Document annexe :
La prison dans l'Ancien Régime
Le Palais de l'Isle à Annecy construit au XIIe siècle est une ancienne maison forte qui servit de prison comtale, ducale, royale, de palais de justice, de bureaux de cadastre. de caserne... Il est aujourd'hui un lieu culturel d'exposition.
Introduction
Sous l'Ancien Régime, la peine de prison n'existait pas encore comme sanction pénale, elle ne le deviendra qu'à la Révolution. Ce qui explique en partie l'intérêt porté aux peines accomplies aux bagnes ou aux galères, plus qu'à celles qui font croupir les condamnés entre quatre murs. D'ailleurs, pour l'historienne Michelle Perrot, la prison est "née de la Révolution Française" (Perrot, 2001 : 9). Il faut entendre par là le système pénitentiaire moderne qui finira par faire de la prison l'unique lieu de l'enfermement punitif, qui, jusque-là était très multiforme. En effet, au-delà de la prison ordinaire, il existait toutes sortes d'établissement d'enfermement : maisons de correction, des maisons de force, des dépôts de mendicité, des Refuges, etc., où on enfermait beaucoup de pauvres beaucoup plus pour des raisons morales qu'aux motifs criminels : voir Le grand renfermement des pauvres. Enfin, l'arsenal judiciaire dans son ensemble, pas encore systématisé, était très désorganisé et dépendait de multiples formes d'autorité sur tout le territoire : "Cette dissémination s’explique par le démembrement de la justice pénale, laquelle peut-être royale, mais encore municipale, seigneuriale, ecclésiastique, etc." (Carlier, 2009). Cette justice est aussi autoritaire que discrétionnaire : procès secrets, déclenchés parfois sur simple dénonciation, et expéditifs, sans avocat, où l'accusé n'est souvent même pas présent (Foucault, 1975).
Les prisons proprement dites sont regroupées dans deux catégories principales, les "prisons ordinaires", ancêtres des "maisons d'arrêt, et les prisons d'État, telles la Bastille, Vincennes, le château d'If ou encore Belle-Île-en-Mer. Il n'existe pas non plus alors d'administration pénitentiaire et si le Concierge est bien une sorte de grand patron, au-dessus des guichetiers qu'il choisit et qu'il paie, il demeure un exécutant pour les autorités judiciaires. Par ailleurs, il y a toute une ribambelle d'acteurs intérieurs (commissionnaires, domestiques, servantes auxiliaires, etc.) sous sa responsabilité, qu'il rémunère parfois, quand ce ne sont pas les détenus eux-mêmes qui assurent son revenu : on comprend alors qu'un tel système génère toutes sortes d'arrangements, toutes sortes de trafics, sans parler de ceux générés par des fouilles et des contrôles vraisemblablement a minima dans les grandes prisons, qui n'ont pas le personnel suffisant à cette tâche (cf. Abdela, 2017). Interviennent aussi dans les prisons des agents extérieurs qui ne dépendent pas du Concierge (chapelains, médecins, greffiers, etc.).
Il n'existe par ailleurs, aucune norme concernant les lieux d'emprisonnement. En dehors des grandes prisons, on peut trouver dans les villes différents lieux de sûreté qui n'ont pas été destinés à être des prisons. Necker comptabilise 10.000 de ces lieux dans tout le royaume : "la plupart des ces prisons consistent dans une ou deux cellules, rarement occupées et « perdues » au fin fonds d’une porte de ville, d’un château voire d’une auberge." (Carlier, 2009). Ce sont parfois de simples chambres, une pour les hommes et une pour les femmes, gardés par un concierge, dans un hôtel ou une tour de ville, dans un château, un monastère, un palais épiscopal, parfois même dans une auberge, en particulier dans le nord de la France. Souvent, ces chambres, où sont parqués les prisonniers, sont "louées et non gardées" (Castan, 1991 : 63).
Une bonne action n'est jamais oubliée,
1794/95
scène montrant le geôlier Joseph Cange
venant en aide à un prisonnier aristocrate,
Monsieur Georges, et sa famille, dans la
prison Saint-Lazare, au cours de la Terreur.
