JOHN LOCKE :
Nettoyeur
Le libéralisme,
ou la
naissance du capitalisme moderne
L'Angleterre ( 3 )
John Locke, nettoyeur.
Dès la fin du XVIIe siècle et pour de nombreuses années encore en Angleterre, où la loi de Speenhamland (loi sociale des poor laws) ne sera abrogée qu'en 1834, la charité est durement attaquée par les élites intellectuelles, pour son coût et son inutilité. Les work-houses seraient devenues selon eux des lieux de perdition et d'oisiveté, où les pauvres sont entretenus grassement (Brunon-Ernst, 2004). Il est frappant de voir à quel point le regard des riches sur les pauvres n'a quasiment pas changé depuis l'antiquité et qu'il demeure le fruit d'idéologies stigmatisantes et mortifères : nous allons voir cela plus en détail un peu plus loin. S'agissant des "institutions de la Poor Law" elles "n’accordent pas facilement d’aides sociales, les mineurs de charbon sont réticents à l’idée d’être vus en train de « mendier » auprès de la paroisse et les personnes demandant des aides ont tendance à être stigmatisées. " (Turner, 2014).
La réalité des faits, comme toujours, est bien loin des poncifs idéologiques répandus par l'intelligentsia du moment. Cela n'a rien de nouveau. Les artisans de la démocratie grecque, ceux de la république romaine fredonnaient, nous l'avons vu, à peu près la même rengaine.
Pourtant, les ambitions, les idées des nouveaux pionniers de la liberté et de l'égalité semblent à première vue, en tout cas, pétris de bonnes intentions,. Ils chanteraient la liberté, l'égalité, la joie de vivre dans la paix et la concorde :
"Ce livre "a eu en vue d’établir les droits des peuples, de leur montrer qu’ils sont nés libres, qu’il a dépendu d’eux d’établir telle forme de gouvernement qu’ils ont cru leur être avantageuse ; que la liberté est le plus précieux trésor que les hommes puissent posséder sur la terre, qu’ils doivent mettre tout en usage pour s’en assurer la possession et qu’il dépend absolument d’eux de changer la forme de leur gouvernement, s’ils voient que cela soit nécessaire pour maintenir et affermir cette précieuse liberté sans laquelle les autres biens du monde ne doivent être considérés que comme des chaînes dorées, qui n’en sont pas moins pesantes pour être différentes de celles du commun"
Algernon Sidney (1622 - 1683), "Discourses concerning government" ("Discours sur le gouvernement", écrit entre 1680 et 1683 et publié de manière posthume en 1698, traduction française de l'anglais par P.-A. Samson en 1702, tome premier, préface du traducteur, p. IV
"Les hommes, ainsi qu'il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir politique d'autrui, sans son propre contentement, par lequel il peut convenir, avec d'autres hommes, de se joindre et s'unir en société, pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l'abri des insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du mal."
John Locke, Two Treatises of Government (Traité du gouvernement civil), 1690, traduction française de David Mazel, An III de la République française, chapitre VII, I, p. 164
Quelles solutions préconisent les philosophes anglais à la pointe de la lutte contre les poor laws, pour prendre le chemin de la société chère à son cœur ?
"Tout ce qui résulte de ceci est, que ceux qui soutiennent le gouvernement populaire regardent le vice et l'indigence comme des maux qui s'augmentent naturellement l'un l'autre, qui contribuent également à la ruine de l'état. Lorsque le vice a réduit les hommes dans l'Indigence, ils sont toujours prêts à faire du mal. II n'y a point de crimes, quelques énormes qu'ils soient, dont des gens débauchés, perdus de réputation, et épuisés de biens, ne soient capables. L'égalité qui règne dans les gouvernements populaires est tout-à-fait contraire a ces gens-là. et ceux qui veulent maintenir cette égalité, doivent maintenir la pureté de mœurs, la sobriété, et faire en sorte qu'un chacun soit content de ce que la loi a bien voulu lui accorder."
Algernon Sidney, Discours..., op. cité, tome second, p. 78
Il n'y a aucun doute possible, la société que veulent construire les nouveaux philosophes sera double, la liberté, l'égalité entre les privilégiés ne seront pas les mêmes que celles entre ceux qui ne le sont pas. Et John Locke (1632-1704) va nous confirmer tout ceci de la manière la plus claire possible.
