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         RUSSIE

             ·

      Le moment         révolutionnaire

      (1825 - 1922)

   1.  Une révolution annoncée, 1825 - 1860

     « un bandeau tomba des yeux »

                                          Décembristes,  Soulèvement du régiment de Tchernihiv

(1825, 14 décembre pour le calendrier julien en Russie, 26 décembre pour le calendrier grégorien en occident)

                        peinture de Tatiana Grigorevna Nazarenko, née  en 1944, huile sur toile

                                                                         

                                                                              1978

                                                 Galerie d'Etat Tretiakov, Moscou

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Carte de la Fédération de Russie contemporaine, qui permet de situer de nombreux toponymes historiques cités dans le présent dossier.

 

 

Introduction

Jusqu'au début du XXe siècle en Russie, le gouffre est immense entre les nobles (dvorianié, dvoriantsvo : la noblesse) et le reste de la population.  Au milieu du XIXe siècle, plus de 70 % des membres du Sénat, du Conseil d’État et du Comité des ministres étaient des grands propriétaires fonciers, dont beaucoup possédaient d’immenses domaines de plus d'un millier d'"âmes" :  A la fin du siècle, ils  n'en représentent plus que  la moitié, à la suite déclin progressif de la noblesse : "La lente décadence économique de l’aristocratie foncière, provoquée en premier lieu par les énormes dépenses improductives de la noblesse et aboutissant au transfert de la terre à d’autres classes sociales (surtout aux paysans), n’en était pas moins freinée par les mesures gouvernementales en faveur des pomeščiki (comme la création de la Banque nobiliaire en 1885) et par les conditions mêmes du marché (hausse sensible du prix de la terre). En tout cas, au début du XXe siècle le patrimoine foncier de la noblesse était encore énorme, protégé parfois par l’institution du fidéicommis ou du majorat"   (Cinnella, op. cité).  On ne s'étonnera donc pas qu'en 1903, tous les gouverneurs étaient tous nobles, dont 70 % de propriétaires de domaines, les pomeščiki. A la veille de la révolution de 1905, Lénine a beaucoup étudié le sujet et affirme que "700 gros propriétaires terriens de la noblesse  détenaient, en moyenne, 30.000 déciatines chacun, soit le triple de ce que possédaient en commun 600.000 petits propriétaires terriens."   (Pavel Osipovič Gorin, 1900-1938,  La révolution russe de 1905, Paris, 1931).  

    déciatines (dessiatine)    :  unité de mesure de surface agraire russe, qui équivaut à 1.092 ha.

 

On ne trouvait des hauts fonctionnaires modestes que parmi les procureurs, mais ils étaient largement mis en minorité par les nobles :  "Les « grandes réformes », nées de la nécessité pressante d’adapter les institutions juridiques et administratives du pays aux exigences d’un État moderne, n’avaient de toute façon pas mis en question le pouvoir autocratique du souverain et les privilèges sociaux de l’aristocratie."    (Cinnella, op. cité) Ici comme ailleurs dans le monde, la libéralisation de l'économie n'a pas pour but réel le bien commun, nous le verrons, mais une adaptation des élites à des situations  économiques nouvelles, de manière à ce que les nouvelles règles soient pour elles le plus bénéfiques possibles.  Pourtant, dans la mesure où ces mutations de société rognent peu ou prou les intérêts des certains nantis, leurs réactions ne tardent pas à venir. En 1885, on voit par exemple le maréchal de la noblesse A.D. Pazuchin lancer un appel en faveur d'un retour à "l’ancien régime politique et de la suprématie absolue de l’aristocratie sur les autres classes sociales", qui devient "le document idéologique de la réaction absolutiste et nobiliaire"  (Cinnella, op. cité) 

1825-1860

 

Ces mutations vont faire de plus en plus apparaître de grandes fractures sociales entre nobles ruraux désargentés et nobles reconvertis en bourgeois d'affaires ou de professions libérales,  une nouvelle classe moyenne aspirant aux réformes, jeunes paysans instruits modernisés et anciens attachés aux traditions : 