Pierre-Nicolas Sicot Legrand de Lérant
(1758-1829),
Peinture, huile sur toile
63 x 80 cm
Dallas Museum of Art, USA
Plus cruelle que la mort
De 1773 à 1790, John Howard (1726-1790), comme beaucoup de jeunes Anglais fortunés de l'époque, voyage dans le cadre traditionnel du "Grand Tour" européen. A la différence près que celui d'Howard le conduit à visiter en priorité non pas les célèbres sites touristiques, mais les lieux d'enfermement pour étudier la situation réelle des prisons, dont il tirera un livre (J. Howard, Etat des prisons, des hôpitaux et des maisons de force, tome I, 1777 ; tome II, 1788, Paris, Lagrange). Partout règne une grande promiscuité "favorisée par les nombreux visiteurs qui entrent dans les prisons beaucoup plus facilement qu'aujourd'hui. Il résulte clairement de cette situation que, dans l'ensemble, les prisons sont moins des lieux de réforme que, et Howard reprend ici un leitmotiv des observateurs de la fin du XVIIIe siècle, des écoles du vice" (Petit, 1995). Mais d'autres raisons expliquent cette surpopulation : la croissance démographique, les guerres, les mutations économiques, le développement du chômage et de la pauvreté, ou encore, dans les pays de réformes libérales, comme l'Angleterre ou la France, la préférence donnée à l'emprisonnement plutôt qu'aux peines, aux supplices ou aux châtiments corporels, depuis longtemps très utilisés (roue, gibet, échafaud, fouet, carcan, marquage au fer rouge, mutilation, écartèlement, etc.) de plus en plus jugés peu efficaces et plus inhumains (cf. Petit, op. cité).
La fréquente cohabitation des sexes, malgré des évolutions dans les grandes villes (mais pas à Naples ou à Tolède), comme celle des mineurs (enfants orphelins ou vagabonds ou mineurs délinquants) et des adultes, persiste encore. Les adolescents, en particulier, tarderont à être protégés des violences, en particulier sexuelles, des adultes, jusqu'aux environs de 1830 (Carlier, 1994). On y mélange encore toutes sortes de prisonniers, indépendamment de la raison de leur incarcération. Howard trouve quelques tout de même des prisons modèles en Belgique et en Hollande, à Gand, Amsterdam et Rotterdam, des maisons de correction sur le modèle inspiré des workhouses, rasphuizen et autres tuchthuizen, destinées "à corriger les malfaiteurs et les fainéants et à les rendre utiles à eux-mêmes et à l'Etat." (comte Vilain XIIII , Mémoire, 1771) : voir aussi Pays-Bas, naissance du libéralisme. Howard calculera que "dans les années 1773-1775, du fait de l’insalubrité des prisons, plus de dettiers et de petits délinquants sont morts de la « fièvre des prisons » que de grands criminels n’ont été exécutés." (Reynaud-Bertrand, 2016). L'influence de John Howard sera importante sur la critique et les réformes des prisons à la période révolutionnaire, en particulier chez Mirabeau et Samuel Romilly (1757-1818).
La situation britannique est alors, une des pires qui soient : saleté, faim, froid, règne total de l'arbitraire, et les dettiers, très nombreux (des artisans et commerçants, principalement) sont contraints par corps et vivent parfois enfermés avec femme et enfants. Il n'est pas rare que leurs frais de geôlage finissent par dépasser de très loin le montant de leur dette dérisoire, car ils sont souvent de petits débiteurs de moins de vingt livres. Ils subissent, en plus du reste, la cruauté et l'exploitation de leurs gardiens : la détresse des prisonniers outre-Manche est immense. Beaucoup de geôliers ne touchent pas de salaires, doivent payer pour obtenir leur charge, louer des locaux, acheter des fournitures, etc. Ils font donc payer beaucoup de choses aux détenus, rançonnent même leurs proches pour le logement, et tirent profit d'un grand nombre de choses nourriture supplémentaire, buvette, droits d'entrée et de sortie, obtention de documents de jugement ou d'écrou, déferrements, etc. Les geôliers « "oublient" fréquemment les plus pauvres, ou les plus remuants, dans des réduits obscurs, enchaînés.» (Petit, op. cité) : "Les abus sont multiples et fréquents" (Poisson, 2005).