Dans un projet appelé utopique appelé Atlantis (1679), inspiré parfois de l'Utopia de Thomas More, et censé organiser la colonie américaine de Charlestown (De Marchi, 1955), Locke prévoit d'enfermer, contrôler et empêcher les déplacements des pauvres :
"Nul ne séjournera plus de deux jours au même endroit, à moins qu'il ne s'y tienne une foire, sans aviser de sa présence le dizenier et lui montrer le certificat délivré par le dizenier du lieu de son dernier domicile; et ce certificat portera ses nom, âge, signalement, et ses moyens d'existence dans la dernière décurie où il vivait et l'espace de temps qu'il y est resté, afin d'empêcher la circulation des vagabonds et autres individus errants dangereux [...]. Tous les mendiants seront systématiquement déplacés et envoyés dans les workhouses publiques où ils resteront le reste de leur vie" (Locke, Atlantis).
Par ailleurs, seuls les pauvres possédant un logement et qui peuvent donc être contrôlés ont le droit de recevoir une assistance pécuniaire. Pour porter secours à un vagabond, toute personne doit prévenir le juge de paix, à défaut de quoi elle risquera une amende.
décurie : "Dans son projet utopique, Locke divise la population en décurie, reprenant un terme utilisé par les Romains, pour désigner un groupe de dix. Dans 1'« Atlantis », une décurie désigne un groupement de dix familles qui sont sous la responsabilité d'un dizenier, c'est-à-dire d'un administrateur de la division territoriale" (Dang,1994)
Ce sont donc des projets violemment liberticides que mène Locke envers les populations pauvres, par leur surveillance, le contrôle régulier de leur vie privée, assorti de mesures de justice pour les infractions relevées :
" Le dizenier visitera au moins une fois par mois les maisons de sa décurie et plus souvent s'il croit nécessaire de voir quelle vie on y mène, afin de signaler au juge de la colonie s'il découvre des débauchés, vivant dans l'inconduite, personnages suspects ; ou qui ne peuvent justifier de leurs moyens d'existence. Afin que le juge avise. Et pour signaler aussi au juge s'il se trouve un individu ou une famille incapable par maladie, vieillesse, charge d'enfants ou autrement de pourvoir à ses besoins, afin qu'on avise aussi. Et si le dizenier néglige son devoir, il sera puni d'après le mal qui en est ou qui en aurait probablement résulté, etc" (op. cité).
Par ailleurs, Locke cherche à tirer le meilleur profit de cette main d'oeuvre corvéable en étendant au maximum le travail des enfants qui, selon lui peut rapporter 130.000 livres par an à l'Angleterre et concurrencer les industries étrangères :
"Toutes les personnes dont le revenu annuel ne dépasse pas quarante shillings sont obligées d’envoyer leurs enfants dans les working schools, qu’ils soient garçon ou fille, âgés de 6 à 14 ans, et si cela leur plaît, ceux aussi entre 4 et 6 ans, pour être employés à filer dix heures par jour."
John Locke, Encouragement of Irish Linen Manufactures, 1696.
le travail des enfants : Précisons que le Regulating Act légalisera le travail des enfants moins d'un siècle plus tard, en 1788.
Rappelons que toutes ces mesures ne sont absolument pas originales, et un de ses amis, Thomas Firmin (1632-1697) est un homme d'affaires qui avait écrit un ouvrage sur le travail des pauvres, Some Proposals for the Employing of the Poor... (1678), recueillant des enfants miséreux pour leur instruction morale (par le catéchisme) et le travail. Ce presbytérien avait employé entre mille et deux mille personnes dans sa filature, une workouse où les ouvriers travaillaient 16 heures par jour pour un salaire de 6 pences, que le patron baissait même à chaque coup dur, tout en faisant différents dons en nature à ses ouvriers ou en faisant libérer de nombreux prisonniers pour des dettes insignifiantes, ce qui explique le caractère philanthrope qu'on a associé à sa démarche. Firmin avait présenté au Board of Trade un rouet de son invention qui permettait selon lui "à une fillette de 10 ans de filer environ huit cents mètres de un par jour contre un penny, ce qui rapporte à l'employeur dix pence par jour." (Dang, 1994)
En 1697, Locke est chargé d'un rapport sur l'assistance et l'emploi des pauvres, qu'il présentera en tant que commissaire du commerce et des colonies (Coucil For Trade and Plantations), le 26 octobre 1697 :
"On ne saurait mettre en doute la multiplication des pauvres et la hausse de l'impôt nécessaire pour les secourir, tant elles inspirent partout des commentaires et des récriminations. Et ce mal ne date pas simplement de la dernière guerre. C'est un poids croissant pour le royaume depuis de nombreuses années, et les deux derniers souverains l'ont senti s'alourdir autant que notre présent monarque.
