métiers [5], par exemple, est un ouvrage à but pédagogique pour les garçons, qui fait partie comme bien d’autres textes d’une « culture scribale » véhiculant « l’idéologie officielle » (Mazé, 2016). Il présente aux écoliers un certain nombre de métiers plus ou moins gratifiant socialement, celui de scribe étant considéré comme la panacée, au-dessus de tous les autres (« La place assignée au scribe le met en tête du tribunal »), avec l’insigne privilège « de ne manquer ni de nourriture, ni de biens appartenant au Palais royal Vie-Santé-Force… », d’être « en compagnie des chefs ».

[5]   XIIe dynastie, règne d’Amenemhet Ier , 1991 – 1962 avant notre ère.

L’écolier apprend ainsi qu’il y a deux sortes d’hommes dans la société, ceux qui sont élevés, respectés, bien nourris, vivant dans l’aisance, et les autres qui ploient sous les ordres, dont les corps sont durement éprouvés par un travail harassant, et en deviennent repoussants d’odeur et de saleté :  

« J’ai vu celui que l’on battait, oui, j’ai vu celui que l’on battait ; aussi, place ton cœur à la suite des livres. J’ai contemplé celui qui était délivré des travaux manuels ; vois-tu, rien ne surpasse les livres… Le scribe, toute place dans la résidence est sienne ; et il n’y est point pauvre. Celui qui exécute le désir d’un autre, il ne pourra sortir satisfait. Je ne vois pas de fonction comparable à celle d’un scribe, dont il puisse être question dans ce discours…  Lorsqu’il a commencé de grandir, même s’il est encore un enfant, déjà on le salue ; on l’envoie pour transmettre des messages, et il ne revient pas pour se vêtir d’un tablier… Mais j’ai vu le forgeron au travail, à la gueule de son four ; ses doigts sont comme de la peau de crocodile, et il sent plus mauvais que des œufs de poisson.  Chaque menuisier qui empoigne l’herminette est plus fatigué que ceux qui manient la houe…Le tailleur de pierres..ses bras ont péri…ses genoux et sa colonne vertébrale sont ployés. Le barbier use ses bras… L’arracheur de papyrus…a travaillé au-delà de ce que ses bras peuvent faire, les moustiques l’ont massacré, les mouches des sables l’ont tué… Le potier…ses vêtements sont raides de limon, sa ceinture en lambeaux… »  etc.  On ne sera pas étonné d’apprendre que l’oiseleur ou le pêcheur figurent en dernière place, qui rappellent des temps lointains, qui auraient précédé la civilisation. Un des livres sapientiaux de la Bible, L’Ecclésiastique ou la Sagesse de Sirach (Jésus Ben Sira Le Sage, le Siracide), daté de la fin du IIe siècle avant notre ère et considéré par certains croyants comme apocryphe,  a une filiation très probable avec la culture  égyptienne et rapporte à peu près les mêmes choses (XXXVIII : 24, 34). 

La Satire des métiers, étudiée par des générations de scribes, nous indique que les élites connaissaient dans le détail la pénibilité du travail de beaucoup d’ouvriers. Comme à toutes les époques, ce sont les travaux les plus physiques, ceux qui endommagent le plus le corps, réduisent davantage que d’autres le temps d’existence, empêchent le plus la disponibilité d’esprit, qui sont le plus mal payés et considérés. Accablés d’impôts, taillables et corvéables à merci,  recrutés de force pour la guerre, pour les travaux des champs, des fabriques d’armes, etc., les pauvres ouvriers ou paysans sont à la merci de leurs souverains par le biais d’un réseau coercitif d’armée ou de police. On touche là à la notion de l’esclavage et la réalité de l’asservissement, nous le verrons de manière frappante en Grèce, ne peut pas être établie seulement à l’aune d’un statut juridique. De l’antiquité à nos jours, vous pouvez être officiellement libre et réellement esclave, c’est-à-dire privé de moyens d’autonomie et d’accès au bien-être qui ont pour conséquence d’infliger des souffrances plus ou moins graves, physiques et psychiques : que l’on songe seulement aux mineurs  du XIXe s ou encore, de nos jours, aux milliers de couturières du Pakistan ou du Bangladesh qui ont brûlé (parfois enfermées) dans des incendies d’usines textiles appartenant à des sous-traitants de grands noms de la mode européenne.

Ainsi l’écriture et sa littérature, l’iconographie, la religion [6]  vont petit à petit devenir des « outils idéologiques » nécessaires à « garantir la cohésion d’un corps social élargi » (op. cité) en magnifiant le pouvoir des dieux et, à travers lui, celui des rois, légitimant leur appétit de puissance et de richesse. Comme en Mésopotamie, ils s’attachent au luxe jusque dans l’au-delà, où de véritables trésors funéraires sont constitués, en témoignent les riches tombes pharaoniques découvertes par les archéologues, dont la plus emblématique est sans doute celle du pharaon Toutankhamon. 

[6]  Il faut bien distinguer ici l’idéologie religieuse, omniprésente, de la réalité : Il ne fallait pas craindre les foudres divines pour aller voler les richesses des tombes, régulièrement pillées.

 

                 
 
                    BIBLIOGRAPHIE           [↩]

 

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