La situation est moins catastrophique sur le continent, mais Howard critique sévèrement les grandes prisons du pouvoir absolutiste d'état, telle Spandau, non loin de Berlin, la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, Piombi (Les Plombs) à Venise, le château Saint-Ange à Rome, la Citadelle de Copenhague où les voleurs sont enchaînés et demeurent misérablement dans le froid, ou encore...la Bastille à Paris, dont le nom seul est pour l'auteur anglais une preuve éclatante du despotisme : Ce constat rejoint ce que nous savons de cette prison, où, entre 1659 et 1789, 5279 personnes y ont été enfermées (Quetel, 1989) pour des raisons dont on dirait aujourd'hui qu'elles étaient "contraires aux droits de l'homme", pour leurs convictions politiques, sociales, religieuses, etc. (cf. "Mémoires sur la Bastille" de Simon-Henri-Nicolas Linguet, Londres, Thomas Spilsbury, 1783). Notons au passage que Louis XVI avait approuvé un projet de démolition de la Bastille dès 1784, demeuré sans suite.
Un autre constat rempli Howard d'effroi, il concerne les prisons de l'Inquisition, à Rome, Lisbonne, Madrid, et encore plus, Valladolid. Les autres pays d'Europe ne sont pas en reste et la preuve de l'aveu, la fameuse "question", plus exactement "question préparatoire", peut être encore recherchée par la torture en Allemagne ou en Espagne. La France a, de son côté, aboli la question préparatoire en 1780 et la question préalable (pour la dénonciation de complices) en 1788.
Si Howard est élogieux sur les prisons françaises, c'est d'une part qu'il n'y a pas vraiment passé beaucoup de temps, car, dans les faits, les prisons sont en général "microscopiques" et "le plus souvent dans un état lamentable (...) Ainsi, à Amiens, le Beffroi (prison municipale) et la Conciergerie (prison royale) sont des prisons bien entretenues cependant que les prisons lilloises ( prison royale de la Tour Saint-Pierre et prison municipale du « Petit Hôtel ») souffrent d’un manque d’entretien et d’une surpopulation endémiques" (Carlier, 2009). D'autre part, il connaît surtout les prisons parisiennes, celles que Malesherbes a particulièrement contribué à améliorer les conditions carcérales. En effet, pendant la période où il est ministre et secrétaire d'Etat à la Maison du roi, Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794) estime que la prison, de par les souffrances qu'elle inflige, est "souvent plus cruelle que la mort lorsque la détention est très longue." (in Reynaud-Bertrand, 2016). Désirant que la prison cesse d'être un "mouroir", il généralise le "pain du Roi", aux frais de la Couronne depuis le décret du 23 janvier 1662, dont la ration quotidienne légale est de 750 g pour les hommes et 720 g pour les femmes en plus de l'eau. Il aménage la prison royale modèle de la Force, dans l’ancien hôtel du duc de la Force, dans "laquelle les prisonniers sont séparés par sexe, par âge et par catégorie pénale." (Carlier, 2009). Les idées philanthropiques et hygiénistes pénètrent le domaine carcéral et apportent des progrès (relatifs : faute de moyens beaucoup de prisons n'en bénéficient pas) sur l'aération, la luminosité, l'approvisionnement d'eau des prisons. Ajoutons, en passant, que Malesherbes, au-delà de la sphère carcérale, s'est préoccupé des discriminations raciales, comme celle des Roms :
"L'édit de 1666 annonçait déjà une justice sans appel confiée aux affaires de police. Cet édit contient même une disposition dont je ne peux parler sans me récrier contre sa barbarie, celle qui ordonne de juger et de condamner sans forme ni figure de procédé une malheureuse race d'hommes alors répandus en France qu'on nommait bohémiens ou Egyptiens (...) on ne leur faisait de reproche que celui d'être une race détestée sans savoir pourquoi, et malheureusement, ils portent sur leur visage une teinte basanée qui ne leur permet pas de dissimuler leur origine (...) On dit que ces Bohémiens sont voleurs, je le crois aisément. Le vol est pour eux le seul moyen de subsister, parce que personne ne veut les employer aux ouvrages par lesquels les pauvres gagnent leur vie. La nécessité de vivre les force à voler, comme les oiseaux de proie à manger les gibiers."