"Si aucune classification ne peut embrasser ou épuiser cette diversité, cinq groupes peuvent cependant être distingués, en fonction de leur situation économique et sociale, de leur position au sein de la noblesse, de leurs représentations politiques, du volume et de la composition de leurs ressources culturelles, économiques, sociales et symboliques : la haute aristocratie, composée des familles les plus anciennes, notables et riches qui maintenaient encore facilement le mode de vie aristocratique et constituaient une communauté assez fermée ; les propriétaires terriens de la moyenne noblesse vivant la plupart du temps en province et tentant de transformer leur domaine en économie rentable ; une nouvelle noblesse de fonctionnaires dans l’armée ou dans le service civil, disposant d’assez peu de capital social et symbolique, sans manoir hérité, vivant de salaires et de placements ; les entrepreneurs nobles, propriétaires de grandes usines et d’exploitations de matières premières qui avaient investi une partie des capitaux dans la production et avaient des liens à titre professionnel avec les autres groupes de la société, y compris la bourgeoisie industrielle ; enfin, des professionnels, nobles reconvertis dans les professions libérales et universitaires, « bourgeoises » – médecins, ingénieurs, enseignants, savants –, groupe qualifié à l’époque de « progressiste », très ouvert aux autres professionnels et intellectuels et peu attaché aux valeurs de la noblesse."  (De Saint-Martin et Tchouikina, 2008).

 

 

Les vingt dernières années du tsarisme ont développé l'instruction dans les régions rurales et "le taux d’alphabétisation de la paysannerie progressa de 21% (en 1897) à 40 % (en 1914). Paradoxalement, par cet effort tardif pour éduquer le peuple, le régime tsariste creusait sa propre tombe, car l’alphabétisation favorisait la remise en cause de l’ordre établi et des mentalités traditionnelles, dans la famille, au village, dans la société"  (Nivière, 2017).  En corollaire, la culture connaissait une véritable explosion, pendant ce qu'on a appelé "L'âge d'argent" ("L'âge d'or" était déjà pris par la période de 1820-1840, celle de Pouchkine, Lermontov et Gogol).  On y trouve les écrivains symbolistes (Viatcheslav Ivanovitch Ivanov, Constantin Balmont, Andreï Biély, Alexandre Blok, Valerij Brjusov et Maksimilian Vološin... etc.) , les jeunes poètes acméistes (Nikolaï Goumilev, Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Vladimir Narbout, Mikhaïl Zenkevitch, Sergueï Gorodetski, etc.)  futuristes (David Bourliouk, Vassili Kamenski, Velimir Khlebnikov,  Alexeï Kroutchenykh, Vladimir Maïakovski, etc.) ou  imaginistes (Anatoli Marienhof, Vadim Cherchenevitch, Sergueï Essénine, Riourik Ivnev, ou encore Alexandre Koussikov, Ivan Grouzinov,  Matveï Royzman et Nikolaï Erdman). Le monde de l'art est aussi en effervescence, avec les ballets russes de  Bakst, Stravinskij ou Nižinskij. La cinéma connait un grand engouement, avec 1400 salles en 1913, plus de deux mille films tournée entre 1908 et 1917 dans les studios de Russie   (Nivière, op. cité).  

 

 

 

Une révolution annoncée  (I)

1825 - 1860

 

Ce sont tous des officiers de l'armée de terre ou de la marine impériales russes aux idées libérales qui, vers 1815-1816,  ont élaboré des idées de réformes de la monarchie sur le modèle démocratique européen, avant de radicaliser leur pensée et de rejeter la forme monarchique pour la forme républicaine (Grandhaye, 2008). Ils ne sont pas les premiers, notons-le bien, ni à emprunter à la tradition libérale, ni à s'opposer au despotisme impérial. Le premier empereur de  Russie, Pierre Ier le Grand (1672-1725) commence de promouvoir la civilisation occidentale en dotant le pays d'universités, alors que l'instruction primaire demeurait "presqu’inexistante à la fin du XIXe siècle" (Nivière, 2017). C'est ainsi, soulignera l'historien américain Alexander Gerschenkron (1904-1978), qui fuira sa Russie natale après la révolution de 1917, que chaque "effort économique provoqué par les exigences militaires et politiques de l’État autocratique aboutissait à épuiser la population, sans réussir à surmonter les facteurs de retard et à rapprocher la Russie, sur le plan social, des pays plus avancés de l’Europe occidentale" (Cinnella, 1986).  En 1762, dès le début de son règne, l'impératrice Catherine II "saura favoriser le transfert dans le monde russe des notions économiques et juridiques élaborées en France, en Angleterre et en Allemagne."  (Grandhaye, op. cité). Et comme dans beaucoup de pays du monde, les révoltes agraires expriment depuis longtemps le ressentiment et la colère des dominés envers les dominants.  Celle de 1773-1774, de grande ampleur, a lieu justement pendant le règne de Catherine II et conteste encore violemment  les conditions de servage qui empirent, et que dénonce Alexandre Radichtchev (Radiščev, 1749-1802), dans son Voyage de Pétersbourg à Moscou (1790) : voir Pougatchev, plus bas.  Notons en passant qu'il est le premier à avoir diffusé les idées de la Révolution française en Russie. 