À notre humble avis, si l'on observe attentivement les causes de ce mal, il s'avérera ne résulter ni de la pénurie de vivres, ni du manque d'emplois pour les pauvres, puisque par la grâce de Dieu nous jouissons d'une abondance égale à celle de jadis, et qu'une longue période de paix rend le commerce aussi prospère que jamais. L'augmentation du nombre de pauvres doit donc venir d'une autre cause, qui ne saurait être que le relâchement de la discipline et la corruption des mœurs, la vertu et l'industrie allant de pair tout comme le vice et l'oisiveté.
Pour mettre les pauvres au travail, la première étape serait, à notre humble avis, de limiter leur débauche par la stricte application des lois s'y opposant, et plus précisément par l'élimination des tavernes et estaminets superflus, surtout dans les paroisses de campagne éloignées des grandes routes." (...) Cette dernière catégorie se subdivise elle-même en deux : ceux qui ont une nombreuse famille qu'ils ne peuvent (ou qu'ils disent ne pouvoir) nourrir par leur travail, et ceux qui prétendent ne pouvoir trouver de travail et ne vivent donc que de mendicité ou pire. Pour supprimer cette dernière catégorie de parasites mendiants, que rien n'oblige à se nourrir du travail des autres, il existe déjà de bonnes et saines lois, qui suffiront à cet effet si elles sont dûment appliquées. (…)
Tous les hommes qui mendient dans les régions maritimes sans laissez-passer, s'ils sont estropiés ou âgés de plus de cinquante ans, et tous ceux qui mendient sans laissez-passer, quel que soit leur âge, dans les régions situées loin de la mer, seront envoyés dans la maison de correction la plus proche, pour y être maintenus aux travaux forcés pendant trois ans. (…) Quiconque fabriquera un faux laissez-passer aura les oreilles coupées la première fois où il sera reconnu comme faussaire ; la seconde fois, il sera déporté vers les plantations, comme un criminel. (…)
Le remède le plus efficace que nous puissions concevoir, et que nous proposons donc humblement, est qu'en vertu de la nouvelle loi à mettre en place, des écoles d'industrie soient établies dans chaque paroisse [parish workhouse, NDA], où seront obligés d'aller les enfants de tous ceux qui demandent des secours, âgés de trois à quatorze ans, tant qu'ils habitent avec leurs parents et que les inspecteurs des pauvres ne leur attribuent pas d'autre emploi pour gagner leur vie.
Par ce moyen la mère sera soulagée d'une grande partie des difficultés qu'elle rencontre pour élever et nourrir ses enfants à la maison, et elle sera donc plus libre de travailler; les enfants seront beaucoup mieux tenus et beaucoup mieux soignés; habitués à travailler dès leur plus jeune âge, ce qui n'est pas négligeable pour les rendre sobres et industrieux pour le restant de leurs jours; et la paroisse sera soulagée de ce fardeau, ou du moins du mésusage qui en est fait dans sa gestion actuelle."