Malesherbes, Mémoire sur les ordres du Roi, 1789, archives du château de Rosanbo, Fonds Lamoignon, 263, AP, carton 12, dossier 1 et 2.
Plus concrètement, Malesherbes s'est penché sur le problème des lettres de cachet (qui seront abolies par décret le 16 mars 1790), dont il voulait supprimer l'usage abusif mais pas le principe (Quétel, 1981). Avant lui, les critiques avaient déjà plu, sous la plume, en particulier, de Mirabeau ("Des Lettres de cachet et des Prisons d'état", ouvrage posthume, Hambourg, 1782), de Mably (Des droits et des devoirs du citoyen, cf Critique sociale...) ou encore de Voltaire, victime par deux fois des lettres de cachet, mais qui "n'a pas hésité à utiliser cet instrument pour ses propres intérêts, fort mesquins en l'occurrence" (Quétel, 2011). Estampillées "Au nom du Roi", ces lettres pouvaient ordonner l'incarcération, l'exil mais aussi l'internement d'individus, sans jugement, sans motif et sans limitation de temps (André, 2013). En fait, le roi ignorait le plus souvent tout de ces très nombreuses lettres exécutées par sa prétendue volonté, car il avait délégué ce pouvoir à un certain nombre d'"estampilleurs" de son administration (cf. Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Tome VII, Chapitre DLXXXVIII, Lettres de cachet, 1783).
lettres de cachet : On en distingue deux types : la lettre de grand cachet, établie à l'initiative de l'autorité publique, et la lettre de petit cachet, qui accède à la requête des familles d'enfermer ou d'éloigner un de ses membres (cf. Gutton, 1991)
Tout comme Howard, ou un peu avant eux Cesare Beccaria (Traité des délits et des peines, 1764), qui se sont élevés tous deux contre la peine de mort, André Louis-Etienne Taranget (ou Taranger, 1752-1837), docteur et professeur royal à la faculté de médecine de Douai, critique fortement les conditions carcérales et regrette "la triste économie qui […] ne nous paraît pas avoir aussi bien calculé l’intérêt que tout homme a le droit d’inspirer, surtout quand il est malheureux." (Rapport Taranget, enquête du Comité de mendicité, 1790). Il considère la ration de pain insuffisante et humiliante (il demande d'y ajouter de la soupe deux fois par jour), s'étonne des toiles d'emballage qui font office de couverture (qu'il voudrait en laine), et les châlits à ras du sol humide le "révoltent" : "Pourquoi faut-il en assignant un lit même à un criminel lui dire que les hommes qui sont hors de cette enceinte et qui t’y retiennent ont jugé à propos que tu soies moins bien couché que le plus vil animal" (Rapport Taranget, op. cité). Taranget va bien au-delà de la compassion philanthropique, c'est à une remise en cause générale de l'institution qu'il appelle, qui passe par la prise en compte avant tout de la dignité humaine du prisonnier, dont les conditions de vie ne doivent pas seulement se rattacher au "droit de vivre et de vivre sain" mais qui sont une "dette, et cette dette est sacrée", envers l'humanité. Le médecin décrit en détail l'insuffisance de l'air et la privation de lumière dans les cachots : "nous ne connaissons pas de crime qui puisse ôter à l’homme vivant le droit de respirer."
Taranget : Il étudia avec Robespierre au collège d'Arras et fit partie, comme lui, de la société des Rosati d'Arras. Il étudie la météorologie, le typhus, il défend l'inoculation vaccinale : "la vaccine", participe à la renaissance des collèges communaux, et Douai lui doit son lycée. Il fut premier recteur de l'académie de Douai (août 1809-octobre 1827). Par ailleurs, il eut une relation épistolaire avec la poétesse Marceline Desbordes-Valmore, qui lui dédicaça un poème de 21 vers en 1836 (Condette, 2006).