 

Il est incontestable, cependant, que c'est à partir du mouvement insurrectionnel des Décembristes, ou  Décabristes, de "dekabr" : décembre en russe (car leurs actions d'éclat se passeront le 14 décembre 1825), et à cause d'un contexte historique nouveau qui sera décrit tout au long de cet exposé, que la contestation révolutionnaire ne va cesser de s'amplifier, jusqu'à la révolution de 1917.  Si près d'un tiers de l'élite russe était acquise au nouveau mouvement libéral dans le pays, l'empereur y compris, celle-ci pensait les réformes dans le cadre autocratique du régime, tandis que les Décembristes, progressivement l'ont rejeté, puis combattu, pour défendre l'idée de la res publica, la chose publique. Pour cette raison,  l'historienne Julie Grandhaye les appellera Républicanistes, pour éviter des confusions avec les Républicains américains. Les Décembristes, ce sont d'abord des penseurs d'un Etat radicalement opposé à l'Etat autoritaire et séculaire de la Russie. Les cinq officiers qui, par leur mort,  symbolisent le mouvement, n'ont pas  mené d'action directe contre le tsar, à l'exception d'un seul,  Petr Grigor'evic Kahovskij, responsable de la mort du comte  Miloradovič, gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg.  S'ils sont durement condamnés, c'est parce qu'ils sont penseurs d'un projet de constitution, comme Pavel Ivanovitch Pestel, d'un "catéchisme de l'homme libre", comme Sergueï Ivanovitch Mouraviov-Apostol, d'un appel à la révolte des soldats, comme le comte Michail Petrovič Bestužev-Rumin, ou parce qu'ils n'ont cessé de célébrer la liberté contre le despotisme, comme le poète Kondraty Fyodorovich Ryleev. En plus de projets constitutionnels, les penseurs décembristes s'attellent à un travail intense de traduction de philosophes libéraux comme Voltaire, Helvétius ou Condillac, de théorisation économique, aussi, dont les très remarqués Essai de théorie des impôts (Opyt teorii nalogov) de l'économiste Nikolai Ivanovich Turgenev (1818) ou l'essai Du crédit de l’Etat (O gosudarstvennom kredite), de  Mikhail Fëdorovich Orlov, daté de 1833  (Grandhaye, op. cité).

                                                                                 

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Décembristes, dessin de Sergueï Chekhonin pour un plat de l’usine de porcelaine de Leningrad, URSS, 1925,   Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg. 

Un quart de siècle plus tard, un autre mouvement d'idées prend forme, dont Alexandre Herzen (Gercen, 1812-1870) est une grande figure de proue : 

"En commémorant Herzen, nous apercevons clairement trois générations, trois classes qui ont agi dans la révolution russe. D’abord, les nobles et les propriétaires fonciers, les décembristes et Herzen. Le cercle de ces révolutionnaires est restreint. Ils sont terriblement loin du peuple. Mais leur œuvre n’a pas été perdue. Les décembristes ont éveillé Herzen. Herzen a développé l’agitation révolutionnaire" (Vladimir Ilitch Oulianov (Uljanov, Ulyanov), dit Lénine, 1870-1924, Pamâti Gercena, "À la mémoire de Gercen", PSS, t. XXI, p. 262).