Pour Locke, comme pour l'ensemble de l'aristocratie, les pauvres sont des iddle poors (idle : "désœuvré", "paresseux"), iddle vagabonds, iddle beggars (mendiants paresseux) ou encore des begging drones (faux-bourdons de la mendicité), car les faux-bourdons, les mâles de la ruche, contrairement aux ouvrières, ne "travaillent" pas. Ce dont ils seraient complètement responsables puisque l'Angleterre serait redevenu ce qu'elle a longtemps été : un pays d'abondance ! Qu'ils se retrouvent vagabond ou mendiant, c'est l'ensemble des pauvres, donc, que Locke ne cesse de stigmatiser, mais surtout, envers qui il se comporte comme un maître intraitable au milieu de ses esclaves. Ce qui n'a rien d'étonnant, puisqu'il est aussi un grand esclavagiste, au sein de la Royal Company of Africa, dont il sera actionnaire, et, pour un temps, secrétaire, comme il le sera des lords propriétaires (Lords Proprietors) de la nouvelle colonie américaine de Caroline, pour laquelle il participera à l'élaboration des Constitutions fondamentales de la Caroline (1669), tout cela sans compter son rôle important au sein de Board of Trade, dès 1696, successeur du Council of Trade and Foreign Plantations. A noter aussi que plusieurs aristocrates dirigeant la Caroline, dont Locke, investiront dans la Company of Merchants Adventurers to Trade with the Bahamas, fondée par le comte de Shaftesbury.
Tout ce qui précède démontre bien que le discours du philosophe sur la liberté et l'égalité, en dépit de son caractère universel, ne concerne pas les pauvres, de loin la plus grande partie de la population, et encore moins les esclaves. Le philosophe anglais avait pourtant affirmé en préambule de son premier traité de gouvernement civil : "L’esclavage est un état si vil, si misérable et si directement contraire au tempérament généreux, au courage de notre nation, qu’on imagine mal comment un Anglais, encore moins un honnête homme pourrait plaider en sa faveur".
Voilà donc, l'homme nouveau de la liberté, de l'égalité et du progrès, qui n'est en fait qu'un nouvel oppresseur de plus, dont les pratiques sont aussi violentes et mortifères que celles de ses prédécesseurs. Comme beaucoup d'autres théoriciens et écrivains, le célèbre Daniel Defoe, l'auteur de Robinson Crusoë, dénoncera à son tour en 1704 non seulement l'assistance aux pauvres, qui leur ôterait la volonté de travailler, mais aussi la création d'emplois publics, insupportable concurrence pour l'entreprise privée (Polanyi, La Grande transformation, 1944).
Nous le voyons, l'action politique et économique de Locke est diamétralement opposée à son baratin philosophique sur la liberté, l'égalité ou la bienveillance entre les hommes. Ce qu'il veut mettre en œuvre, c'est une forme d'exploitation en masse des pauvres, qui reste aussi autoritaire et impitoyable que des formes précédentes, et qui ne règle bien évidemment ni le problème de la pauvreté, ni celui du chômage.
De tout cela, beaucoup de nos clercs préféreront ne conserver, par idéologie, que les grands et beaux principes de liberté séparés de la réalité historique qui en est, s'agissant d'une grande partie des peuples, l'antithèse parfaite. Ainsi, ils continuent de répandre comme bonne parole les théories de ces auteurs sacralisés, dont une bonne part est faite d'idéologie, de morale aristocratiques et religieuses, jusqu'à affirmer sans vergogne :
"1er auteur libéral (1632-1704), John Locke tente d’élaborer un système de gouvernement dans lequel les droits de l’individu seraient préservés."
http://www.lemondepolitique.fr/cours/philosophie_politique/declin/locke.html
Locke, nous le voyons, n'a aucune originalité concernant la manière d'envisager la société.
Toutes les tares attachées aux pauvres, leur exploitation, l'enrichissement des privilégiés, etc., tout ceci a été mâché et ressassé dans l'histoire. Locke évoquait l'oisiveté, le parasitisme, la tromperie, la débauche, le vice, l'ivrognerie, comme les philosophes grecs, comme beaucoup de ceux après eux, qui revendiqueront l'héritage antique, tel Andrew Michael Ramsay, disciple de Fénelon, idéalisant les anciens Perses, "accoutumés (…) à la frugalité", "l’agriculture et l'artisanat (…) sont absolument nécessaires pour préserver le peuple de l’oisiveté qui enfante les discordes, la mollesse, et tous les maux ruineux pour la société" (Les Voyages de Cyrus, 1727). Ce schéma, vieux de la plus haute antiquité a perduré jusqu'à nous et Robert Castel a bien montré sa prégnance dans le monde contemporain (Métamorphoses de la question sociale, 1995, rééd. Folio). La suite de l'histoire ne le démentira pas, en effet, comme nous le verrons.
