« Quelques adoucissements à la misère »
L'Angleterre ( 4 ) : Edward Burke
et Adam Smith
Le libéralisme, ou la naissance
du
capitalisme moderne
Edward Burke
Le philosophe sympathique
Heureux les pauvres
L'économie du bonheur
Le salaire de la peur
La fabrique du pauvre
Une économie féroce
Citoyen de seconde zone
Edmund Burke
Beaucoup de textes qui ont été cités jusque-là montrent cette tension perpétuelle des auteurs de la pensée aristocratique entre la réalité matérielle de la pauvreté et l'ensemble des préjugés attachés à la condition des plus faibles, mais aussi, entre la connaissance des inégalités et leur attachement viscéral à leur classe sociale, qui finit par les noyer dans un océan de contradictions et les enferme pour de bon dans leur microcosme de privilégiés. Un des auteurs les plus emblématiques sur le sujet est sans doute Edmund Burke (1729-1797). Ainsi, dès 1757, il dénonce les inégalités sociales entre les riches et les pauvres :
"Dans un État de la nature, il est vrai qu’un homme de Force supérieure peut me battre ou me voler; mais alors il est vrai, que j'ai la pleine Liberté pour me défendre, d'employer la Surprise ou la Ruse, ou encore toute autre manière par laquelle je peux être supérieur à lui. Mais dans la société politique, un homme riche peut me voler d’une autre manière. Je ne peux pas me défendre; car l’argent est la seule arme avec laquelle nous sommes autorisés à nous battre. Et si j’essaie de me venger, toute la Force de cette Société est prête à terminer ma ruine."
"Je suppose qu’il y a en Grande-Bretagne plus de cent mille personnes employées dans les mines de plomb, d’étain, de fer, de cuivre et de charbon ; ces misérables ne voient jamais la Lumière du Soleil ; ils sont enterrés dans les entrailles de la Terre; là, ils travaillent à une tâche sévère et lamentable, sans la moindre perspective d’en être délivrés, subsistant avec une nourriture des plus grossières et des plus malsaines ; ils ont leur santé lamentablement altérée, et leur espérance de vie en est abrégée, en étant perpétuellement confinés dans la vapeur étroite de ces minéraux malins. Cent mille autres sont au moins torturés sans rémission par la fumée suffocante, les feux intenses, et la pénibilité constante nécessaire au raffinage et à la gestion des produits de ces Mines. Si un homme nous informait que deux cent mille personnes innocentes étaient condamnées à un esclavage si intolérable, comment ne pourrions-nous pas avoir pitié des malheureux malades et nous indigner contre ceux qui ont infligé une punition si cruelle et ignominieuse ?"
Edmund Burke, A Vindication of Natural Society, 1756
Comme nous l'avons vu à plusieurs reprises, beaucoup de propos de nombreux auteurs libéraux induisent très souvent en erreur sur leurs intentions réelles, leurs convictions profondes relatives aux sujets qu'ils traitent, tout particulièrement ceux de la pauvreté et de la richesse. Comment ne pas entendre ici la parole d'un homme qui a parfaitement conscience des inégalités sociale de la société où il vit et qui est fermement décidé à les combattre ? Mais, encore une fois, nous sommes devant une oeuvre où la rhétorique, les intérêts personnels cachés, les buts politiques, vont ternir considérablement le propos originel. La suite du texte lui-même nous met la puce à l'oreille. Au lieu d'un plan de bataille contre la misère, l'auteur renverse artificiellement la perspective en présentant des riches aussi malheureux que les pauvres, avec les moyens éculés de la morale :
"En prétendant quelques adoucissements à la misère universelle, on ne pourrait les supposer que dans les avantages que le petit nombre des riches pourroit retirer des travaux de cette multitude, qui ne vit aussi durement que pour les entretenir dans le faste & la licence. Examinons si ces avantages sont aussi réels qu'on se le figure ; & pour résoudre la question, divisons le riche de toute société en deux classes, dont l'une comprendra ceux qui joignant l'opulence à l'autorité, sont chargés de conduire les opérations de la machine politique ; & l'autre ceux dont la fortune est employée à acheter l'aisance et le plaisir, & qui sacrifient tout leur tems à la mollesse & à l'oisiveté.
A l'égard des riches de la première classe, l'assiduité, les veilles, les soins continuels attachés à leur état, l'anxiété qui les tourmente jour & nuit, les passions inquiétantes & tumultueuses, telles que l'ambition, l'avarice, la crainte & la jalousie, qui déchirent leur cœur & agitent leur esprit, sans qu'ils puissent jouir d'un moment de repos, ne les mettent-ils pas dans une condition aussi triste & aussi basse que celle de la plupart des malheureux dont j'ai décrit la misère ?
(...) Il seroit aussi inutile de chercher le bonheur parmi les riches de la seconde classe... l'ardeur avec laquelle ils recherchent le bonheur ne servant ordinairement qu'à l'éloigner ou le convertir en une occupation des plus fatiguantes. (...) Perspective affreuse de tous les Etats policés ! Lorsqu'on considere d'un côté la partie subalterne foulée aux pieds par la plus cruelle oppression & de l'autre celle placée au premier rang, attirer sur elle des malheurs peut-être plus graves encore par une manière de vivre tout à fait opposée aux vues de la nature "
A Vindication of Natural Society, 1756 (Apologie de la société naturelle ou Lettre Politique du Comte de *** au jeune Lord ***, traduction française, 1776.
Une fois de plus, voyez comme le verbe est en permanence au service de l'idéologie. Malgré un résumé aussi concis qu'intraitable sur la condition des plus faibles dans la société, l'auteur voudrait nous faire croire ensuite que le riche est encore bien plus malheureux que le pauvre, tout cela sous le prisme de la morale chrétienne, où figure encore, pour ne pas dire ad nauseam, la condamnation du luxe, absent des sociétés sous "la loi naturelle" : "Le luxe n'a aucune voie pour s'y introduire" ou encore "la culture des arts qui ne pourraient y acquérir aucun progrès, si une partie des hommes n'étoit pas condamnée à des travaux extraordinaires" (op. cité).
Presque au même moment, le célèbre philosophe David Hume (1711 - 1776) exprime sensiblement les mêmes vues avec le même mépris social :
"C’est une maxime qui prévaut chez certains théoriciens que toute taxe nouvelle crée chez le sujet imposé une capacité nouvelle à la supporter, et que toute augmentation des charges accroît proportionnellement l’activité industrieuse du peuple. (…) Du moment que les taxes sont maintenues dans certaines limites, ils peuvent avoir l’effet positif de pousser les pauvres au travail : « Les pauvres intensifient leur activité, accomplissent davantage de travail, et vivent aussi bien qu’auparavant, sans demander davantage pour leur labeur ."
David Hume, Essai sur les impôts, 1752.
Ce à quoi Turgot, lui répond :
"Il n’est pas dans la nature que les hommes travaillent autant qu’ils pourraient travailler ; comme il ne l’est pas qu’une corde soit tendue autant qu’elle peut l’être. Il y a un degré de relâchement nécessaire dans toute machine, sans lequel elle pourrait risquer de se briser à tout moment."
Anne-Jacques-Robert Turgot [1768], Lettre à Hume, 25 mars 1768, p. 228.
"Tout le monde, sauf les idiots, sait qu’il faut maintenir les classes inférieures dans la pauvreté, sans quoi elles ne voudraient jamais travailler."
The Farmer's Tour through the East of England, IV, 361, 1771
Les pauvres ne sont donc ni la préoccupation majeure de Burke, ni celle des autres auteurs dits libéraux. Ils entrent dans le discours des littérateurs pour servir leurs causes idéologiques, fondées sur leur exploitation économique. Certains observateurs ne seront pas dupes de toutes ces manigances intellectuelles, deux femmes tout particulièrement : Catarine Macaulay et Mary Wollstonecraft, qui contrent Burke sur différents sujets comme la Révolution Française, les conventions sociales, et bien sûr, l'exploitation des pauvres par les riches (nous examinerons ces critiques au prochain chapitre).
Ainsi, pour Edmund Burke, les promesses d'égalité de la Révolution Française ne sont que "fictions monstrueuses qui, inspirant des idées fausses et des espérances vaines à des hommes destinés à parcourir les sentiers obscurs d'une vie laborieuse, ne servent qu'à aggraver et à rendre plus amère cette inégalité réelle que l'on ne peut jamais détruire", mais qui avec un bon gouvernement se parerait d'une " véritable égalité morale parmi tous les hommes", propre à donner au peuple "laborieux, obéissant" ce bonheur "fondé sur la vertu" et qui "existe dans tous les états de la vie". (Burke, "Réflexions sur la Révolution Française et autres essais", 1790). Burke a au moins le mérite d'être clair : L'inégalité entre les hommes est inéluctable, indestructible, mais avec un peu de poudre de perlimpinpin on donnera aux hommes dociles l'illusion d'être égaux.
C'est un grand ami de Burke qui deviendra une
des plus grandes figures du libéralisme économique, Adam Smith (1723-1790), dont nous allons examiner maintenant ce qui concerne, dans son oeuvre, le sujet qui nous intéresse ici des Forts et des Faibles, des riches et des pauvres, de la conception que se fait le professeur de Glasgow, tout comme l'était son maître Francis Hutcheson, qui eut une grande influence sur ses
Adam Smith, gravure de Robert Graves (1798–1873)
Vanderblue Collection.
élèves, comme l'ont démontré "les nombreuses similitudes entre son travail et celui de ses élèves" (Pesciarelli, 1999) :
"... il s'ensuit que c'est à tort que certaines nations favorisent la liberté au point de ne jamais condamner aucun de leurs citoyens à une servitude perpétuelle. Cependant rien ne ferait plus propre à exciter l'industrie, ni à empêcher l'indolence du bas peuple, qu'une loi qui condamnerait les fainéants et les vagabonds à un esclavage perpétuel, si après les avoir admonestés, et le savoir détenus pendant quelque temps dans la servitude, ils s'obstinaient à ne pas vouloir travailler pour soutenir leurs familles. L'esclavage ferait encore un châtiment convenable pour ceux qui se sont ruinés, eux et leurs familles par leurs débauches et leur intempérance, et qui se font rendus à charge au public. On pourrait ainsi que le pratiquaient les Juifs, les assujettir à sept ans d'esclavage, sauf à leur rendre leur liberté, lorsqu'ils seraient devenus laborieux, ou à les détenir pour leur vie, s'ils refusaient de travailler. Ce serait même un châtiment plus utile pour d'autres crimes, que ceux qu'on emploie communément."
Francis Hutcheson, Système de philosophie morale, écrit entre 1737 et 1746.
