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         RUSSIE

             ·

      Le moment      révolutionnaire

      (1825 - 1922)

  2.  Une révolution annoncée, 1861 - 1881

            «  Prenons nos haches !  »

En 1861,  un an après les débuts de la construction du chemin de fer transsibérien, le tsar Alexandre II abolit le servage, accordant une prétendue liberté, nous le verrons, à 40 millions de paysans (moujiks), et commença à moderniser le pays.

Si la loi de 1807 a accordé au paysan la liberté personnelle, "elle ne lui donnait pas le droit de propriété sur le lopin de terre qu'il cultivait pour son compte. Afin de conserver la possibilité de cultiver ce lopin, le paysan était obligé de travailler la plupart du temps sur les champs du seigneur ; seulement ce travail ne s'appelait plus corvée et il était soumis aux règles d'un contrat passé devant un juge"  (Kurnatowski, 1933).

 

En 1864, une loi importante accordait  "au paysan la terre qu'il cultivait lui-même pour son propre compte en pleine propriété et — sauf quelques restrictions sans importance — elle donnait à ce nouveau propriétaire tous les droits découlant du Code Napoléon (...) donc vente, partage, héritage". Beaucoup de ces  paysans ont vendu leurs terres et, vers les années 1870, commencent un exode rural pour aller grossir les bataillons de main-d'œuvre à bon marché et travailleuse, nécessaires aux nouvelles industries. On voit bien là comment combien la liberté dans son principe ne signifie rien, puisque, par un jeu de dupes, elle permet seulement de passer des mains d'un exploiteur à un autre, c'est ce qui a déjà été vu  dans le cas de la libération du servage.

 

En réalité, le pouvoir tsariste était au pied du mur. Pour pouvoir moderniser le pays et le faire entrer à son tour dans la révolution industrielle et capitaliste, il n'était pas possible, explique Trotsky (Lev/Léon Davidovitch Bronstein, dit, 1879-1940) de conserver le système du servage  :

"les autres branches industrielles, la métallurgie surtout, ne s'étaient presque pas développées depuis Pierre le Grand. La cause principale de ce marasme, c'était le servage, qui enlevait toute possibilité d'appliquer de nouvelles techniques. Si la fabrication des indiennes répondait à un besoin chez les serfs des campagnes, le fer supposait une industrie développée, l'existence de grandes villes, de chemins de fer, de bateaux à vapeur. Il était impossible de créer tout cela sur la base du servage."

 

Léon Trotsky, 1905, chapitre 2, "Le capitalisme russe", publié à Dresde en 1909.

1905.pdf (marxists.org)

 

Alexandre II limoge de hauts fonctionnaires, connus pour leurs abus et leur corruption, pour les remplacer par "un certain nombre de hauts fonctionnaires compétents et éclairés" (Cinnella, 1986).  Il commença aussi un travail de moralisation de la vie publique "dont les succès les plus remarquables furent la création d’un organe spécial de contrôle financier et surtout l’abolition de la ferme des impôts et l’introduction de la taxation indirecte (akciz). Toutefois, ces mesures ne réussirent pas à éliminer le fléau séculaire de la corruption, qui était présent partout dans l’administration centrale et provinciale. Même après les réformes des années 1860 et 1870, les vols, les malversations et les pots-de-vin ne cessèrent pas d’exister au sein de l’administration autocratique(Cinnella, op. cité)Corruption, népotisme, tout cela est confirmé par    Kropotkine  

"C’était dans tous les ministères un pillage gigantesque, à l’occasion surtout des chemins de fer et des entreprises industrielles. Des fortunes colossales furent faites à cette époque. La marine, comme disait Alexandre II lui-même à l’un de ses fils, était « dans les poches de M. Un Tel. » Les chemins de fer garantis par l’État coûtèrent des sommes fabuleuses. Quant aux entreprises commerciales, on savait partout qu’on ne pouvait en lancer une sans promettre à certains fonctionnaires de différents ministères un tant pour cent. Un de mes amis voulait lancer une affaire à Pétersbourg : on lui dit nettement au Ministère de l’Intérieur qu’il aurait à payer vingt-cinq pour cent des bénéfices nets à une certaine personne, quinze pour cent à un employé du Ministère des Finances, dix pour cent à une quatrième personne. On traitait ces marchés sans mystère et Alexandre II en avait connaissance. Ses propres remarques, écrites sur les rapports du Contrôleur Général, en témoignent. Mais dans ces voleurs il voyait ceux qui le protégeaient contre la Révolution et il les gardait jusqu’au jour où le scandale éclaterait"   

Pierre (Piotr, Petr) Alexeïevitch Kropotkine, Mémoires d'un révolutionnaire, 4e partie, chapitre II, traduction de Francis Leray et Alfred Martin, revue par l'auteur, Editions Scala, 1898. 

texte complet  Livre:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu - Wikisource

Il est donc clair  que le pillage économique du pays  à grande échelle par les oligarques à compter des années 1990, que nous étudierons bientôt en détail,  n'a rien de nouveau en Russie, sinon par sa forme et par son ampleur. 