Contraindre les corps
« La prison, inscrite dans la généalogie de l’hôpital général où étaient enfermés, au XVIIe siècle, les laissés pour compte de la société, n’était-elle pas faite tout exprès pour défendre les honnêtes gens des illégalismes que les plus démunis commettaient pour survivre : vols, mendicité, vagabondage (ces deux derniers qualifiés « délits » jusqu’à la récente révision du Code pénal et toujours prêts à le redevenir, à en juger par les arrêtés de certaines municipalités) constituaient les motifs des trois-quarts des incarcérations. Comment s’étonner de la pauvreté carcérale ? Elle lui est consubstantielle. Faites pour les miséreux, elle doit être misérable, sous peine de voir accourir, l’hiver venu, les errants en quête d’un refuge. »
Michèle Perrot, Préface de "Pauvretés en prison", d'Anne-Marie Marchetti, collection Trajets, ERES, 1997.
Dans les prisons ordinaires, sont enfermés les individus dans l'attente d'un "jugement ou de l'exécution d'une peine criminelle" (Carlier, 2009). Une grande promiscuité y règne, nous l'avons dit, qui fait cohabiter des criminels avec des gens discriminés seulement par leur fragilité sociale, comme les dettiers, les prostituées, les mendiants, les vagabonds, etc., que l'on retrouve aussi dans les lieux de renfermement ou encore, les adultes avec des enfants, comme les mineurs délinquants. Ce qui donne une idée de la puissance de la norme sociale encore à cette époque, où tout ce qui est considéré comme déviant, asocial, marginal par différents pouvoirs judiciaires, peut se retrouver privé de sa liberté de manière indéfinie dans presque tous les types de lieux d'incarcération. Par ailleurs, s'y ajoute la notion d'arbitraire : "la nécessité de contraindre les corps, de les détenir et de les conserver aussi longtemps que les autorités l’exigeaient demeure une constante" (Abdela, 2017).
Les prisonniers pour dette étaient parfois libérés grâce à leur famille, qui réunissait le montant qui leur restait dû, mais plus encore par des compagnies charitables chrétiennes constituées par des laïcs comme la Compagnie des messieurs, formée en 1728 ou celle des dames charitables, fondée au début du XVIIe siècle et organisée par Mme de Lamoignon, ou encore "La Compagnie pour la délivrance des pauvres prisonniers pour dettes", toutes trois à Paris. Elles assistent les prisonniers de nombreuses manières : nourriture, habillement, chauffage, etc. A l'image d'autres institutions, elles ne sont pas exemptes de jugement moral. Surveillant de près la conduite de leurs protégés, elles refuseront souvent l'aide de ceux qui ne vivent pas chrétiennement, comme les libertins, les ivrognes, etc. (Claire Chognot, 2002). Par ailleurs, n'oublions pas que l'Etat est encore loin d'être séparé de l'Eglise et fait encore office, lui aussi de gardien de la morale. Un règlement de la Conciergerie de Paris prévoit ainsi que tous les "détenus qui refusent d'assister à la messe...seront privez pendant trois jours de parler aux personnes qui les viendront voir" (Archives Nationales, AD III 27 B, , Arrest de la Cour de Parlement portant règlement général pour les prisons…, 18 juin 1717, art. I.). L'article II interdit quant à lui "toute visite durant les services religieux" (Abdela, 2017) et le septième "Fait défenses aux geoliers et guichetiers à peine de destitution, de laisser entrer dans les prisons aucunes femmes ou filles autres que les mères, femmes, filles ou sœurs des prisonniers, lesquelles ne pourront leur parler dans leur chambre ou cachot, mesme dans les chambres de la pension, ny en aucun autre endroit et lieu que sur le préau ou dans la cour, en présence d’un guichetier, à l’exception des femmes des prisonniers, lesquelles pourront entrer dans la chambre de leur mary seulement, et à l’égard des autres femmes et filles, elles ne pourront parler aux prisonniers qu’à la morgue et en présence d’un guichetier, & non sur le préau" (Arch.Nat, AD III 27 B, op. cité).