Le philosophe sympathique
Dans le premier ouvrage d'Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments (Traité des Sentiments Moraux, abrégé par la suite en TSM), publié en 1759, un des thèmes centraux est la sympathie qui nous pousse à nous intéresser au sort des autres hommes :
"Quelque force qu'on suppose à l'intérêt personnel, la constitution de l'homme renferme évidemment certains principes qui l'intéressent au sort des autres, et qui lui rendent nécessaire le bonheur de ses semblables lors même qu'il n'en retire aucun avantage que le plaisir d'en être témoin." (TSM)
Cette "compassion" ou cette "pitié" représentent "la part que nous prenons à la peine des autres". Au-delà, nous pouvons essayer de comprendre, par empathie, ce que ressent autrui : "Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous représentons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne.". (TSM)
Cette expérience de l'empathie a cependant ses limites, nous rappelle le philosophe, puisqu'il n'est pas possible d'éprouver dans sa chair la détresse physique de son voisin, comme la faim dont "nous lisons la description dans le journal" mais dont "la lecture ne nous affame point" (op. cité). De même, les afflictions touchant des personnes avec qui nous n'avons pas de relations très proches ne nous affectent pas réellement. "Supposons que le grand empire de la Chine vienne à être englouti avec tous ses millions d'habitants" et un Européen apprenant cette nouvelle gémira un moment sur ce malheur pour finir rapidement de "vaquer à ses affaires et à ses plaisirs". Mais si, "le lendemain, on devait lui couper le petit doigt, il ne dormirait pas de la nuit." Il y a bien "ces moralistes de mauvaise humeur qui nous reprochent continuellement le bonheur dont nous jouissons pendant que nos frères sont dans l'affliction, qui regardent comme impie la joie naturelle de la prospérité qui ne s'occupe point d'une infinité de misérables qui gémissent dans l'oppression, la pauvreté, la langueur ou la violence des maladies, dans les horreurs de la mort, et en général dans les souffrances et des calamités de toute espèce." Adam Smith en déduit avec justesse que cette "tristesse hypocrite", "cette compassion artificielle n'est pas seulement absurde, elle est impraticable."
Si cette morale sentimentaliste ne nous est pas très utile pour penser notre relation à autrui, déterminer notre conduite, nos comportements, qu'est-ce qui va nous y aider ? L'observation, l'expérience, nous dit l'auteur, qui suscite en nous un sentiment d'approbation ou de blâme sur l'action observée, et qui entraîne ensuite notre jugement moral, sur "les véritables fondements du juste ou de l'injuste". (TSM)
Et déjà, les premières failles du raisonnement d'Adam Smith apparaissent. Car, au lieu de déduire de la grande variété d'expériences et de sentiments personnels, tout particulièrement celle de l'éducation, une infinité de règles de morale possibles, l'auteur prétend qu'il ne peut en découler que des "règles générales touchant ce qu'il est à propos et convenable de faire ou d'éviter", des "sentiments du devoir, principe de la plus grande importance dans la vie humaine et le seul par qui le gros des hommes puisse diriger ses actions." (TSM)
Le tour de passe-passe ne saute visiblement pas aux yeux du philosophe, car l'immense majorité des "règles générales de conduite" sont le produit de notre culture, de notre éducation, de nos mentalités particulières, et pas du tout générales. Même les crimes, "dont la société demande qu'ils soient punis quels qu'en aient été les motifs" (TSM) peuvent être qualifiés comme tels par une société et pas par une autre. Ainsi l'esclavage, qu'Adam Smith accepte, nous le verrons, comme beaucoup de ses contemporains, lui qui pense être dans une société plus civilisée que d'autres.
On ne s'étonnera donc pas que dans l'oeuvre de Smith (et c'est pareil pour beaucoup de penseurs pendant longtemps encore), la dimension idéologique surgisse très rapidement dans sa morale, dont les règles sont "regardées à juste titre comme les lois de Dieu" "promulguées par ces vices-gérants qu'elle a établis au dedans de nous." et "qui à la fin récompensera ceux qui leur obéissent, et punira ceux qui les violent." (TSM)
D'ailleurs, se retrouve toute une variété de termes que nous avons l'habitude de trouver depuis des siècles dans les œuvres savantes, comme "convenance", "décence", "vertu", "honneur" etc., et des formules caricaturales, souvent binaires :
"Ôtez cet attachement aux règles générales, il n'y a personne sur la conduite de qui l'on puisse compter. C'est lui qui constitue la différence la plus essentielle entre un malhonnête homme er un homme qui a des principes et de l'honneur. Celui-ci en toute occasion demeure ferme et inébranlable dans ses maximes, et sa conduite ne se dément point durant tout le cours de sa vie ; l'autre est variable et n'agit que par hasard selon l'humeur, l'inclination et l'intérêt le dominent." (TSM)
"Un Quaker dévot qui viendrait de recevoir un soufflet sur une joue et qui, au lieu de tendre l'autre, oublierait l'interprétation littérale du précepte de notre Sauveur, au point de donner une bonne correction à celui qui l'aurait insulté, ne nous serait point désagréable. Sa promptitude nous divertirait et nous ferait rire, et nous l'en aimerions davantage ; mais nous ne le regarderions nullement avec le respect et l'estime qui paraissent dues à celui qui, en pareilles circonstances, aurait agi convenablement par un juste sentiment de ce qu'il était convenable." (TSM)
C'est "en agissant selon les leçons de nos facultés morales", donc, que "nous prenons nécessairement les moyens les plus efficaces pour l'avancement du bonheur des hommes". Ce bonheur "ainsi que celui de toutes les autres créatures raisonnables, paraît avoir été originairement le but que s'est proposé l'Auteur de la nature quand il les a tirés du néant. C'est la seule fin qui semble digne de la sagesse et de la bonté suprême que nous lui attribuons ; et cette opinion, à laquelle nous nous sommes élevés par la considération de ses infinies perfections, est encore fortifiée par l'examen des ouvrages de la nature qui tous paraissent destinés à procurer le bonheur et à garantir de la misère." (TSM)
Le problème, c'est que toutes ces facultés morales censées nous conduire au bonheur ou nous en éloigner ("bon, mauvais, juste, injuste, décent, indécent, convenable, malséant; etc."), n'ont pas ce caractère intangible que le philosophe leur prête, mais au contraire, sont intrinsèquement liées aux cultures, aux mentalités, auxquelles elles se rattachent. Elles ne peuvent pas raisonnablement être traitées comme des catégories monolithiques, comme le font les moralistes classiques, car dans ce cas, elles exposent les problèmes, une fois encore, de manière caricaturale, débarrassée de leur nature complexe :
"Le fripon industrieux cultive son champ, l'honnête homme indolent laisse le sien en friche : quel est celui qui doit recueillir la moisson ? lequel doit vivre dans l'abondance ou mourir de faim ? le cours naturel des choses décide en faveur du fripon, les sentiments naturels des hommes en faveur de l'homme vertueux." (TSM)
De plus, remarquez que l'auteur a la prétention de répondre pour tous les hommes (ce qui confirme la supériorité qu'il accorde à ses propres règles éthiques), ce qu'il réitère ensuite : "Nous jugeons que les bonnes qualités du premier sont trop récompensées par les avantages qu'il en retire, et que la négligence du second est trop punie par les maux qu'il en souffre." Etc. etc. Comme très souvent, dans la philosophie qui inspirera le libéralisme, il y a l'usage très fréquent de la caricature, de l'allégorie réductrice, qui empêche d'appréhender la complexité globale des individus et de leur société et autorise des vues tranchées de manière binaire, donc simplistes. Jusqu'aujourd'hui, nous le verrons, cette indigence intellectuelle marque très fortement la pensée libérale et capitaliste et conduit à des aberrations de conduites politiques et économiques.
Nous comprenons un peu mieux désormais comment l'idée du bonheur des hommes, chez Adam Smith, est très vite soumise en grande partie à des principes établis de morale (en partie chrétienne), et non le fruit d'une réflexion rationnelle et personnelle : "Durant l'ignorance et les ténèbres du Paganisme...". La conception que se fait le philosophe de la société, que nous allons maintenant aborder, va davantage nous éclairer sur la manière dont ces principes traduisent dans la réalité cette exigence de bonheur commun.
Heureux les pauvres...
Adam Smith, comme Locke et beaucoup d'autres avant lui ont recours à l'argument idéologique de la religion pour justifier la nécessité de la richesse et de la pauvreté dans le monde, voulue par Dieu lui-même, tout en prétendant que chacun y trouve son compte :
"Quand la Providence a partagé la terre en un petit nombre d'hommes puissants, elle n'a ni oublié ni abandonné ceux qui paraissent avoir été exclus du partage, ils ont également part à tout ce qu'elle produit. Dans ce qui fait le véritable bonheur de la vie humaine ils ne le cèdent en rien à ceux qui paraissent si fort au-dessus d'eux. Par rapport à la santé du corps et à la paix de l'âme tous les rangs sont à peu près de niveau ; et le mendiant qui se chauffe au soleil à côté du grand chemin, jouit d'une sécurité pour laquelle les Rois font la guerre."
TSM
L'évocation de pauvres, dans ce texte, presque aussi bien portants que les riches, cette image de mendiant se chauffant au soleil sont bien sûr très fausses et très éloignées de la réalité et l'auteur le sait parfaitement bien, lui qui, nous le verrons, s'exprimera aussi bien sur les multiples inégalités causées par le système économique lui-même, et les conditions d'existence pénibles qui en découlent. Pourtant, à différentes reprises, il reprendra cette idée d'illusion, d'apparence des choses ("qui paraissent avoir été exclus du partage") alors qu'en réalité riches et pauvres "ont également part" à ce que la terre produit.
"Il est bien vrai que son mobilier paraîtra extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant d’un grand seigneur ; cependant entre le mobilier d’un prince d’Europe et celui d’un paysan laborieux et rangé, il n’y a peut-être pas autant de différence qu’entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d’Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie."
Adam Smith, "An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations", "Enquête (ou Recherche) sur la nature et les causes de la richesse des nations", 1776, Livre I, chapitre I, traduction française de Germain Garnier, 1881 à partir de l’édition revue par Adolphe Blanqui en 1843. Désigné ensuite par l'abréviation RDN.
Dans le même ordre d'idées, le philosophe ose affirmer qu'"Un riche ne consomme pas plus de nourriture que le plus pauvre de ses voisins", en raison de "la capacité de son estomac qui ne contient pas plus que celui du dernier paysan. Ce qui ne l'empêche pas d'évoquer "deux ou trois cents livres pesant de vivres qui seront quelquefois servies dans un grand repas, la moitié peut-être est jetée, et il y en a toujours une grande quantité dont on fait abus ou dégât." Ainsi, l'argument trompeur de la taille égale de l'estomac a permis par son argutie de cacher à la fois le fait que cela m'empêchait pas au riche de consommer possiblement bien davantage, mais aussi le fait qu'il pouvait alors occasionner un gaspillage important de nourriture, sujet que nous retrouverons plus tard dans l'empreinte écologique disparate entre riches et pauvres. Par ailleurs, on se demande pourquoi Smith se sert de cet exemple pour faire la morale hypocrite aux riches (une constante chez les philosophes depuis l'antiquité, dont une partie non négligeable étaient riches, voire très riches), alors que ses principes économiques laissent une liberté complète de s'enrichir, faisant même de l'opulence une marque de noblesse et ayant lui-même pointé du doigt, cela a été dit plus haut, "les moralistes de mauvaise humeur" :
"Les plaisirs de l'opulence et de la grandeur considérés dans cette vue complexe nous paraît quelque chose de beau, de noble, de grand qui vaut bien les peines et les soins qu'on se donne pour l'obtenir." (TSM)
un grand repas : Ou encore : "En 1309, Raoul de Born, prieur de Saint-Augustin de Cantorbéry, donna, au jour de son installation, un festin dont Guillaume Thorn nous a conservé le détail, non seulement quant au service, mais même quant aux prix des denrées. (…) les immenses quantités de grain consommés dans un festin qui était fameux par sa magnificence." (RDN, livre I, chapitre XI)
Le sujet très important de l'appropriation injuste de la terre, des richesses qui en découlent, est toujours éludé par les premiers auteurs libéraux. Il ne fait jamais l'objet d'un examen critique et rationnel, mais est toujours justifié de manière idéologique et de manière expéditive. Pourtant, ce sujet de la propriété est crucial et détermine tout un système fondé, nous l'avons vu, sur une appropriation violente et injuste des terres, de la force de travail des hommes, préoccupation majeure des projets de société anticapitalistes. Cette inégalité scinde depuis des millénaires les sociétés d'Etats centralisés en des classes plus ou moins riches et d'autres plus ou moins pauvres. Adam Smith, comme les autres penseurs du courant libéral, accepte une fois pour toute cette partition, laissant le soin à l'Etat de prévenir éventuellement d'un mal dont il affirme pourtant la nécessité :
"Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir ce mal."