Alexandre Ivanovic Herzen (1812-1870), aristocrate par son père (sa mère était une servante allemande de ce dernier),  est de plus en plus atterré, révolté contre  la Russie des notables, cette "plèbe mondaine" (svetskaja čern'),  qu'Evgueni (Eugène) Onéguine, le héros du romancier Pouchkine (Aleksandr Sergeevič Puškin, 1799-1837), dénonçait déjà. Dans son Journal, il montre un dégoût et une colère de plus en plus grande envers les injustices qu'il constate en tant que fonctionnaire, à Vjatka et à Novgorod. La lecture des philosophes comme Fichte et plus encore Hegel, qui lui apprit "l'algèbre de la révolution", celle des penseurs politiques comme Arnold Ruge (1802-1880),  celle des Âmes mortes de Nicolas Gogol (1809-1852), que lui apporte son ami Nikolaï Ogarev (Ogareff, Ogariov),  les Lettres Philosophiques de Petr (Piotr, Pierre) Tchaadaev, et bien d'autres lectures, la fréquentation du philosophe Mikhaïl Bakounine, du critique littéraire Vissarion Grigorievitch Belinsky (Belinski, Belinskij, Biélinski), le philosophe et poète Nikolaï Stankévitch, et de beaucoup d'intellectuels de cette époque,  tout cela le pousse détester de plus en plus la Russie autocratique et à quitter, comme d'autres membres de l'élite, la société d'où il vient, à laquelle il a honte d'appartenir, pour trouver les moyens de transformer son pays  : 

"Mon cœur saigne quand je vois les pauvres paysans. J'ai honte de mes droits, j'ai honte de contribuer pour ma part à les accabler de misère; ce n'est pas en vain que cette honte soulève mon âme : là-bas sur ce roc aride et misérable, j'ai une tâche à accomplir" 

A. Herzen, Oeuvres,  tome II (1954), 4 septembre 1844, p. 379,  Edition de 'l'IMLI (Institut de Littérature  Mondiale Maxime Gorky) - RAN (Rossiiskaia Akademiia nauk : Académie des Sciences russe),  en trente tomes (35 volumes), Moscou, (Moskva), 1954-1966.

       Tchaadaev     :  Seule la première lettre est publiée en russe dans la revue Télescope, en 1836, et déroule une critique féroce sur l'histoire de la Russie, sur ce que le servage possède d'arriération politique par rapport au reste de l'Europe, au point où l'auteur date sa lettre de "Nécropolis", pour bien exprimer la décomposition de sa cité moscovite. Son acte provoquera un grand scandale. L'empereur Nicolas Ier le déclarera fou et il sera assigné à résidence, avec interdiction absolue de publier ses œuvres. 

                                                                    

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Herzen et Ogarev,  Londres, 18 jjuin 1861

 

 

A l'instar d'autres personnes cultivées de son pays, Herzen avait eu accès à toutes sortes d'écrits socialistes, que ce soit dans les revues françaises comme la Revue des Deux Mondes ou la Revue indépendante, ou encore dans les différents ouvrage de pensée historique ou politique, tels l'Histoire de dix ans (1830-1840) de Louis Blanc (1841-1844), Qu'est-ce que la propriété, de Proudhon (1840), le Voyage en Icarie de Cabet (1843), ou encore le Traité de l'association domestique-agricole (1822), de Fourier ou la Destinée sociale de Victor Considérant, en trois volumes (1835-1844).  Herzen emprunte surtout à Louis Blanc ses idées principales : "Les révolutions politiques sont devenues impossibles sans révolutions sociales", "Modification du droit de propriété, vie communale, organisation du travail (...) les questions, qui préoccupent tous ceux qui voient plus loin que le bout de leur nez " (Herzen, op. cité,  18, puis 23 juin 1843, p. 287 et 289).  Le 28 août 1844, il déclare la propriété immorale et injuste et se réjouit de voir, a posteriori, la fameuse accusation de vol, de Proudhon, que représente la propriété.  En décembre, il déclare dans son Journal "l'absurdité du droit de propriété et la nécessité de la possession"  (Herzen, op. cité,).   Contrairement à Proudhon, qui voit les racines du despotisme russe plonger dans le cœur de la nation russe, Herzen voit au contraire dans les institutions communautaires du mir (communauté paysanne autonome), de l'artel (coopératives de production) ou de  l'obščina  (obchtchina) l'expression de valeurs collectives, propres aux nations slaves.   