Donner, pour mieux recevoir
A Paris, ce sont les riches particuliers qui financent en grande partie les prisons par des legs aux pauvres prisonniers, certains étant transformés en rentes par l'Etat, le revenu provenant principalement des intérêts perçus par les prêts octroyés par les riches, qui n'en tiraient pas de bénéfices directs, le capital étant assigné sur les aides et les gabelles, jugées plus fiables et plus rémunératrices que les mêmes opérations sur la taille (Abdela, 2017). Mais, à l'instar des mécènes d'aujourd'hui, ce n'est pas un sentiment de générosité qui poussait avant tout les riches d'alors à faire des dons. C'était à la fois le fruit d'une stratégie socio-économique et religieuse. Comme pour la période médiévale, il y est question de faire de bonnes œuvres bénéfiques à son salut. Mais aussi, ce financement privé est un levier de pouvoir vis-à-vis du souverain, qui économise ici la part du budget qui devrait revenir au fonctionnement des prisons. D'autre part, les nantis espéraient par ce procédé éloigner la menace d'un impôt direct, d'une taxe sévère "dont ils paieraient nécessairement les frais" (Abdela, 2017). Une pierre deux coups, donc, pour les riches : "Ainsi nos propres intérêts nous engagent à faire l’aumône : c’est un trafic où nous recevons infiniment plus que nous donnons." (Jean Girard de Villethierry, 1641-1709, "La vie des riches et des pauvres ou les obligations de ceux qui possèdent les biens de la terre ou qui vivent de la pauvreté", Paris, Gabriel-François Quillau, 1712, p. 164). Le roi avait tout de même l'obligation, en plus de construire et d'entretenir les prisons, celle de donner du pain au prisonnier pauvre, une ration quotidienne estimée à 1,7 livre par Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633-1707) dans "Dîme royale" (1707).
Les Œuvres de Miséricorde : visiter les prisonniers, XVIIe siècle
Abraham Bosse, graveur (1604-1676)
Estampe, eau-forte
25.5 x 32.2 cm
Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris
Legs d' Auguste et Eugène Dutuit, 1902
Lit douillet ou paillasse ?
Non seulement, comme pour les périodes précédentes, cela a été dit, la liberté des individus était soumise à de nombreuses restrictions, mais les pauvres n'étaient pas du tout traités comme les riches. Voici, par exemple, comment le cas de l'abbé Morellet, auteur d'une Préface de la Comédie, fut traité par Malesherbes, alors directeur de la librairie (comprenez le service royal de la censure), et auteur lui-même de remontrances de la Cour des Aides contre les lettres de cachet :
"C'est une brochure sanglante, non seulement pour Palissot, mais contre des personnes respectables et qui, par leur état, devraient être à l'abri de pareilles insultes. Je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien faire cesser ce scandale. Je crois qu'il est de l'ordre public que la punition soit très sévère, et que cette punition ne se termine pas à la Bastille ou au For-l'Évêque, parce qu'il faut mettre une très grande différence entre le délit des gens de lettres, qui se déchirent entre eux, et l'insolence de ceux qui s'attaquent aux personnes les plus considérables de l'Etat. Je ne crois pas que Bicêtre soit trop fort pour ces derniers." (Lettre de Malesherbes au lieutenant général de police Gabriel de Sartine, 20 mai 1760, Minute autographe, à la Bibliothèque Nationale ms. 3348, f. 70-71, in Funck-Brentano, Légendes..., op. cité : 135). Finalement, Malesherbes conviendra qu'une détention à Bicêtre "serait infamante" et Morellet fut conduit à la Bastille. "Louis XIV n'était pas précisément partisan de la liberté de la presse, mais d'autre part, il se refusa à enfermer des hommes de lettres, des jansénistes et des protestants convaincus de la vérité de leurs croyances, pêle-mêle avec les vagabonds et les voleurs détenus à Bicêtre, à Saint-Lazare et dans les autres prisons de Paris." (Funck-Brentano, Légendes..., op. cité : 25). Ainsi, à la Bastille, on aménagea au XVIIIe siècle de grandes chambres appelées "appartements" pour "les prisonniers de distinction" (op. cité : 58), telle Marguerite de Launay (Mme de Staal), secrétaire de la duchesse du Maine, qui "avait rédigé en partie le projet de complot de Cellamare". Elle y trouve "un confort et des égards inattendus" et