"Partout où il y a de grandes propriétés, il y a une grande inégalité de fortunes. Pour un homme très-riche, il faut qu’il y ait au moins cinq cents pauvres ; et l’abondance où nagent quelques-uns suppose l’indigence d’un grand nombre."
RDN, Livre V, chapitre I
Cette croyance en la nécessité de la pauvreté est très partagée par l'ensemble des élites, nous l'avons vu. On la retrouve inchangée trente ans plus tard sous la plume, par exemple, du riche marchand Patrick Colquhoun (1745-1820), fondateur par ailleurs de différentes maisons de charité et d'une école pour les pauvres à Westminster :
"La pauvreté est l’état et la condition sociale de l’individu qui n’a pas de force de travail en réserve ou, en d’autres termes, pas de biens ou de moyens de subsistance autres que ceux procurés par l’exercice constant du travail dans les différentes occupations de la vie. La pauvreté est donc l’ingrédient le plus nécessaire et indispensable de la société, sans lequel les nations et les communautés ne pourraient exister dans l’état de civilisation. C’est le destin de l’homme. C’est la source de la richesse, car sans pauvreté, il ne pourrait y avoir de travail ; et il ne pourrait donc y avoir de biens, de raffinements, de conforts, et de bénéfices pour les riches."
Patrick Colquhoun, Treatise of Indigence (Traité sur l'Indigence), 1806.
Les précautions hypothétiques du gouvernement n'ont pas grande valeur théorique, au regard de la place qu'Adam Smith consacre à l'État dans l'ensemble de son oeuvre. C'est à l'économie privée que Smith, comme les autres capitalistes, confie l'essentiel de la création de richesse. Puisque l'organisation sociale voulue par Smith comporte nécessairement une grande quantité de pauvres, on peut légitimement se demander comment elle va parvenir à apporter aux pauvres le bonheur promis. C'est ce que nous allons examiner maintenant.
De haut en bas : 'Management 101 à l'Université de la Main Invisible"; "La formule : multiplier les plans massifs, diviser et contrôler, ôter chaque droit du travail restant, égale plus d'inégalités" ; "Le PDG touche 5000 fois ce que gagne l'employé le moins payé, et voilà, tout le monde est content !" ; "la cupidité, c'est bien".
L'économie du bonheur
Les acteurs de la vie économique, en Angleterre ou ailleurs, n'ont pas attendu les idées libérales pour suivre bon nombre de conduites, de règles propres à enrichir les propriétaires de capitaux. Nous avons vu que depuis la plus haute antiquité, en Mésopotamie, en Egypte, en Grèce ou à Rome, les plus aisés font des affaires, spéculent, exploitent des esclaves, tirent profit de l'endettement des plus fragiles, etc. Quand Adam Smith commence à écrire, la Banque d'Angleterre a déjà soixante-cinq ans d'existence et l'économie anglaise a pris un nouveau tournant. Les philosophes que l'on appellera plus tard libéraux pensent à l'intérieur de ce cadre qui reprend nombre de pratiques séculaires de domination des riches sur les pauvres, nous l'avons vu, tout en lui apportant des développements, des innovations successives, influencées par différents facteurs comme l'histoire, les techniques ou le contexte socio-économique, touchant aux banques, au commerce, au travail salarié, par exemple. Nous allons donc, ici, examiner la manière dont le philosophe envisage, malgré tout ce qui vient d'être dit, une société conforme au bonheur des hommes auquel, nous l'avons vu, il est attaché de par la volonté divine.
Contrairement à cette sympathie dont le philosophe a parlé dans le Traité des Sentiments Moraux, c'est à une sorte d'égoïsme que l'auteur se réfère à propos de la conduite économique, un égoïsme positif, dirons-nous, où s'occuper de ses intérêts conduirait à s'intéresser à ceux de tous, citons des passages bien connus sur le sujet :
"L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien sûr de réussir s’il s’adresse à leur intérêt personnel ou s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. […] Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage ".
RDN, I, XI
"et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société que s'il avait réellement pour but d'y travailler "
RDN, IV, II
Depuis des millénaires, les sociétés de tous les Etats centralisés ne sont pas des sociétés égalitaires, et les conditions d'existence de chacun sont le plus souvent étroitement liées au milieu qui les a vu naître. De nombreux pauvres, et c'est encore le cas à l'époque d'Adam Smith, vivent à peine au niveau de subsistance, tandis qu'un petit nombre de personne détient la quasi-totalité des richesses, nous avons déjà vu cela en détail. Vendre le produit de son champ ou de tout autre chose pour survivre n'a rien d'une recherche d'intérêt, comme celle qui anime une personne qui, ayant assuré sa subsistance, parvient à en obtenir un surplus, un capital, "le plus de valeur possible", qui représente alors un "intérêt personnel", un "avantage" qu'elle mettra à profit, par l'épargne (très modique pour les plus modestes) ou l'investissement, selon le degré d'enrichissement et de connaissance des affaires.
Quand on cherche à survivre, on ne pense pas "à son propre gain", mais à préserver sa vie. D'ailleurs, les métiers cités par Smith ne sont pas choisis au hasard, le boucher en tête, qui représente alors un des commerces les plus lucratifs ("Le métier de boucher a quelque chose de cruel et de repoussant ; mais, dans la plupart des endroits, c'est le plus lucratif de presque tous les métiers ordinaires." RDN I, X). Nul doute que Smith a en tête à chaque fois l'entrepreneur, et non le simple salarié de la boutique. Car, rappelons-le, nous l'avons vu au précédent chapitre, cette organisation économique prévoit de continuer d'avoir une grande réserve de pauvres pour permettre l'enrichissement de quelques-uns. Smith, comme les autres penseurs libéraux, entend donc donner au commerce, aux affaires, à tous ceux qui sont à même de produire du profit, un rôle central, décisif, dans le fonctionnement de la société. Avec les autres économistes qui fondent le libéralisme, cette doctrine du capitalisme moderne qui va régenter bientôt toute la planète, le philosophe anglais participe à créer un système qui, plus que jamais, place la valeur marchande, productive, de l'objet, du bien, comme étalon de mesure servant à organiser la société entière. Pour cette raison, les exemples de métiers qu'il fournit sont des métiers du commerce : boucher, marchand de bière, boulanger, etc. En conséquence, quand il en vient à évoquer le métier de domestique, qui transforme une maison sale en une maison propre, qui peut cuisiner, rendre des services divers à son maître, etc., son système perd la boussole et déclare en substance que le travail du domestique "n'ajoute à la valeur de rien" (RDN, Livre II, V) Son salaire n'est pas comme celui de l'ouvrier une avance que le maître récupèrera à la vente de l'objet qu'il a fabriqué, il est pour ainsi dire perdu pour l'économie : "Le travail du domestique, au contraire, ne se fixe ou ne se réalise sur aucun objet, sur aucune chose qu’on puisse vendre ensuite. En général, ses services périssent à l’instant même où il les rend, et ne laissent presque jamais après eux aucune trace ou aucune valeur qui puisse servir à la suite à procurer une pareille quantité de services". Ce n'est pas que Smith dénie toute valeur au travail des domestiques : "Le travail de ceux-ci a néanmoins sa valeur, et mérite sa récompense, aussi bien que celui des autres", mais il "ne se fixe ou ne se réalise sur aucun objet, sur aucune chose qu’on puisse vendre ensuite" (RDN II, V). On voit ici quelques paradigmes qui, bien qu'ayant évolué dans le temps, ont servi à structurer un système économique basé sur la croissance, la production sans fin de marchandises, et dans lequel les richesses immatérielles seront gravement mises en péril du fait qu'elles ne sont pas créatrices de cette valeur matrice dont l'argent est la seule et unique médiatisation. C'est ainsi que le capitalisme, par la loi de la valeur, exige que le capital ne cesse de rechercher pour le lendemain une activité plus rentable que la veille, au mépris de toute considération de dignité, solidarité humaines et de bien commun en général : en cela, le capitalisme moderne est, dès son origine, mortifère pour une grande partie de l'humanité.