John Locke :
On récolte ce que l'on sème
La pseudo-philosophie du droit naturel, qui conduit au principe intangible de la propriété, doit asseoir fermement sa légitimité en droit et permettre aux possédants de jouir sans entrave de leurs possessions. Ainsi, le traité du Gouvernement Civil (1690) de Locke sert en majeure partie à répondre (de manière posthume) au Patriarcha (1640, publié en 1680) du théologien Sir Robert Filmer (mais aussi de Grotius). Pour donner une idée au lecteur, il y a d'un côté celui qui croit qu'Adam était le premier père, le premier monarque et de l'autre celui qui pense qu'Adam ne pouvait pas avoir de paternité avant d'engendrer et donc, qu'il n'était pas monarque dès la Création etc. etc., et cela déclenche une cascade de raisonnements qui aboutissent à une conception de "l'état naturel" de la société, stade qui précèderait celui des sociétés de lois et de gouvernements, et qui "n'est nullement un état de licence", où l'homme, par exemple, n'aurait pas le droit "de se détruire lui-même". A cause de Dieu, bien sûr, dont nous sommes les serviteurs. Etc. C'est une première chose, qui devrait nous interpeller quand on estime l'intérêt d'une telle œuvre aujourd'hui, comme toutes celles qui ont permis au libéralisme d'établir une fois pour toutes de sanctifier la propriété à partir de principes d'essence religieuse et morale. Puis, il y a le contexte historique, le corollaire politique important de la décision de Locke d'écrire ces traités mais aussi de leur contenu, où l'idéologie est, encore une fois, le matériau essentiel. D'un côté un avocat de la cause des torys, et d'une monarchie absolutiste, patriarcale de droit divin, de l'autre un philosophe "moderne" qui défend les whigs au nom d'une monarchie consentie. Bataille au service des seigneurs et débat de casuistes au service d'intérêts privés d'une haute importance stratégique :
« Loin d’être seulement théorique, le débat était lourd d’enjeux puisqu’il s’agissait de gagner le soutien des différentes classes propriétaires (marchands, petite bourgeoisie, et en particulier la gentry et son influence populaire), qui, vivant de leur propriété, désiraient obtenir des garanties quant aux desseins égalitaristes ou non des whigs. Comme l’écrit Ashcraft : "Les whigs avaient besoin de trouver un moyen de réconcilier le langage de l’égalité, les droits naturels et l’idée que toute propriété a été originellement donnée « en commun » au genre humain avec une justification des droits de propriété pour se défendre contre les accusations de vouloir niveler (level) les propriétés des hommes que les tories leur attribuaient sans cesse dans leurs sermons et pamphlets exclusionistes."
Comme Ashcraft, nous pensons que le cinquième chapitre a été écrit au moins en partie pour solutionner ce problème théorique crucial pour la cohérence de la propagande whig, et donner des garanties claires à la gentry et aux classes propriétaires que leur soutien aux whigs n’équivaudrait pas à un soutien à des politiques qui remettraient en cause leurs propriétés. »
(Fabri, 2016)
"Il ne paraît pas, je m'assure, aussi étrange que ci-devant, de dire, que la propriété fondée sur le travail, est capable de balancer la communauté de la terre. Certainement c'est le travail qui met différents prix aux choses. Qu'on fasse réflexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre, où l'on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l'orge, et un arpent de la même terre, qui est laissé Commun, sans propriétaire qui en ait soin : et l'on sera convaincu entièrement que les effets du travail font la plus grande partie de la valeur de ce qui provient des terres."