 

Au même moment, un cercle progressiste évolue autour de Mikhaïl Petrachevski, entre 1844 et 1849, dont les membres sont arrêtés, dont le célèbre écrivain Fiodor Dostoïevski (1821-1881), envoyé au bagne et à la déportation en Sibérie. 

      l'obščina      :   "La relation seigneur — paysan est englobée dans le mythe slavophile de l'obščina (commune paysanne et communauté en général). Objet idéologique extrêmement malléable, à la fois théorique et pratique, l'obščina représente la solution magique du problème social. Elle sert à projeter un modèle de société russe libre de l'antagonisme des propriétés privées et réglé par la conviction orthodoxe. En elle le paysan est circonscrit, moralisé en étant soumis à une règle coutumière. Elle représente au profit exclusif de la Russie une garantie contre la prolétarisation, contre une menace de révolution agraire, et offre la solution au conflit capital — travail que recherchent vainement les socialismes occidentaux. En même temps, elle permet aux seigneurs slavophiles, bien avant de participer aux préparatifs de la réforme du servage, d'en proposer des modalités qui sauvegardent l'essentiel de leurs intérêts. La propriété seigneuriale sera préservée, les paysans étant pourvus d'un lot minimal de terre moyennant un rachat effectué par l'intermédiaire de l'État ; rattachés à la terre dans ľobščina, les paysans fourniront par ailleurs une main d'œuvre salariée aux domaines seigneuriaux en voie de modernisation. Dans l'obščina slavophile calcul idéologique et calcul économique coïncident strictement."    (Best, 1984).   

Herzen participe à la révolution française de 1848, avant de s'installer à Londres en août 1852. Il y imprime et  écrit des articles dans dans les journaux tels The Leader ou The English Republic,  avant de créer en 1855 la revue L'Étoile Polaire (Полярная звезда), un almanach dont la couverture était illustrée des portraits des cinq  Décembristes condamnés à mort en  1826  par le tsar Nicolas Ier.

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Полярная звезда

 

 

Revue  L'Étoile Polaire, 1885

 

Pour lui, "le soulèvement de décembre 1825 constituait le dénouement de «la première opposition véritablement révolutionnaire » à s’être formée en Russie, l’action des martyrs décembristes ayant même suscité sa vocation politique, ainsi que celle de plusieurs de ses contemporains : « Du haut de leurs gibets, ces hommes réveillèrent l’âme de la jeune génération, un bandeau tomba des yeux . »"  (Desgagnés, 2009, citations de Herzen :  [sous le pseudonyme Alexandre Iscander], Du développement des idées révolutionnaires en Russie, Paris : Librairie A. Franck, 1851). En 1856, il imprime dans sa Libre Imprimerie russe, puis crée avec son ami Ogarev, la revue Kolokol (колокол, "La Cloche", 1857-1865), un des journaux libertaires, révolutionnaires russes les plus influents :  

"La revue, dénonce tous les délits et tous les secrets du tsarisme. Les hauts dignitaires et les petits fonctionnaires de la police ont également peur des révélations de Herzen. Les actes gouvernementaux jalousement cachés au public, les véritables raisons de l'hésitation dans l'œuvre réformatrice, la lutte de personnes et de tendances autour du trône, tout était décrit et expliqué dans ce journal. Les correspondants secrets de la Cloche appartenaient à tous les milieux, depuis la cour et la chancellerie impériale jusqu'aux paysans et petits fonctionnaires locaux." 

Marc Slonim,  De Pierre Le Grand à Lénine, Editions Gallimard, 1933

Колокол

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                  Revue Kolokol

               Herzen et Ogarev, 

 

 

Il n'est pas possible ici de dresser le tableau détaillé de l'émigration russe opposée au tsarisme, mais tâchons d'en évoquer les grandes lignes, tracées entre jacobins et girondins, socialistes et libéraux. Ainsi,  en 1842 s'opposent l'historien  Timofei Nikolaevich Granovsky (1813-1855) et Belinsky. Contrairement à Granovsky, ce dernier pensait que les Russes devaient arriver à la maturité et devenir des hommes en passant par la terreur.  Le 8 septembre 1841 , il écrivait à son ami Vassili Petrovitch Botkin  : "Les hommes sont si bêtes qu'il faut les mener au bonheur par la violence. Et qu'est-ce que le sang de milliers en comparaison avec les humiliations et les souffrances de millions d'autres ?" (Belinsky, Oeuvres complètes, Полное собрание сочинений, 12 vol., M., 1953-1956, t. XII, 66).  