On retrouve l'idée d'avantage dans un autre passage qui nous montre à quel point le choix des mots reflète en permanence la mentalité de l'auteur : "Or, le travail et les capitaux cherchent naturellement les emplois les plus avantageux. Naturellement donc, ils se jetteront dans les villes le plus qu'ils pourront, et abandonneront les campagnes." (RDN, I, chapitre X). Là encore, l'auteur donne à entendre que l'ouvrier qui quitte une situation pauvre dans la campagne, voire de très grande précarité, rejoint la ville pour y trouver un emploi "plus avantageux", comme s'il avait le choix, comme s'il avait amélioré significativement du même coup son existence par cette liberté qui lui est donnée de choisir entre deux situations peu enviables. Le caractère idéologique, fallacieux et trompeur de cette liberté cache une liberté à plusieurs vitesses, la plus entière possible pour les classes "supérieures", mais bien plus restreinte et contrôlée pour les inférieures :
"Il est rare que des gens du même métier se trouvent réunis, fût-ce pour quelque partie de plaisir ou pour se distraire, sans que la conversation finisse par quelque conspiration contre le public, ou par quelque machination pour faire hausser les prix. Il est impossible, à la vérité, d'empêcher ces réunions par une loi qui puisse s'exécuter, ou qui soit compatible avec la liberté et la justice; mais si la loi ne peut pas empêcher des gens du même métier de s'assembler quelquefois, au moins ne devrait-elle rien faire pour faciliter ces assemblées, et bien moins encore pour les rendre nécessaires. (…) Un règlement qui autorise les gens du même métier à se taxer entre eux pour pourvoir au soulagement de leurs pauvres, de leurs malades, de leurs veuves et orphelins, en leur donnant ainsi des intérêts communs à régir, rend ces assemblées nécessaires. (…) Dans un métier libre, on ne peut former de ligue qui ait son effet, que par le consentement unanime de chacun des individus de ce métier, et encore cette ligue ne peut-elle durer qu'autant que chaque individu continue à être du même avis. "
RDN, I, chapitre X
La célèbre "main invisible" opérerait une transmutation de l'intérêt personnel en intérêt commun, mais, d'ores et déjà, on ne peut qu'être dubitatif sur la réussite de l'opération, puisque le philosophe lui-même nous dit, en substance, qu'il continuera d'exister de grandes disparités économiques entre les individus. Ce principe libéral contradictoire n'a rien de nouveau. Avant Smith, des auteurs comme Mackworth ou Mandeville, nous l'avons vu, l'ont exprimé à leur façon, avec la même idée d'égoïsme conduisant au bien commun ("Private Vices, Public Virtues"), de pauvreté nécessaire, de vivier de main d'oeuvre à bon marché nécessaire aux plus riches, etc. Dans un passage, d'ailleurs, le philosophe illustre lui-même le non-sens de cette contradiction. Non seulement le pauvre, au sein d'une telle économie, ne profite pas de la prospérité générale, mais il demeure un citoyen de seconde zone, un handicapé social manipulé par ses maîtres. Rarement, un auteur libéral, qui plus est de premier ordre, n'a autant laissé entrevoir le pitoyable sort réservé aux ouvriers dans le nouveau système économique né avec la révolution industrielle, si abruti par un travail qui l'empêche de penser, de critiquer ce nouvel ordre du monde :
"La classe des propriétaires peut gagner peut-être plus que celle-ci à la prospérité de la société; mais aucune ne souffre aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers. Cependant, quoique l'intérêt de l'ouvrier soit aussi étroitement lié avec celui de la société, il est incapable, ou de connaître l'intérêt général, ou d'en sentir la liaison avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse pas le temps de prendre les informations nécessaires; et en supposant qu'il pût se les procurer complètement, son éducation et ses habitudes sont telles, qu'il n'en serait pas moins hors d'état de bien décider. Aussi, dans les délibérations publiques, ne lui demande-t-on guère son avis, bien moins encore y a-t-on égard, si ce n'est dans quelques circonstances particulières où ses clameurs sont excitées, dirigées et soutenues par les gens qui l'emploient, et pour servir en cela leurs vues particulières plutôt que les siennes." (RDN, I, XI)
Que peut donc être cette main invisible sinon l'ensemble des mécanismes, des enchaînements, des comportements économiques à l'oeuvre dans la société, seuls capables, en théorie, de produire cette opération magique ? C'est ce qu'on appelle le marché qui, jusque-là, dans toutes les sociétés où l'argent circule, était très dépendant des pouvoirs politiques, par toutes sortes de privilèges, d'interdictions, de contraintes, de main-mise de la part des monarques sur la vie des individus. Et c'est là que la pensée de l'économie libérale innove, en comptant lâcher le plus possible la bride sur l'économie, en lui octroyant la "pleine liberté" :
"A la vérité, les salaires et les profits pécuniaires sont, dans tous les pays de l'Europe, extrêmement différents, suivant les divers emplois du travail et des capitaux. Mais cette différence vient en partie de certaines circonstances attachées aux emplois mêmes, lesquelles, soit en réalité, soit du moins aux yeux de l'imagination, suppléent, dans quelques-uns de ces emplois, à la modicité du gain pécuniaire, ou en contrebalancent la supériorité dans d'autres; elle résulte aussi en partie de la police [au sens d’organisation, d’administration, NDA] de l'Europe, qui nulle part ne laisse les choses en pleine liberté.
RDN , I, X
Et le lecteur de sourire, plus de deux siècles après, alors qu'une grande liberté a été accordée à l'économie, à constater plus que jamais l'extrême inégalité de richesse, une précarité endémique, une concurrence entre salariés européens, qui fournit aux employeurs un vivier de travailleurs à bon marché :
"mais la police qui domine en Europe, faute de laisser les choses dans une entière liberté, donne lieu à d'autres inégalités d'une bien plus grande importance. Elle produit cet effet principalement de trois manières : la première, en restreignant la concurrence, dans certains emplois, à un nombre inférieur à celui des individus qui, sans cela, seraient disposés à y entrer; la seconde, en augmentant dans d'autres le nombre des concurrents au-delà de ce qu'il serait dans l'état naturel des choses ; et la troisième, en gênant la libre circulation du travail et des capitaux, tant d'un emploi à un autre, que d'un lieu à un autre."
RDN, I, chapitre X
Adam Smith ne songe pas seulement à "l'entière liberté" du commerce des marchandises, mais aussi, déjà, à "la parfaite liberté" du marché des loisirs :
Le second de ces moyens, c’est la multiplicité et la gaieté des divertissements publics. Si l’État encourageait, c’est-à-dire s’il laissait jouir d’une parfaite liberté tous ceux qui, pour leur propre intérêt, voudraient essayer d’amuser et de divertir le peuple, sans scandale et sans indécence, par des peintures, de la poésie, de la musique et de la danse, par toutes sortes de spectacles et de représentations dramatiques, il viendrait aisément à bout de dissiper dans la majeure partie du peuple cette humeur sombre et cette disposition à la mélancolie, qui sont presque toujours l’aliment de la superstition et de l’enthousiasme.
Livre V, chapitre 1
Le salaire de la peur
Ce qui frappe assez vite le lecteur et peut le rendre très dubitatif sur l'espèce de bonheur que les pauvres vont bien pouvoir connaître au travers de l'économie libre de marché, c'est que, de l'aveu répété de l'auteur, et en substance, le salaire des travailleurs ne pourra, le plus souvent, que leur permettre de vivre de manière précaire, au gré de l'offre et de la demande d'emploi. Smith confirme donc que c'est le mécanisme même de l'économie de marché qui autorise la mise en danger de l'individu :
"Quand même la richesse d'un pays serait très grande, cependant, s'il a été longtemps dans un état stationnaire, il ne faut pas s'attendre à y trouver les salaires bien élevés. Les revenus et les capitaux de ses habitants, qui sont les fonds destinés au payement des salaires, peuvent bien être d'une très grande étendue; mais s'ils ont continué, pendant plusieurs siècles, à être de la même étendue ou à peu près, alors le nombre des ouvriers employés chaque année pourra aisément répondre, et même plus que répondre, au nombre qu'on en demandera l'année suivante. On y éprouvera rarement une disette de bras, et les maîtres ne seront pas obligés de mettre à l'enchère les uns sur les autres pour en avoir. Au contraire, dans ce cas, les bras se multiplieront au-delà de la demande. Il y aura disette constante d'emploi pour les ouvriers, et ceux-ci seront obligés, pour en obtenir, d'enchérir au rabais les uns sur les autres. (RDN, I, IX)
"Dans un pays qui aurait atteint le dernier degré de richesse auquel la nature de son sol et de son climat et sa situation à l'égard des autres pays peuvent lui permettre d'atteindre, qui, par conséquent, ne pourrait plus ni avancer ni reculer; dans un tel pays, les salaires du travail et les profits des capitaux seraient probablement très bas tous les deux. Dans un pays largement peuplé en proportion du nombre d'hommes que peut nourrir son territoire ou que peut employer son capital, la concurrence, pour obtenir de l'occupation, serait nécessairement telle, que les salaires y seraient réduits à ce qui est purement suffisant pour entretenir le même nombre d'ouvriers; et comme le pays serait déjà pleinement peuplé, ce nombre ne pourrait jamais augmenter. Dans un pays richement pourvu de capitaux, en proportion des affaires qu'il peut offrir en tout genre, il y aurait, dans chaque branche particulière de l'industrie, une aussi grande quantité de capital employé, que la nature et l'étendue de ce commerce pourraient le permettre; la concurrence y serait donc partout aussi grande que possible et, conséquemment, les profits ordinaires aussi bas que possible." (RDN, I, IX)
L'horizon commun de beaucoup de pauvres c'est donc leur subsistance, ou à peine mieux, comme pour les bestiaux, pour qu'ils puissent se reproduire et alimenter un profitable vivier (nous avons évoqué la chose précédemment, chez d'autres auteurs d'esprit libéral) :
"Les salaires qu'on paye à des gens de journée et domestiques de toute espèce, doivent être tels que ceux-ci puissent, l'un dans l'autre, continuer à maintenir leur population, suivant que peut le requérir l'état croissant ou décroissant, ou bien stationnaire, de la demande qu'en fait la société" (RDN I, X).
"Le taux le plus élevé auquel puissent monter les profits ordinaires est celui qui, dans le prix de la grande partie des marchandises, absorbe la totalité de ce qui devait revenir à la rente de la terre, et qui réserve seulement ce qui est nécessaire pour salarier le travail de préparer la marchandise et de la conduire au marché, au taux le plus bas auquel le travail puisse jamais être payé, c'est-à-dire la simple subsistance de l'ouvrier. Il faut toujours que, d'une manière ou d'une autre, l'ouvrier ait été nourri pendant le temps que le travail lui a pris ;" (RDN , I, IX).
Ce programme minimum, loin d'approcher le bien-être matériel des plus aisés, c'est celui que se propose d'établir la nouvelle science économique de l'auteur, dès l'introduction de son ouvrage (nous nous pencherons plus tard sur le rôle évoqué du gouvernement ) :
"L’Économie politique, considérée comme une branche des connaissances du législateur et de l’homme d’État, se propose deux objets distincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu ou cette subsistance abondante ; le second objet est de fournir a l’État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public : elle se propose d’enrichir à la fois le peuple et le souverain"
RDN, LIVRE IV, Introduction
Adam Smith critique très souvent les corporations, en particulier sur le fait que les ouvriers n'ont pas, bien souvent, la liberté de travailler où bon leur semble. Pourtant, autant, cette liberté qui serait acquise dans la nouvelle économie ne semble pas apporter de biens meilleurs bienfaits, mais semble surtout faciliter la tâche aux employeurs :
"Si l'une de ces trois manufactures capitales venait à déchoir, les ouvriers pourraient trouver une ressource dans l'une des deux autres qui serait dans un état de prospérité et, de cette manière, leurs salaires ne pourraient jamais s'élever trop haut dans l'industrie en progrès, ni descendre trop bas dans l'industrie en décadence." (RDN I, X).
L'auteur admet même que leur situation puisse être pire encore, sans la possibilité de fonder une famille, mais seulement en essayant d'assurer leurs besoins vitaux :
"Quand cette richesse réelle de la société est dans un état stationnaire, les salaires de l'ouvrier sont bientôt réduits au taux purement suffisant pour le mettre en état d'élever des enfants et de perpétuer sa race. Quand la société vient à déchoir, ils tombent même au-dessous de ce taux. La classe des propriétaires peut gagner peut-être plus que celle-ci à la prospérité de la société; mais aucune ne souffre aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers." (RDN I, XI)
Pour toutes ces raisons, on comprend qu'Adam Smith classe dans les passions néfastes le désir de bien-être et de jouissance éprouvé par les pauvres, propres à menacer la propriété :
"l’aversion pour le travail et l’amour du bien-être et de la jouissance actuelle chez l’homme pauvre, voilà les passions qui portent à envahir la propriété." (RDN V, I)
La fabrique du pauvre
C'est le système économique lui-même qui limite l'accès du pauvre à l'aisance. Les différents mécanismes qui sont à l'oeuvre agissent en permanence les uns sur les autres et une action sur l'un des leviers (prix, salaires, profit, capitaux, spéculation, etc.) entraîne toute une série d'autres actions, d'une grande variabilité, d'une grande contingence entre les parties, mais aussi toutes sortes de comportements des plus riches pour optimiser leurs profits, et tout cela forme une menace permanente pour les travailleurs pauvres :
"Nous avons déjà observé qu'il était difficile de déterminer quel est le taux moyen des salaires du travail, dans un lieu et dans un temps déterminés. On ne peut guère, même dans ce cas, déterminer autre chose que le taux le plus habituel des salaires ; mais cette approximation ne peut guère s'obtenir à l'égard des profits des capitaux. Le profit est si variable, que la personne qui dirige un commerce particulier ne pourrait pas toujours vous indiquer le taux moyen de son profit annuel. Ce profit est affecté, non seulement de chaque variation qui survient dans le prix des marchandises qui sont l'objet de ce commerce, mais encore de la bonne ou mauvaise fortune des concurrents et des pratiques du commerçant, et de mille autres accidents auxquels les marchandises sont exposées, soit dans leur transport par terre ou par mer, soit même quand on les tient en magasin. Il varie donc, non seulement d'une année à l'autre, mais même d'un jour à l'autre, et presque d'heure en heure. Il serait encore plus difficile de déterminer le profit moyen de tous les différents commerces établis dans un grand royaume et, quant à prétendre juger avec un certain degré de précision de ce qu'il peut avoir été anciennement ou à des époques reculées, c'est ce que nous regardons comme absolument impossible."