Locke, Traité du Gouvernement civil, 1690, Chapitre V
D'un côté, le philosophe fonde la propriété sur le travail, ce qui se défend en partie rationnellement, mais l'entourloupe grossière saute aux yeux pour plusieurs raisons : Tout d'abord, le "soin" qu'accorde le propriétaire à sa terre est confondu avec "le travail" que lui-même ne délivre presque jamais en propre. Ainsi, les travailleurs eux-mêmes disparaissent derrière les pronoms indéfinis censés légitimer et glorifier l'existence du propriétaire : ON a planté, ON a semé et, pour paraphraser le philosophe, il est normal qu'ON récolte ce qu'ON a semé. A ce sujet, je me suis rappelé ce que ma grand-mère m'avait dit à différentes reprises dans mon enfance : « "On" est un pronom menteur ». La réalité, c'est que ce sont de pauvres bougres qui se sont échinés pour une subsistance misérable, et que c'est de leur labeur que le propriétaire tire ses rentes. Ensuite, il faut se demander comment le propriétaire contemporain de Locke a obtenu sa terre, pour qu'il lui soit permis d'en bénéficier le meilleur de ses fruits. Jamais exclusivement par son travail, c'est certain, il la possède par transmission ou par un capital obtenu par la force, l'hérédité ou des privilèges de toutes sortes.
On ne cesse de le voir, la philosophie que l'on a appelé libérale, noie, dès le départ, les réalités sociales dans un discours alambiqué, fumeux et trompeur. Il en va de même de la fameuse question du droit ou de l'état naturel, où l'homme "troque des prunes, par exemple, qui ne manqueraient point de se pourrir en une semaine, avec des noix qui sont capables de se conserver" et "n'envahit point le droit d'autrui". Par contre, l'apparition de la monnaie, nous dit Locke, permet à l'appropriation individuelle de devenir illimitée, et qui est source d'inégalités :
"Mais depuis que l'or et l'argent, qui, naturellement sont si peu utiles à la vie de l'homme, par rapport à la nourriture, au vêtement, et à d'autres nécessités semblables, ont reçu un certain prix et une certaine valeur, du consentement des hommes, quoique après tout, le travail contribue beaucoup à cet égard; il est clair, par une conséquence nécessaire, que le même consentement a permis les possessions inégales et disproportionnées." (op. cité)
"dans les gouvernements où les lois règlent tout, lorsqu'on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu'on lui fait tort, plus de choses qu'on en peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen c'est l'or et l'argent, lesquels peuvent demeurer éternellement entre les mains d'un homme, sans que ce qu'il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d'une personne qui, avec des espèces d'argent, agrandit, étend, augmente ses possessions, autant qu'il lui plaît." (op.cité)
Si on suit Locke, le manant qui aurait pour la première fois reçu une pièce et l'aurait échangée pour du pain, aurait consenti à un véritable marché de dupes, bientôt établi par les lois, proposé et approuvé par "on", une simplification qui ne résout aucunement le problème de la légitimité de l'échange de cette monnaie, dès le moment même où elle a été frappée. Le philosophe est parfaitement conscient de cette "duperie", cette inadéquation entre le bien concret et la valeur symbolique de ce bien qu'elle a entraînée, créant ainsi des "possessions inégales et disproportionnées", mais qu'importe, par une petite pirouette, il va justifier l'institution de la propriété. Ou plutôt de l'appropriation, comme insiste Fabri, qui conduira à la légitimation de deux classes, l'une industrieuse, dont les propriétaires sont les descendants et l'autre, oisive, dont les descendants ont gaspillé leurs capacités et qui méritent d'être sous la coupe des premiers, qui ont bien mieux respecté la loi naturelle établie par Dieu. C'est une énième entourloupe du philosophe, tout aussi fallacieuse que les autres :
"Dieu n'a rien fait et créé pour l'homme, qu'on doive laisser corrompre et rendre inutile. Si nous considérons l'abondance des provisions naturelles qu'il y a depuis longtemps dans le monde; le petit nombre de ceux qui peuvent en user, et à qui elles sont destinées, et combien peu une personne peut s'en approprier au préjudice des autres, principalement s'il se tient dans les bornes que la raison a mises aux choses dont il est permis d'user, on reconnaîtra qu'il n'y a guère de sujets de querelles et de disputes à craindre par rapport à la propriété des biens ainsi établie." (op. cité, Ch V, 31)
C'est en partie le péché que les libéraux reprocheront, nous le verrons, aux peuples colonisés : Dieu vous a donné un pays fertile, gorgé de richesse, et vous n'en avez rien fait, donc vous n'êtes pas dignes d'y habiter. Elle est déjà là, inscrite noir sur blanc, l'injonction libérale d'exploiter indéfiniment les richesses naturelles, rendant inutile ce qui n'a pas été exploité quand il pouvait l'être. C'est la parabole des talents singulièrement revisitée par le puritanisme anglais. Tant et si bien que de nombreux crimes, contre les hommes et la planète puisent à cette nouvelle source, par des hommes qui s'y connaissaient déjà bien, en matière de prédation.