écrit dans ses Mémoires "que son séjour à la Bastille a été le meilleur temps de sa vie." (op. cité : 32). Les prisonniers de la forteresse meublaient leurs chambres selon leur richesse et certaines étaient "très élégamment parées", comme celle de Mme de Staal, qui "raconte qu'elle avait fait tendre la sienne de tapisseries ; le marquis de Sade accrocha aux murailles nues de longues et brillantes tentures ; d'autres détenus ornaient leur prison de tableaux de famille : commodes, pupitres, guéridons, nécessaires, fauteuils, coussins en velours d'Utrecht...L'état des effets emportés de la Bastille par le comte de Belle-Isle, quand il fut remis en liberté, porte une bibliothèque composée de trois cent trente-trois volumes et dix atlas, un service complet de linge fin et d'argenterie pour la table, un lit garni de damas rouge bordé d'or, quatre tapisseries à sujets antiques, deux glaces, un écran de damas rouge bordé d'or, pareil au lit, deux paravents, deux fauteuils à carreaux, un fauteuil de cuir, trois chaises de tapisserie, une garniture de cheminée, en cuivre doré, tables, commodes, guéridons, flambeaux de cuivre argenté, etc." (op. cité : 60-61, cf. Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 12521). Un commissaire au Châtelet venait interroger les prisonniers et envoyait un procès-verbal de l'interrogatoire "avec opinion motivée", au lieutenant de police. Ces "magistrats...rendaient des arrêts sans appel, prononçaient des sentences pénales s'étendant jusqu'aux galères ; ils étaient en même temps des juges de paix dont le tribunal avait une compétence étendue." (op. cité : 62). Il faut noter que "quand une détention était reconnut injuste, la victime en était indemnisée. On peut citer un grand nombre de cas." Certains ayant même obtenu des pensions ou des rentes : L'Etat s'excuse auprès de gens dont il respecte le statut social, bien sûr, les citoyens pauvres, sans distinction, connaissant dans leurs prisons des conditions effroyables n'ont absolument pas le même traitement. Par ailleurs, ils fréquentent les rats à l'occasion quand Mlle de Launay étaient visitée par des souris, contre lesquelles on lui donna une chatte, qui "fit des petits, et les jeux de la nombreuse petite famille l'égayaient beaucoup, dit-elle." (op. cité : 32). On peut aussi citer le cas du comte de Mirabeau, dont la détention au château de Vincennes "ne dura que dix jours", envoyé par une lettre de cachet "obtenue par la coterie des financiers, que les audacieuses conceptions de la Théorie de l'impôt avaient remplis d'épouvante". Un prisonnier de marque, qui eut pendant son emprisonnement un domestique auprès de lui.
Dans beaucoup de grandes prisons ordinaires, il y avait trois types de cellules : celles qui réunissaient une cinquantaine de personnes, "les pailleux", qui couchaient sur de la paille répandue sur le sol ; celles payantes, dites à "la pistole", avec services payants, où les prisonniers pouvaient se faire servir des repas. Enfin, les "pistoliers" les plus riches pouvaient obtenir une pièce pour eux seuls, dotée d'un lit et d'un bureau : "La prison parisienne du Châtelet en 1787 entasse plus de cent pailleux croupissant dans la fétidité de la salle dite de Beauvais, et ceux à la pistole jouissant déjà d’un lit, alors que les riches en pension chez le geôlier, ont chambre avec lit, cheminée, charbon et chandelle à condition d’y mettre quatre livres par jour et même plus s’ils font venir leur repas de chez le traiteur." (Poisson, 2005).
On notera que les inégalités sociales ne concernent pas seulement les prisonniers, mais aussi le personnel pénitentiaire :
"Les écarts sociaux traversent la prison dans ses deux dimensions (gardiens et gardés), ils sont considérables entre le concierge du Grand Châtelet ou celui de la Conciergerie (les deux plus grandes prisons françaises avec chacune un demi-millier de prisonniers), riches à millions, et le geôlier de la prison de Vervins et ses deux ou trois détenus faméliques qui crèvent à petit feu sur de la paille (les « pailleux »)" (Carlier, 2009).
"Les prisons de Paris"
de Maurice Alhoy et Louis Lurine,
1846.
Les pailleux
"Les prisons de Paris"
de Maurice Alhoy et Louis Lurine,
1846.
Le porte-clefs
BIBLIOGRAPHIE
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