RDN, I, chapitre 9
"Toute proposition d'une loi nouvelle ou d'un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu'après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d'une classe de gens dont l'intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l'intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l'un et l'autre en beaucoup d'occasions."
RDN, I, chapitre XI
"Or, il faut nécessairement que le profit de quelques-uns de ceux qui font commerce de ces denrées se ressente de la mobilité du prix. Ceux qui se livrent au commerce de spéculation établissent leurs principales opérations sur ces sortes de marchandises. Quand ils prévoient que le prix pourra monter, ils en accaparent autant qu'ils peuvent, et ils cherchent à vendre quand il y a apparence de baisse."
RDN, I, chapitre X
"Des commerçants anglais, qui ont fait le commerce dans les deux pays, m'ont assuré que les profits du négoce étaient plus élevés en France qu'en Angleterre; et c'est là, sans aucun doute, le motif pour lequel beaucoup de sujets anglais emploient de préférence leurs capitaux dans un pays où le commerce est peu considéré, plutôt que de les employer dans leur propre pays où il est en grande estime. Les salaires du travail sont plus bas en France qu'en Angleterre."
"Un marchand, comme on l’a très-bien dit, n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier. Il lui est, en grande partie, indifférent en quel lieu il tienne son commerce, et il ne faut que le plus léger dégoût pour qu’il se décide à emporter son capital d’un pays à un autre, et avec lui toute l’industrie que ce capital mettait en activité. "
LIVRE III, IV
"Les grandes fortunes faites si subitement et si aisément, au Bengale et dans les autres établissements anglais des Indes orientales, nous témoignent assez que les salaires sont très bas et les profits très élevés dans ces pays ruinés."
RDN, I, chapitre IX
"Or, il faut nécessairement que le profit de quelques-uns de ceux qui font commerce de ces denrées se ressente de la mobilité du prix. Ceux qui se livrent au commerce de spéculation établissent leurs principales opérations sur ces sortes de marchandises. Quand ils prévoient que le prix pourra monter, ils en accaparent autant qu'ils peuvent, et ils cherchent à vendre quand il y a apparence de baisse."
RDN, I, chapitre X
"Il faut donc observer que la rente entre dans la composition du prix des marchandises d'une tout autre manière que les salaires et les profits. Le taux élevé ou bas des salaires et des profits est la cause du prix élevé ou bas des marchandises; le taux élevé ou bas de la rente est l'effet du prix; le prix d'une marchandise particulière est élevé ou bas, parce qu'il faut, pour la faire venir au marché, payer des salaires et des profits élevés ou bas ; mais c'est parce que son prix est élevé ou bas, c'est parce qu'il est ou beaucoup ou très peu plus, ou pas du tout plus élevé que ce qui suffit pour payer ces salaires et ces profits, que cette denrée fournit de quoi payer une forte ou une faible rente, ou ne permet pas d'en acquitter une."
RDN, I, chapitre XI
"Après la découverte des mines du Pérou, les mines d'argent d'Europe furent pour la plupart abandonnées. La valeur de l'argent fut tellement réduite, que le produit de ces dernières ne pouvait plus suffire à payer les frais de leur exploitation, ou remplacer, avec un profit, les dépenses de nourriture, vêtement, logement et autres choses nécessaires qui étaient consommées pendant cette opération. La même chose arriva à l'égard des mines de Cuba et de Saint-Domingue, et même à l'égard des anciennes mines du Pérou, après la découverte de celles du Potosi."
RDN, I, chapitre XI
Tous ces exemples nous montrent très bien les principes économiques conduisant au profit et aux intérêts de chacun, loin de représenter surtout des avantages, sont plutôt à propres à déstabiliser constamment et de mille façons le corps social, à opposer les citoyens les uns contre les autres, les plus faibles d'entre eux payant toujours le coût social le plus élevé, à la fois matériel, physique et psychique.
Non seulement nous avons vu que les idées économiques de Smith vont à l'encontre d'une amélioration substantielle du niveau de vie des ouvriers, mais de plus, elles vont entériner, dans ses buts fixés d'enrichissement, de rentabilité, de profits perpétuels, une organisation du travail très préjudiciable pour eux. Ainsi en est-il de la division du travail, dont l'auteur nous donne un exemple au travers d'une manufacture d'épingle :
"Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles. Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. (...)
Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoiqu'en un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu'elle peut y être portée, donne lieu à un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C'est cet avantage qui parait avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers." (RDN
Ce passage (comme naguère celui de Petty et sa fabrique de montre) illustre bien la manière dont les tenants de la nouvelle économie s'y intéresse comme moyen d'accroître la productivité, la richesse, indépendamment des conditions de travail. Smith parle du temps de travail par préoccupation économique, et pas humaine : "le forgeron, quoiqu'il soit un artisan, gagne rarement autant, en douze heures de temps qu'un charbonnier travaillant aux mines, qui n'est qu'un journalier, gagne en huit." Il ne parle de ce sujet que très exceptionnellement, et le fait à la manière de beaucoup d'auteurs libéraux après lui, en une sorte de compromis entre soulagement de la peine de l'ouvrier et intérêt des maîtres :
"Un grand travail de corps ou d’esprit, continué pendant plusieurs jours de suite, est naturellement suivi, chez la plupart des hommes, d’un extrême besoin de relâche qui est presque irrésistible, à moins qu’il ne soit contenu par la force ou par une impérieuse nécessité. C’est le cri de la nature qui veut impérieusement être soulagée, quelquefois seulement par du repos, quelquefois aussi par de la dissipation et de l’amusement. Si on lui désobéit, il en résulte souvent des conséquences dangereuses, quelquefois funestes, qui presque toujours amènent un peu plus tôt ou un peu plus tard le genre d’infirmité qui est particulière au métier. Si les maîtres écoutaient toujours ce que leur dictent à la fois la raison et l’humanité, ils auraient lieu bien souvent de modérer plutôt que d’exciter l’application au travail, chez une grande partie de leurs ouvriers. Je crois que, dans quelque métier que ce soit, on trouvera que celui qui travaille avec assez de modération pour être en état de travailler constamment, non-seulement conserve le plus longtemps sa santé, mais encore est celui qui, dans le cours d’une année, fournit la plus grande quantité d’ouvrage." RDN, Livre V, chapitre 1
Ce qui montre bien que Smith n'a aucune intention de légiférer sur la question mais laisse le soin aux maîtres d'en décider. La préoccupation du philosophe est donc tout à fait accessoire, et on verra comment, sur la base de ce système oppressif, la révolution industrielle conduira à traiter les corps et les esprits. Mais déjà, la division des tâches est un bon indice d'asservissement,par le caractère répétitif et abrutissant du travail, et le pire, c'est qu' Adam Smith le reconnaît très explicitement, sans jamais remettre le principe en cause, mais au contraire, en l'admettant comme une nécessité :
" Un homme qui passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou très approchant, n’a pas lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ces facultés et devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir ; l’engourdissement de ses facultés morales le rend non seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ni d’y prendre part, mais même d’éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre et, par conséquent, de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs même les plus ordinaires de la vie privée. Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d’état d’en juger, et à moins qu’on n’ait pris quelques peines très particulières pour l’y préparer, il est également inhabile à défendre son pays à la guerre ; l’uniformité de sa vie sédentaire corrompt naturellement et abat son courage, et lui fait envisager avec une aversion mêlée d’effroi la vie variée, incertaine et hasardeuse d’un soldat ; elle affaiblit même l’activité de son corps, et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque constance, dans tout autre emploi que celui pour lequel il a été élevé. Ainsi, sa dextérité dans son métier particulier est une qualité qu’il semble avoir acquise aux dépens de ses qualités intellectuelles, de ses vertus sociales et de ses dispositions guerrières. Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir ce mal."
RDN, Livre V, chapitre 1
Une fois encore, l'évocation succincte du gouvernement n'est en rien convaincante et ne fait pas partie, dans l'oeuvre de Smith, d'une véritable volonté politique en faveur du bien-être du peuple. Au contraire, de nombreux passages, nous l'avons vu, confirment l'acceptation et la nécessité de la condition générale des pauvres, et partant, le caractère fallacieux, trompeur, de tout ce qui prétend ici à la liberté des travailleurs :
" La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés est celle de son propre travail, parce qu'elle est la source originaire de toutes les autres propriétés. Le patrimoine du pauvre est dans sa force et dans l'adresse de ses mains ; et l'empêcher d'employer cette force et cette adresse de la manière qu'il juge la plus convenable, tant qu'il ne porte de dommage à personne, est une violation manifeste de cette propriété primitive. C'est une usurpation criante sur la liberté légitime, tant de l'ouvrier que de ceux qui seraient disposés à lui donner du travail; c'est empêcher à la fois l'un, de travailler à ce qu'il juge à propos, et l'autre, d'employer qui bon lui semble. On peut bien en toute sûreté s'en fier à la prudence de celui qui occupe un ouvrier, pour juger si cet ouvrier mérite de l'emploi, puisqu'il y va assez de son propre intérêt. Cette sollicitude qu'affecte le législateur, pour prévenir qu'on n'emploie des personnes incapables, est évidemment aussi absurde qu'oppressive."
RDN, I, chapitre X
"Il y a bien quelques ouvriers qui, lorsqu'ils peuvent gagner en quatre jours de quoi subsister toute la semaine, passeront les trois autres jours dans la fainéantise. Mais, à coup sûr, ce n'est pas le fait du plus grand nombre. Au contraire, on voit souvent les ouvriers qui sont largement payés à la pièce, s'écraser de travail, et ruiner leur santé et leur tempérament en peu d'années. A Londres et dans quelques autres endroits, un charpentier passe pour ne pas conserver plus de huit ans sa pleine vigueur. Il arrive la même chose à peu près dans beaucoup d'autres métiers où les ouvriers sont payés à la pièce, comme ils le sont, en général, dans beaucoup de professions, et même dans les travaux des champs, partout où les salaires sont plus au-dessus du taux habituel. Il n'y a presque aucune classe d'artisans qui ne soit sujette à quelque infirmité particulière, occasionnée par une application excessive à l'espèce de travail qui la concerne. Ramuzzini, célèbre médecin italien, a écrit un traité particulier sur ce genre de maladies" (RDN, I, VIII).
On le voit bien, la pensée d'Adam Smith est pétrie de contradictions irréconciliables. On imagine la force des mentalités, du conditionnement social (dont nous donnerons quelques éléments de réponse plus loin) pour qu'un philosophe comme Smith puisse, à différentes reprises, dresser un tableau détaillé de la misère tout en forgeant une idéologie dont le socle est la nécessité de cette misère et le moteur sa perpétuation, et non son refus ni une farouche volonté de la combattre, comme le feront tous ceux qui s'opposeront au système capitaliste.