Rappelons, à ce propos, que la plupart des Décembristes refusèrent, eux aussi, de s'identifier aux jacobins et étaient farouchement contre la Terreur. En 1858, c'est l'article du 15 février de Herzen dans le Kolokol, "Dans trois ans", qui attise une nouvelle polémique entre girondins et jacobins russes et irritent les milieux proches de la revue  L'activité intellectuelle autour d'un éveil de la pensée russe à la modernité bat son plein. Le Contemporain (Sovremennik) sera un des phares en Russie de la pensée intellectuelle radicale, avec des articles rendant compte des ouvrages scientifiques, économiques, historiques etc., publiés à l'étranger, sans parler du libéral Le Messager russe (Rousski vestnik),  ou du plus radical, La Parole russe (Rousskoïe slovo).  A la fin des années 1850, Nikolaï (Nicolaï) Dobrolioubov en est un des principaux rédacteurs et, selon l'historien italien Franco Venturi, va travailler à élaborer la "psychologie du populisme" (F. Venturi, Roots of revolution,  New York, Universal Library Edition, 1966, p. 450) : "en insufflant à la jeune intelligentsia l'enthousiasme nécessaire pour agir avec le peuple, en modifiant la mentalité des paysans, des marchands et de tous les éléments exclus de leur part dans la vie politique. Entre autres critiques et contributions, c'est probablement son traitement du chef d'œuvre de Gontcharov, Oblomov (paru en 1859), qui permet d'illustrer au mieux cette psychologie du populisme dont il aurait été le grand artisan."   (Garcia, 2012)Dans un article célèbre, paru dans le cinquième numéro du Contemporain, intitulé "Qu'est-ce que l'oblomovovisme ?" (oblomovchtchina),  l'auteur fait du héros de Gontcharov, adepte de la position horizontale, en dialecticien de canapé, ne quittant presque jamais sa robe de chambre, allant du lit au divan et réciproquement, la "métaphore de l'état social des classes éduquées dans la Russie d'Alexandre II"  (Garcia, op. cité)

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                          Oblomov,

            roman d'Ivan Gontcharov

                        (1812-1891)

Depuis 1856, Le Contemporain est dirigée par Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski (Tchernichevski, Chernyshevsky, Černyševskij, 1828-1889), le maître à penser de Dobrolioubov,  à l'activité très intense, qui retentira sur beaucoup de jeunes révolutionnaires, avec son livre "Que faire" (voir page suivante :  Le Moment révolutionnaire, 2). Deux lettres, issues probablement de l'entourage de Chernyshevsky seront publiées dans Kolokol à l'automne, appelant  "à mettre fin aux espoirs liés au tsar et appelaient les paysans à se libérer par leurs propres moyens, parmi lesquels la « hache », allégorie de la révolte populaire, fut conseillée"  (Kondratieva, 1989)Le juriste Tchitcherine y répondit le 1er décembre dans le Kolokol, toujours, "accusant Herzen de « mettre de l'huile sur le feu » en publiant les « appels des fous à la force sauvage »"  (Kondratieva, op. cité). Cette réponse suscita à son tour beaucoup de protestations, notamment celle de Kavelin et Turgenev.

Evoquons justement  la polémique entre Herzen et Boris Nikolaevitch Tchitcherine (Čičerin, 1828-1904).  Tout comme le juriste Konstantin Dmitrievič (Dmitrievich) Kavelin (1818-1885) ou  l'historien Sergueï Mikhailovich Soloviev (Solov’ëv, Soloviov, 1820-1879), Tchitchérine est un libéral convaincu, adversaire acharné des socialistes, qui "appellent de leurs vœux des réformes, mais dans le cadre légal d’une monarchie, en s’opposant fermement à toute forme de révolution"  (Grandhaye, 2008) :

 

"La révolution n’est pas un droit, c’est une atteinte au droit. Elle peut parfois être justifiée par les circonstances et les persécutions, mais elle ne peut jamais être l’expression d’un mode d’action conforme au droit. Elle est impensable dans un ordre étatique juste. Le droit à l’insurrection proclamé par la Constitution de 1793 est la légalisation de l’anarchie."  (Tchitchérine,  "La représentation nationale"O narodnom predstavitel’stve, Moskva (Moscou), Tipografiâ Gračeva i Komp, 1866)

 