Macpherson (1962) a mis en évidence cette idéologie de classe, et beaucoup de textes de Locke vont dans ce sens, jusqu'aux "Quelques pensées sur l'éducation" (Some thoughs concerning education, 1693), qui s'adressent bien sûr aux familles qui peuvent employer des professeurs ou des tuteurs pour leurs enfants. Pour les enfants de riches, John Locke a tout un programme d'études, et pour ceux des pauvres c'en est un autre bien moins réjouissant, puisque nous avons vu qu'ils sont envoyés manu militari au travail, idéalement quand ils ne sont encore que de grands bébés. Toute cette idéologie de classe va continuer d'être alimentée et diffusée par le haut dans la société, fondée par la division entre riches et pauvres, ces derniers appartenant à une classe inférieure qui doit nourrir et entretenir les premiers, de la classe supérieure.
Il faut noter que Locke (tout comme Adam Smith, nous le verrons) avait toutefois très bien perçu l'influence capitale de l'environnement social sur le devenir de l'individu, et l'inégalité des conditions sociales qui en découle, ce qui tend à montrer à quel point la violence matérielle et spirituelle infligée aux pauvres est bien un choix idéologique conscient et assumé par les auteurs dits libéraux :
"Et tel est l'état de la plus grande partie des hommes qui se trouvent engagez au travail, & asservis à la nécessité d'une basse condition, & dont toute la vie se passe uniquement à chercher de quoi subsister. La commodité que ces sortes de gens peuvent avoir d'acquérir des connoissances & de faire des recherches, est ordinairement resserrée dans des bornes aussi étroites que leur fortune. Comme ils employent tout leur temps & tous leurs soins à appaiser leur faim ou celle de leurs Enfans, leur Entendement ne se remplit pas de beaucoup d'instruction. Un homme qui consume toute sa vie dans un Métier pénible, ne peut non plus s'instruire de cette diversité de choses qui se font dans le Monde, qu'un Cheval de somme qui ne va jamais qu'au Marché par un chemin étroit & bourbeux peut devenir habile dans la Carte du Païs. Il n'est pas, dis-je, plus possible qu'un homme qui ignore les Langues, qui n'a ni loisir, ni Livres, ni la commodité de converser avec différentes personnes, soit en état de ramasser les témoignages & les observations qui existent actuellement & qui sont nécessaires pour prouver plusieurs Propositions…"
John Locke, An Essay Concerning Human Understanding (Essai sur l'entendement humain), 1689, édition de 1735, traduction de Pierre Coste (1668-1747).
BIBLIOGRAPHIE
BRUNON-ERNST Anne, 2004, "L'abondance frugale : propositions de J. Bentham pour réguler la pauvreté à la fin du XVIIIe siècle", Presses Universitaires de Rennes.
DANG Ai-Thu, 1994, "Fondements des politiques de la pauvreté : notes sur « The Report on the Poor » de John Locke". In: Revue économique, volume 45, n°6, 1994. pp. 1423-1442;
https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1994_num_45_6_409617
DE MARCHI Ernesto, 1955, Locke's Atlantis », Political Studies, 3 (2), juin 1955.
FABRI Eric, 2016, "De l'appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d'un malentendu devenu classique", Université libre de Bruxelles, Centre de théorie politique,
https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/2016-v43-n2-philoso02859/1038210ar/
MACPHERSON Crawford Brough, 1962, "The political theory of possessive individualism. Hobbes to Locke,", Oxford, Clarendon Press
TURNER Angela, 2014, "Corps meurtris. Genre et invalidité dans les mines de charbon d’Écosse au milieu du dix-neuvième siècle", dans "Santé et travail à la mine, XIXe-XXIe siècle", ouvrage collectif de Judith Rainhorn, Presses universitaires du Septentrion
https://books.openedition.org/septentrion/1824?lang=fr