Une économie féroce
On aura bien compris que le système économique promu par Smith se fonde principalement par le maintien d'une large partie des travailleurs dans une pauvreté relative et conserve ou réforme des principes économiques propres à dominer les plus faibles et à renforcer l'autorité et le pouvoir des plus forts. On peut donc dire que ce libéralisme économique en formation est une nouvelle forme de ploutocratie, où la confrontation de deux classes, l'une qui essaie tant bien que mal de vivre et qui va être appelée à défendre, pour la majorité, des droits les plus élémentaires, et l'autre, qui a tout intérêt à ce que ces droits soient le plus limités possibles pour mieux s'enrichir. Et le philosophe ne cache pas tout ce que cette confrontation a d'inégal, fortifiant ou affaiblissant les acteurs, au gré des concurrences, des compétitions, dans une opposition binaire gagnants-perdants (ou encore ville et campagne, par exemple). Inévitablement, un tel système développe des mentalités particulières très individualistes, de nombreuses préoccupations centrées sur l'argent (l'épargne, le prêt, le crédit, l'assurance, etc.) favorisant les plus forts, les plus habiles à manipuler les moyens, les techniques d'enrichissement, et tout cela dessert les plus faibles, qui n'ont comme capital que leur force de travail et qui, pendant longtemps, ont pu compter sur la collectivité, la coopération, que les riches ont attaqué au travers des enclosures ou des corporations, par exemple.
Les enclosures parlementaires, dont la majorité est établie au XIXe siècle, représentent la fin d'un processus qui inscrit dans la loi la fin des droits d'usage et des communaux, après une privatisation séculaire et progressive qui avait commencé dès le XIIIe siècle quand, soutenus par le Statut de Merton de 1236, qui garantissait le droit aux seigneurs d'enclore les communs ou communaux ("commons", "commonfields"), des propriétaires fonciers convertissent des terres arables en pâturages. Au XVIe puis au XVIIe siècle, les enclosements se multiplient, pour servir en particulier à une pré-industrie de la laine, des mines de charbon, etc., et causent de nombreuses jacqueries paysannes, dont nous parlerons dans un autre chapitre. En 1516, Thomas More, dans son Utopia, dira : "Vos moutons, que vous dites d'un naturel doux et d'un tempérament docile, dévorent pourtant les hommes… " Pas tous, sans doute, mais les proportions sont impressionnantes : Environ 40 % à 60 % des terres du Sussex, du Surrey et du Herefordshire sont déjà encloses, ratio qui atteint les 75 % dans le Shropshire et même près de 90 % dans le Kent, le Devon, le Cheshire, le Lancashire, le Cornouaille ou encore le Monmouthshire ( Jettot ; Ruggiu, 2017).
"dans une société où, vers 1770, l’agriculture assurait 40 % au moins du revenu national, la concentration de la propriété foncière aux mains d’une oligarchie de grands propriétaires – seize mille environ autour de 1688 – conférait au landed interest une énorme puissance" (Crouzet, 1985)
Nicolas Fernandez-Bouveret, Le mouvement des enclosures en Angleterre (XVIe – XVIIIe siècle), Université Toulouse II Jean Jaurès,
Dans La guerre des forêts, Edward.P Thomson enquête sur le sujet à partir du Black Act de 1723, qui punit de mort le braconnage des cerfs dans les forêts royales. D'un côté les nobles et la gentry, encouragés par la violente législation des Whigs au pouvoir, avec Robert Walpole à sa tête, et d'un autre des Blacks (ils se noircissaient le visage) défendant leurs moyens de subsistance, pour lesquels la forêt jouait un rôle de premier plan. Dans le Hampshire, celui qui se fait appeler le "roi Jean", menace des gardes-chasse au prétexte de "faire justice, et (…) voir que le riche n'insulte ni n'opprime le pauvre". Voilà en partie comment la propriété s'est imposée au Royaume-Uni par la force et fit tomber beaucoup de familles dans la précarité, de nombreuses manières : déclin des domestiques de ferme (Kusmaul, 1981), essor du chômage des campagnes, sous-emploi des femmes, travail saisonnier accru, etc. (Snell, 1967; Martin, 1977). A quoi il faut ajouter la croissance démographique (Chambers et Mingay, 1981). Sans compter que toutes ces ces familles pauvres étaient en première ligne à chaque fois que se répétaient de multiples fléaux : peste, famines, disettes, cherté, etc.
"Dans les campagnes anglaises, particulièrement celles du sud, les initiatives des grands propriétaires nobles menèrent à la disparition du système de l'openfield. Phénomène séculaire, les enclosures des terres communales s'intensifièrent tout au long du 18e siècle. De 1730 à 1820, elles furent même sanctionnées par plus de 5 000 «Acts of Enclosures» . 75 000 acres de terres communales furent ainsi enclos de 1727 à 1760; 478 000 de 1760 à 1792 et 1 000 000 de 1792 à 181.
En somme, la concentration de la fortune mercantile et foncière et la formation d'une main-d'oeuvre «nue et libre» au milieu du 18e siècle, résultat de l'expropriation de la petite paysannerie, seraient, selon Ta Van, les éléments clefs de la transition du féodalisme au capitalisme" (Couture, 1986).
Cependant, malgré ce qu'ont longtemps pensé beaucoup d'historiens, Marx en tête, les yeomen n'ont pas disparu en 1750 mais ont augmenté, au contraire, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, et la population des enclosures a augmenté plus vite que celles des villages d'openfield. Les nombreux paysans : cottagers ne possédant que leur toit, squatters occupant illégalement des terres communales, tenants at will n'ayant qu'une garantie orale d'occupation des communaux, victimes des enclosures, ils n'auraient pas rejoint alors les villes manufacturières, qui recrutaient "sur place à partir des surplus démographiques et des premiers contingents d'immigrants irlandais" (Couture, 1986).
La nouvelle agriculture intensive (labour intensive) a réclamé leurs bras pour de nombreux travaux : "«L'aménagement et l'entretien des clôtures, haies et fossés; le soin d'un bétail plus nombreux; le travail plus intensif d'un sol allégé de jachères et chargé de nouvelles cultures; la clôture des zones de forêts, de landes ou de marais.» Enfin, «le développement agricole a stimulé celui d'un petit commerce et d'un artisanat ruraux». Tous ces travaux ont retenu dans les campagnes une population nombreuse qui n'a cessé d'augmenter jusqu'au milieu du 19e siècle" (Crouzet, 1967 ; Bergeron, White 1968-69 in Couture, 1986)
De 1760 à 1811, la population de l'Angleterre et du pays de Galles doubla de 6 à 12 millions (Cole ; Deane, 1962), grâce au recul de la mortalité cyclique due aux épidémies, aux crises de subsistance, de meilleurs conditions climatiques et hygiéniques, à une meilleure nourriture, et, à partir de 1780, une hausse "déterminante" de la natalité (Couture, 1986).
"La progression des enclosures apparaît alors non pas comme la victoire définitive de l'aristocratie sur la petite paysannerie, mais plutôt comme le triomphe de l'individualisme agraire... chez les grands comme chez les petits propriétaires (...) Lorsque la conjoncture changera après 1815, les petits propriétaires, incapables de soutenir la dépression des prix, disparaîtront peu à peu des campagnes. Mais là encore, ce ne sera pas avant le deuxième tiers du 19e siècle que l'on assistera à un exode rural que Marx saura étudier avec plus de justesse". (op. cité)
Certes, les enclosures ont, en général (sur les meilleurs terres, principalement), fait augmenter la productivité, les rendements et favoriser les techniques, les innovations agricoles, mais au prix, pendant des siècles, de beaucoup de souffrances, et surtout, elles ont été un instrument pour asseoir et constituer pendant tout ce temps le pouvoir des propriétaires et opérer une concentration de richesses de manière extrêmement injuste et révoltante : Aujourd'hui, près de la moitié du Royaume-Uni appartiendrait à 40.000 propriétaires fonciers millionnaires, qui ne représentent que 0,06 % de la population ! selon le journaliste d'investigation Kevin Cahill (Who owns britain, Canongate, 2001).
Citoyen de seconde zone
Nous avons vu que la nécessité de la pauvreté, l'exploitation des plus faibles par le système économique, au profit de l'enrichissement des plus puissants, sont des caractéristiques essentielles, de la nouvelle économie, des conditions indispensables à son succès. D'autres aspects de gouvernance, en particulier politiques, permettent de comprendre le caractère profondément idéologique, de classe, de l'ensemble du projet social d'Adam Smith. Ils nous montrent, nous allons le voir, à quel point sa vision de la société, sous une forme nouvelle, s'enracine dans le passé, non seulement par la perpétuation de la domination ploutocratique, mais aussi par celle de la tradition aristocratique, dominée par les meilleurs, les "aristoï" (voir l'article sur la Démocratie athénienne), supérieurement éduqués et honorés, ou encore le sentiment de supériorité culturelle, d'une civilisation sur l'autre ou de la noblesse de la guerre.
"Si l’une de ces deux manières de dépenser est plus favorable que l’autre à l’opulence de l’individu, elle l’est pareillement à celle du pays. Les maisons, les meubles, les vêtements du riche, au bout de quelque temps, servent aux classes moyennes ou inférieures du peuple. Celles-ci sont à même de les acheter quand la classe supérieure est lasse de s’en servir ; quand cette manière de dépenser devient générale parmi les gens de haute fortune, la masse du peuple se trouve successivement mieux fournie de tous les genres de commodités. Il n’est pas rare de voir, dans les pays qui ont été longtemps riches, les classes inférieures du peuple en possession de logements et de meubles encore bons et entiers, qui n’auraient jamais été ni construits ni fabriqués pour l’usage de ceux qui les possèdent."
(RDN; II, III)
La "récompense" du travail, dans la pensée de Smith n'est pas liée du tout à l'effort physique nécessaire à le produire, ni aux préjudices causés par cet effort ou par les conditions dans lesquelles il est produit (infirmités, maladies, handicaps, etc.). Elle doit être comprise comme une indemnisation "de tous les frais de son éducation avec au moins les profits ordinaires d'un capital de la même valeur.", une éducation "encore bien plus longue et plus dispendieuse dans les arts qui exigent une grande habileté, et dans les professions libérales." RDN, I, X). Elle doit aussi beaucoup à la considération que l'activité du travailleur suscite : "La considération entre pour beaucoup dans le salaire des professions honorables." Ces critères éloignent immédiatement les plus humbles des meilleurs salaires, eux qui ne peuvent profiter ni d'une longue éducation, ni d'une dignité sociale :
"Nous confions au médecin notre santé, à l'avocat et au procureur notre fortune, et quelquefois notre vie et notre honneur; des dépôts aussi précieux ne pourraient pas, avec sûreté, être remis dans les mains de gens pauvres et peu considérés. Il faut donc que la rétribution soit capable de leur donner dans la société le rang qu'exige une confiance si importante." (RDN, I, X)
"A la vérité, il [le paysan, NDA] est moins accoutumé que l'artisan au commerce de la société; son langage et le son de sa voix ont quelque chose de plus grossier et de plus choquant pour ceux qui n'y sont pas accoutumés; toutefois, son intelligence, habituée à s'exercer sur une plus grande variété d'objets, est en général bien supérieure à celle de l'autre, dont toute l'attention est ordinairement du matin au soir bornée à exécuter une ou deux opérations très simples. Tout homme qui, par relation d'affaires ou par curiosité, a un peu vécu avec les dernières classes du peuple de la campagne et de la ville, connaît très bien la supériorité des unes sur les autres."