En 1848, il salue en février la proclamation de la République en France, avant de reprocher au socialisme de l'avoir tuée dans l'œuf en juin. Il refusera donc d'être publié par Herzen dans l'Etoile polaire, dont la ligne éditoriale se porte vers la démocratie sociale et lui reprochera d'avoir renié la "la philosophie de l’histoire qui est le socle de l’occidentalisme, la conception hégélienne du progrès de l’humanité, au profit de théories « slavophilisantes » sur la communauté rurale (obŝina) et le paysan russe, prétendument dépositaire de l’avenir"  (Martin, 2012) :    

"Qu’avez-vous donc trouvé chez le paysan russe, ce pauvre martyr qui s’éveillera Dieu seul sait quand à la conscience de ses capacités pour commencer à agir de lui-même et avec raison ? […] Qu’a-t-il donc fait pour que l’on puisse en attendre la renaissance à venir de l’humanité ? [...] Si vous voulez être cohérent avec vous-même, ne vous arrêtez pas à la Russie ! Allez au-delà, et présentez-nous le Nègre, l’être le moins développé et le plus opprimé, comme celui qui, justement pour cette raison, doit faire renaître l’humanité pervertie par les lumières de l’histoire." (Konstantin Dmitrievič Kavelin et B. N. Čičerin, 1856, in Martin, 2012)

Mais le plus important, pour notre sujet, est que la monarchie constitutionnelle de Tchitchirine rejoint le mépris aristocratique des premiers philosophes libéraux occidentaux, faisant des possédants  les hommes les plus capables, par leur capacité à se consacrer aux affaires de l’État,   éloignant le peuple de sa conduite,  convaincu de son incapacité, et accordant à la liberté et l'individualisme une place centrale dans l'économie : 

"De ce point de vue, la propriété a une portée politique ; elle est l’un des signes essentiels de la capacité politique. Cela s’applique tout particulièrement à la monarchie constitutionnelle qui présente sous ce rapport un avantage considérable sur la république. Dans cette dernière, la liberté constitue l’élément principal de l’État et c’est pourquoi le pouvoir suprême se trouve aux mains de la part de la nation la plus nombreuse, mais la moins capable. À l’inverse, la monarchie constitutionnelle, qui vise à la combinaison harmonieuse des différents principes au nom de fins supérieures, n’appelle à participer au gouvernement que les classes susceptibles de comprendre les besoins de l’État et d’agir de concert avec les autres éléments de la société" (Tchitchérine, 1866 : 147, op. cité) 

"C’est pourquoi la science économique, par nature même, doit être une science libérale. L’individualisme y est tout à fait à sa place, il ne peut même rien y avoir d’autre"  (Tchitchérine, , La propriété et l’État, tome I, Sobstvennost’ i gosudarstvo, čast’ pervaâ, Moscou, Tipografiâ Martynova, 1882 : 324) 

Les critiques que le philosophe adresse au communisme, en se référant au Credo communiste (1841) d'Etienne Cabet, demeurent toujours d'actualité et leur substance devraient être au centre des débats politiques profonds entre tenants d'un système de société libérale,  individualiste et ceux qui soutiennent une vision du monde plus collective et coopérative : 

"Prouhon observe à juste titre que sous couvert d’égalité le communisme établit la plus grande des inégalités : il légalise l’exploitation du fort par le faible. [...] Le communisme, poursuit-il, est oppression et esclavage. [...] La communauté des biens viole l’autonomie de la conscience et le principe d’égalité : la première, en écrasant la spontanéité de l’esprit et du cœur, la liberté d’action et de pensée, la seconde, en récompensant par une égale prospérité le travail et la paresse, le talent et la bêtise, et enfin, la vertu et le vice. (...)

Le communisme est incapable de devenir non seulement le stade final, mais même un stade transitoire de la vie sociale de l’humanité pour la simple raison que l’homme ne peut jamais cesser d’être un être libre, c’est-à-dire un centre autonome de vie et d’action. Son asservissement à la société est aussi opposé à sa nature que son asservissement à un particulier. Si le second est possible lors des stades inférieurs du développement de l’humanité, le premier est impossible à quelque stade que ce soit, parce que la société est composée d’individus ; donc, ce système doit être détruit par sa propre contradiction interne. Pour qui est capable de penser clairement, le communisme est une insanité sur le plan théorique et une impossibilité sur le plan pratique. Il est à ranger dans la catégorie des utopies pures."  (Tchitchérine, 1882 : 415,  op. cité) 

                   

                     

 

 

 

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https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/18007/1/22787.pdf

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