RDN, I, chapitre X
Dans les arts mécaniques ordinaires, quelques jours pourraient certainement suffire. A la vérité, la dextérité de la main, même dans les métiers les plus simples, ne peut s'acquérir qu'à l'aide de beaucoup de pratique et d'expérience. Mais un jeune homme travaillerait avec bien plus de zèle et d'attention, si dès le commencement il le faisait comme ouvrier, en recevant une paye proportionnée au peu d'ouvrage qu'il exécuterait, et en payant à son tour les matières qu'il pourrait gâter par maladresse ou défaut d'habitude. Par ce moyen son éducation serait, en général, plus efficace, et toujours moins longue et moins coûteuse. Le maître, il est vrai, pourrait perdre à ce compte; il y perdrait tous les salaires de l'apprenti, qu'il épargne à présent pendant sept ans de suite; peut-être bien aussi que l'apprenti lui-même pourrait y perdre. Dans un métier appris aussi aisément, il aurait plus de concurrents, et quand l'apprenti serait devenu ouvrier parfait, ses salaires seraient beaucoup moindres qu'ils ne sont aujourd'hui. La même augmentation de concurrence abaisserait les profits des maîtres, tout comme les salaires des ouvriers. Les gens de métier et artisans de toute sorte, ceux qui exploitent des procédés secrets, perdraient sous ce rapport, mais le public y gagnerait, car tous les produits de la main-d'œuvre arriveraient alors au marché à beaucoup meilleur compte. C'est pour prévenir cette réduction de prix et, par conséquent, de salaires et de profits, en restreignant la libre concurrence qui n'eût pas manqué d'y donner lieu, que toutes les corporations et la plus grande partie des lois qui les concernent ont été établies."
RDN, I, chapitre X
Comme la plupart des écrivains, avant lui et après lui, qui partagent les valeurs dominantes, Adam Smith allie ses principes économiques inégalitaires à des jugements de supériorité ou d'infériorité, à des distinctions sociales, alors même qu'il a pu, par empathie, prendre conscience à la fois de la condition malheureuse de la plus grande partie de son peuple et du fait qu'elle est causée en tout premier lieu par le fait d'être de "bonne " ou "mauvaise naissance".
Contrairement aux travailleurs aisés, à la longue et dispendieuse éducation, les plus humbles n'auront pas besoin, dans la nouvelle économie (contrairement aux pratiques anciennes des corporations), de "longs apprentissages". Ils "ne sont nullement nécessaires. Un art bien supérieur aux métiers ordinaires, celui de faire des montres et des pendules, ne renferme pas de secrets qui exigent un long cours d'instruction. A la vérité, la première invention de ces belles machines, et même celle de quelques instruments qu'on emploie pour les faire, doit être le fruit de beaucoup de temps et d'une méditation profonde, et elle peut passer avec raison pour un des plus heureux efforts de l'industrie humaine. Mais les uns et les autres étant une fois inventés et parfaitement connus, expliquer à un jeune homme, le plus complètement possible, la manière d'appliquer ces instruments et de construire ces machines, cela doit être au plus l'affaire de quelques semaines de leçons, peut-être même serait-ce assez de quelques jours. Dans les arts mécaniques ordinaires, quelques jours pourraient certainement suffire. A la vérité, la dextérité de la main, même dans les métiers les plus simples, ne peut s'acquérir qu'à l'aide de beaucoup de pratique et d'expérience. Mais un jeune homme travaillerait avec bien plus de zèle et d'attention, si dès le commencement il le faisait comme ouvrier, en recevant une paye proportionnée au peu d'ouvrage qu'il exécuterait, et en payant à son tour les matières qu'il pourrait gâter par maladresse ou défaut d'habitude. Par ce moyen son éducation serait, en général, plus efficace, et toujours moins longue et moins coûteuse. Le maître, il est vrai, pourrait perdre à ce compte; il y perdrait tous les salaires de l'apprenti, qu'il épargne à présent pendant sept ans de suite; peut-être bien aussi que l'apprenti lui-même pourrait y perdre. Dans un métier appris aussi aisément, il aurait plus de concurrents, et quand l'apprenti serait devenu ouvrier parfait, ses salaires seraient beaucoup moindres qu'ils ne sont aujourd'hui. La même augmentation de concurrence abaisserait les profits des maîtres, tout comme les salaires des ouvriers. Les gens de métier et artisans de toute sorte, ceux qui exploitent des procédés secrets, perdraient sous ce rapport, mais le public y gagnerait, car tous les produits de la main-d'œuvre arriveraient alors au marché à beaucoup meilleur compte. C'est pour prévenir cette réduction de prix et, par conséquent, de salaires et de profits, en restreignant la libre concurrence qui n'eût pas manqué d'y donner lieu, que toutes les corporations et la plus grande partie des lois qui les concernent ont été établies." (RDN, I, chapitre X).
Plus on avance dans l'examen de l'oeuvre, on perçoit de mieux en mieux l'idée d'une économie dirigée par quelques experts, pour les meilleurs éduqués à grands frais et aux revenus confortables, dans laquelle une masse d'exécutants aux savoirs et aux qualifications limitées, va produire le plus possible, avec une rapidité d'exécution optimale, les biens de consommation. C'est exactement le chemin que va prendre l'économie issue de la future révolution industrielle, avec la respectabilité, le pouvoir et l'aisance que pourront acquérir, non pas ceux qui se fatiguent le plus au travail et ont une durée de vie significativement écourtée, mais ceux qui, dans l'ensemble, seront nés et éduqués dans des conditions privilégiées.
Comme en économie, il faut accepter la concurrence entre les citoyens, fût-elle injuste (inégalité du capital culturel et social, que nous étudierons plus tard) et impitoyable :
"Dans une loterie parfaitement égale, ceux qui tirent les billets gagnants doivent gagner tout ce que perdent ceux qui tirent les billets blancs. Dans une profession où vingt personnes échouent pour une qui réussit, celle-ci doit gagner tout ce qui aurait pu être gagné par les vingt qui échouent. L'avocat, qui ne commence peut-être qu'à l'âge de quarante ans à tirer parti de sa profession, doit recevoir la rétribution, non seulement d'une éducation longue et coûteuse, mais encore de celle de plus de vingt autres étudiants, à qui probablement cette éducation ne rapportera jamais rien." (RDN, I, chapitre X)
On notera encore l'argument casuistique, ici de la "loterie parfaitement égale" qui aboutit toujours à produire des conditions inégales, où les avantages de la société sont réservés au vainqueurs en proportion des échecs des plus faibles. Là encore, ce que produit cette société individualiste et égoïste n'est pas seulement de favoriser les plus forts, mais de punir du même coup les plus faibles, et créer ainsi des mentalités particulières selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre de la barrière.
En conséquence de tout ce qui précède, on ne sera pas étonné d'apprendre qu'Adam Smith ne compte pas donner aux humbles une éducation très poussée, à l'image par exemple, nous le verrons, d'un Condorcet en France (qui passe pourtant pour un des esprits les plus progressistes de l'époque) et pour les mêmes raisons. Il préconise donc de laisser à l'Etat la charge peu élevée des connaissances de base, et aux particuliers (nous dirions "au privé") le soin d'organiser tout ce qui relève des études supérieures. Nous allons voir par le premier texte cité que ce choix dépend directement du choix de société élitiste que fait Smith, comme la plupart de ses contemporains privilégiés, d'avoir toujours une masse de pauvres parents qui ne peuvent entretenir suffisamment longtemps des enfants, obligés de travailler très tôt. Ensuite, ils ont des métiers si pénibles et si dépourvus d'intérêt qu'il perd ses facultés intellectuelles que la "stupidité" et l"ignorance crasse" réduit son intelligence à peu de choses :
"L’éducation de la foule du peuple, dans une société civilisée et commerçante, exige peut-être davantage les soins de l’État que celle des gens mieux nés et qui sont dans l’aisance. Les gens bien nés et dans l’aisance ont, en général, dix-huit à dix-neuf ans avant d’entrer dans les affaires, dans la profession ou le genre de commerce qu’ils se proposent d’embrasser. Ils ont avant cette époque tout le temps d’acquérir, ou au moins de se mettre dans le cas d’acquérir par la suite toutes les connaissances qui peuvent leur faire obtenir l’estime publique ou les en rendre dignes ; leurs parents ou tuteurs sont assez jaloux, en général, de les voir ainsi élevés, et sont le plus souvent disposés à faire toute la dépense qu’il faut pour y parvenir. S’ils ne sont pas toujours très-bien élevés, c’est rarement faute de dépenses faites pour leur donner de l’éducation, c’est plutôt faute d’une application convenable de ces dépenses. Il est rare que ce soit faute de maîtres, mais c’est souvent à cause de l’incapacité et de la négligence des maîtres qu’on a, et de la difficulté ou plutôt de l’impossibilité qu’il y a de s’en procurer de meilleurs dans l’état actuel des choses. Et puis, les occupations auxquelles les gens bien nés et dans l’aisance passent la plus grande partie de leur vie ne sont pas, comme celles des gens du commun du peuple, des occupations simples et uniformes ; elles sont presque toutes extrêmement compliquées et de nature à exercer leur tête plus que leurs mains. Il ne se peut guère que l’intelligence de ceux qui se livrent à de pareils emplois vienne à s’engourdir faute d’exercice. D’un autre côté, les emplois des gens bien nés et ayant quelque aisance ne sont guère de nature à les enchaîner du matin au soir. En général, ils ne laissent pas d’avoir certaine quantité de moments de loisirs pendant lesquels ils peuvent se perfectionner dans toute branche de connaissances utiles ou agréables dont ils auront pu se donner les premiers éléments, ou dont ils auront pu prendre le goût dans la première époque de leur vie.
Il n’en est pas de même des gens du peuple ; ils n’ont guère de temps de reste à mettre à leur éducation. Leurs parents peuvent à peine suffire à leur entretien pendant l’enfance. Aussitôt qu’ils sont en état de travailler, il faut qu’ils s’adonnent à quelque métier pour gagner leur subsistance. Ce métier est aussi, en général, si simple et si uniforme, qu’il donne très-peu d’exercice à leur intelligence ; tandis qu’en même temps leur travail est à la fois si dur et si constant, qu’il ne leur laisse guère de loisir, encore moins de disposition à s’appliquer, ni même à penser à aucune autre chose.
Mais quoique dans aucune société civilisée les gens du peuple ne puissent jamais être aussi bien élevés que les gens nés dans l’aisance, cependant les parties les plus essentielles de l’éducation, lire, écrire et compter, sont des connaissances qu’on peut acquérir à un âge si jeune, que la plupart même de ceux qui sont destinés aux métiers les plus bas ont le temps de prendre ces connaissances avant de commencer à se mettre à leurs travaux. Moyennant une très-petite dépense, l’État peut faciliter, peut encourager l’acquisition de ces parties essentielles de l’éducation parmi la masse du peuple, et même lui imposer, cri quelque sorte, l’obligation de les acquérir. (…) L’État peut encourager l’acquisition de ces parties les plus essentielles de l’éducation, en donnant de petits prix ou quelques petites marques de distinction aux enfants du peuple qui y excelleraient.
(…) On en peut dire autant de la stupidité et de l’ignorance crasse qui semblent si souvent abâtardir l’intelligence des classes inférieures du peuple dans une société civilisée. Un homme qui n’a pas tout l’usage de ses facultés intellectuelles est encore plus avili, s’il est possible, qu’un poltron même ; il est mutilé et difforme, à ce qu’il semble, dans une partie encore plus essentielle du caractère de la nature humaine. Quand même l’État n’aurait aucun avantage positif à retirer de l’instruction des classes inférieures du peuple, il n’en serait pas moins digne de ses soins qu’elles ne fussent pas totalement dénuées d’instruction. (…) D’ailleurs, un peuple instruit et intelligent est toujours plus décent dans sa conduite et mieux disposé à l’ordre, qu’un peuple ignorant et stupide."
Livre V, chapitre 1
L'éducation, pour Adam Smith, conçue inégalitairement en favorisant ceux qui ont le temps et les moyens de s'y consacrer, fait donc partie intégrante du système économique que l'auteur appelle de ses voeux et va même envisager l'école un marché libre où l'écolier devient consommateur. Le marché privé et inégalitaire de l'éducation contre l'école publique a clairement la préférence du philosophe, ce qui fait de Smith non seulement un libéral, mais pour partie, un ultralibéral. Smith a largement été entendu, et l'éducation élitiste est, plus que jamais, dans beaucoup de pays, un témoin de ce choix inégalitaire de société. Enfin, le caractère aristocratique des idées de Smith, là encore, ne fait pas de doute, quand il évoque avec une nostalgie gourmande la glorieuse époque grecque où les rejetons de la haute société avaient des maîtres renommés, riches et respectés. Enfin, il va sans dire que les femmes n'ont aucune place dans ces dispositifs d'éducation, qu'ils soient publics ou privés.
"Les institutions pour l’éducation de la jeunesse peuvent aussi, de la même manière, fournir un revenu suffisant pour défrayer leur propre dépense. Le salaire ou honoraire que l’écolier paie au maître constitue naturellement un revenu de ce genre."
LIVRE V, I
Les fondations charitables pour des pensions d’écolier, bourses, etc., attachent nécessairement un certain nombre d’écoliers à certains collèges, tout à fait indépendamment du mérite de ces collèges. Si ces fondations charitables avaient laissé aux écoliers la liberté de choisir leur collège, une pareille liberté aurait peut-être contribué à exciter, entre différents collèges un peu d’émulation.
LIVRE V, I
"D’ailleurs, les privilèges des gradués, dans beaucoup de pays, sont nécessaires ou au moins extrêmement avantageux à presque tous les hommes des professions savantes, c’est-à-dire à la plus grande partie de ceux qui ont besoin d’une éducation savante. Or, on ne peut obtenir ces privilèges qu’en suivant les leçons des professeurs publics. On aura beau suivre, avec la plus grande assiduité, les meilleures instructions possibles auprès d’un maître particulier, ce ne sera pas toujours un titre pour prétendre à ces privilèges. Ce sont toutes ces différentes causes qui font qu’un maître particulier, dans quelqu’une des sciences qu’on enseigne communément dans les universités, est, en général, regardé parmi nous comme de la dernière classe des gens de lettres. Un homme qui a quelque vrai talent ne saurait guère trouver de manière moins honorable et moins lucrative de l’employer. Il s’ensuit que les dotations des écoles et des collèges ont non-seulement nui à l’activité et à l’exactitude des professeurs publics, mais ont même rendu presque impossible de se procurer de bons maîtres particuliers."
LIVRE V, I
"Il nous semble qu’Adam Smith a poussé bien loin ici l’amour de la concurrence."
Note d'Auguste Blanqui
"Si l'on élevait proportionnellement une aussi grande quantité de personnes aux frais du public, dans les professions où il n'y a pas de bénéfices, telles que le droit et la médecine, la concurrence y serait bientôt si grande, que la récompense pécuniaire baisserait considérablement : personne alors ne voudrait prendre la peine de faire élever son fils à ses dépens dans l'une ou l'autre de ces professions. Elles seraient abandonnées uniquement à ceux qui y auraient été préparés par cette espèce de charité publique, et ces deux professions, aujourd'hui si honorées, seraient tout à fait dégradées par la misérable rétribution dont ces élèves si nombreux et si indigents se verraient, en général, forcés de se contenter (…)
Le temps et l'étude, le talent, le savoir et l'application nécessaires pour former un professeur distingué dans les sciences sont au moins équivalents à ce qu'en possèdent les premiers praticiens en médecine et en jurisprudence; mais la rétribution ordinaire d'un savant professeur est, sans aucune proportion, au-dessous de celle d'un bon avocat ou d'un bon médecin, parce que la profession du premier est surchargée d'une foule d'indigents qui ont été instruits aux dépens du public, tandis que dans les deux autres il n'y a que très peu d'élèves qui n'aient pas fait eux-mêmes les frais de leur éducation. Cependant, toute faible qu'elle est, la récompense ordinaire des professeurs publics et particuliers serait indubitablement beaucoup au-dessous même de ce qu'elle est, s'ils ne se trouvaient débarrassés de la concurrence de cette portion plus indigente encore de gens de lettres qui écrivent pour avoir du pain. (…)
Dans l'Antiquité, où l'on n'avait aucun de ces établissements charitables destinés à élever des personnes indigentes dans les professions savantes, les professeurs étaient, à ce qu'il semble, bien plus richement récompensés."
" Isocrate lui-même exigeait de chacun de ses élèves 10 mines, ou 33 livres 6 sous 8 deniers. Quand il enseignait à Athènes, on dit qu'il avait une centaine d'écoliers. J'entends par là le nombre auquel il enseignait à la fois, ou ceux qui assistaient à ce que nous appellerions un cours de leçons, et ce nombre ne paraîtra pas extraordinaire dans une si grande ville pour un professeur aussi célèbre, et qui enseignait celle de toutes les sciences qui était alors le plus en vogue, la rhétorique.
Il faut donc que chacun de ses cours lui ait valu 1000 mines, ou 3 333 livres 6 sous 8 deniers. Aussi, Plutarque nous dit-il ailleurs que 1000 mines étaient son didactron ou le revenu ordinaire de son école. Beaucoup d'autres grands professeurs de ces temps-là paraissent avoir fait des fortunes considérables. Gorgias fit présent au temple de Delphes de sa propre statue en or massif; cependant il ne faut pas, à ce que je crois, la supposer de grandeur naturelle. Son genre de vie, aussi bien que celui d'Hippias et de Protagoras, deux autres professeurs distingués du même temps, nous est représenté par Platon comme d'un luxe qui allait jusqu'à l'ostentation. On dit que Platon lui-même vivait d'une manière très somptueuse. Aristote, après avoir été le précepteur d'Alexandre et avoir été magnifiquement récompensé, comme chacun sait, tant par ce prince que par Philippe, trouva que les leçons de son école valaient bien encore la peine qu'il revînt à Athènes pour les reprendre. Les professeurs des sciences étaient probablement moins communs à cette époque qu'ils ne le devinrent un siècle ou deux après, lorsque la concurrence eut sans doute diminué le prix de leur travail et l'admiration qu'on avait pour leurs personnes. Cependant, les premiers d'entre eux paraissent toujours avoir joui d'un degré de considération bien supérieur à tout ce que pourrait espérer aujourd'hui un homme de cette profession. (…)
En somme, cette inégalité est peut-être plus avantageuse que nuisible au public. Elle tend bien à dégrader un peu la profession de ceux qui s'adonnent à l'enseignement; mais ce léger inconvénient est à coup sûr grandement contre-balancé par l'avantage qui résulte du bon marché de l'éducation littéraire. Cet avantage serait encore d'une bien autre importance pour le public, si la constitution des collèges et des maisons d'éducation était plus raisonnable qu'elle ne l'est aujourd'hui dans la plus grande partie de l'Europe."
RDN, I, chapitre X
"Il n’y a pas d’institutions publiques pour l’instruction des femmes et, en conséquence, dans le cours ordinaire de leur éducation, il n’y a rien d’inutile, d’absurde ni de fantastique. On leur enseigne ce que leurs parents et tuteurs jugent nécessaire ou utile pour elles de savoir, et on ne leur enseigne pas autre chose. Chaque partie de leur éducation tend évidemment à quelque but utile ; elle a pour objet ou de relever les grâces naturelles de leur personne, ou de former leur moral à la réserve, à la modestie, à la chasteté, à l’économie ; "
RDN, LIVRE V, I
Adam Smith parle très peu du rôle des services publics de l'Etat, dont il admet la nécessité, mais sa critiques des fonctionnaires, comme celle des professeurs, montre bien sa réticence, encore une fois, à ce que l'argent privé puisse contribuer à financer des emplois improductifs. En terme de richesse matérielle, bien sûr, et ce sera tout le problème du libéralisme, nous le verrons, que de ne pas prendre la mesure si importante pour la société des richesses immatérielles, dont une économie fondée sur l'argent, la richesse, aura de plus en plus de mal à ne pas les confondre avec d'autres marchandises.
"Les grandes nations ne s’appauvrissent jamais par la prodigalité et la mauvaise conduite des particuliers, mais quelquefois bien par celles de leur gouvernement. Dans la plupart des pays, la totalité ou la presque totalité du revenu public est employée à entretenir des gens non productifs. Tels sont les gens qui composent une cour nombreuse et brillante, un grand établissement ecclésiastique, de grandes flottes et de grandes armées qui ne produisent rien en temps de paix, et qui, en temps de guerre, ne gagnent rien qui puisse compenser la dépense que coûte leur entretien, même pendant la durée de la guerre. (RDN, II, III)
Par ailleurs, le fait de prévoir des dépenses de l'Etat pour "protéger, autant qu’il est possible, chacun des membres de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre de cette société" ne dit rien ni de la conception que se fait l'auteur de l'injustice ou de l'oppression qui change du tout au tout le pouvoir de justice qui sera donné. Le traitement que l'auteur réserve aux pauvres apparaît à d'autres comme une oppression, mais celle-ci ne sera certainement pas combattue par un gouvernement qui appliquera les idées libérales qu'Adam Smith défend. Et si le philosophe parle très peu de ce sujet, tout ce qui a été exposé nous fait bien apparaître ses mentalités élitistes et c'est sans étonnement qu'on le voit se méfier d'éventuels sursauts de liberté d'un peuple qui ne doit pas dépasser les bornes qui lui ont été imposées, sous peine d'être châtié le plus durement possible :
"lorsqu’un léger tumulte est capable d’entraîner en peu d’instants une grande révolution, il faut alors mettre en œuvre l’autorité tout entière du gouvernement pour étouffer et punir le moindre murmure, la moindre plainte qui s’élève contre lui. Au contraire, un souverain qui sent son autorité soutenue, non-seulement par l’aristocratie naturelle du pays, mais encore par une armée de troupes réglées en bon état, n’éprouve pas le plus léger trouble au milieu des remontrances les plus violentes, les plus insensées et les plus licencieuses. Il peut mépriser ou pardonner ces excès, sans aucun risque, et le sentiment de sa supériorité le dispose naturellement à agir ainsi."
RDN, Livre V, chapitre I
BIBLIOGRAPHIE
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