L'abolition officielle du servage est remplacée par un nouveau système de domination des pauvres, dont l'aspect pernicieux rappelle celui des démocraties, et nombre de ses libertés apparentes, mais trompeuses  : 

"Sans entrer ici dans les détails de la préparation et de la mise en œuvre de la réforme de 1861 (on possède à ce sujet plusieurs ouvrages précis et bien informés), il faut dire que les indemnités de rachat et les autres conditions de l’émancipation – surtout les « reprises de terre » – maintinrent toujours le paysan dans son état d’asservissement. « Dans la mesure fréquente où le lot racheté n’était pas équivalent au lot cultivé antérieurement, les parcelles ainsi soustraites, (les otrezki), les « reprises » de terre, revenant au noble, s’imbriquaient de façon si complexe dans les terres des paysans que ceux-ci, le plus souvent, demandaient à en poursuivre la culture au propriétaire qui exigeait alors, en compensation, un loyer ou des prestations de service sur ses propres terres. La corvée subsista donc sous une autre forme. » (...) Pour avoir le droit d’utiliser les forêts, les pacages, les abreuvoirs, les puits – qui étaient indispensables à leurs exploitations agricoles et qui appartenaient souvent aux grands propriétaires – les paysans devaient payer un loyer ou bien louer leurs services aux pomeščiki. L’enchevêtrement des lots et des possessions – ce trait spécifique du paysage agraire russe – obligeait les paysans à s’adresser aux grands propriétaires pour obtenir le droit de passage. Tout en libérant les paysans du point de vue juridique, la réforme de 1861 ne leur assura pas l’indépendance économique. Même si la contrainte juridique n’existait plus après l’abolition du servage, le lien matériel entre les paysans et le pomeščik ne changea pas beaucoup dans la seconde moitié du XIXe siècle."  (Cinnella, op. cité).

"Plus simplement, l’abolition du servage doit être considérée comme un « acte politique essentiel », au sens où : « le souci fondamental du gouvernement était de prévenir des explosions de violence paysanne et le risque de conséquences catastrophiques qu’elles impliquaient pour le régime. » Les émeutes agraires, qui étaient devenues plus nombreuses et plus dangereuses à l’occasion de la guerre de Crimée, obligeaient le gouvernement à donner une solution à la question paysanne."  (Cinnella, op. cité, citation d'Alexander Gerschenkron, Agrarian Policies and Industrialisation : Russia 1861-1917, in The Cambridge Economic History of Europe, Vol. VI, Part II, p. 711, Cambridge University Press, 1965). 
 

On comprendra mieux ainsi ce qu'écrivirent Chelgounov ou    Kropotkine   , dans leurs Mémoires respectives  : 

“L’émancipation des serfs fut réalisée dans un tel mystère, l’attention générale était si tendue, que chacun attendait beaucoup plus que ce qu’il reçut. L’insatisfaction éveilla un mécontentement, et le mécontentement créa une effervescence révolutionnaire. Telle est la source de l’époque des proclamations”   (Chelgounov, in Amacher, 2010). 

"Pour les hommes qui réfléchissaient, il était évident que l'émancipation des serfs, avec la condition de rachat qui leur était imposée, aurait pour résultat leur ruine certaine, et des proclamations révolutionnaires furent lancées en mai à Petersbourg, invitant le peuple et l'armée à une révolte générale et demandant aux classes cultivées d'insister sur la nécessité d'une Convention nationale (...) Quant au "rachat de la terre", le gouvernement payait au seigneur la valeur entière de la terre en bons sur le Trésor, et les paysans qui recevaient la terre devaient en retour payer pendant quarante-neuf ans 6 pour cent de cette somme pour intérêts et annuités, et ces payements étaient non seulement très exagérés et ruineux pour les paysans, mais on ne fixait même pas un terme pour le rachat : c'était laissé à la volonté du seigneur, et dans un très grand nombre de cas, vingt ans après l'émancipation, on n'avait même fait aucune convention sur le rachat."

Kropotkine, Mémoires..., op. cité, 1e partie, chapitre III

Les ouvriers n'étaient pas mieux lotis, les "conditions de vie de la classe ouvrière étaient épouvantables, malgré les mesures législatives pour la protection du travail salarié promulguées dans les années 1880 et 1890. Les rapports entre ouvriers et employeurs étaient réglés par la loi du 3 juin 1886, qui introduisit des normes plus sévères en ce qui concerne les modalités de paiement du salaire et limita l’arbitraire des propriétaires dans la perception des amendes. Le « système patriarcal des rapports entre le patron et les ouvriers », qui selon Witte [cf. plus loin] pouvait assurer dans beaucoup de cas « la sollicitude de l’employeur envers les ouvriers et les employés de son usine, en garantissant la paix et l’harmonie, la simplicité et la justice dans les relations réciproques », aboutissait en réalité à la plus sombre oppression des travailleurs, malgré le contrôle exercé par les inspecteurs des fabriques"   (Cinnella, op. cité).  

 

"On exploitait largement la main-d’œuvre féminine et enfantine. Les enfants fournissaient un nombre d’heures égal à celui des adultes ; mais, comme les femmes, ils touchaient un salaire sensiblement inférieur. Les salaires étaient extrêmement bas. La majeure partie des ouvriers gagnaient de 7 à 8 roubles par mois. Les ouvriers les mieux payés des usines métallurgiques et des fonderies ne gagnaient pas plus de 35 roubles par mois. Aucune protection du travail : d’où un grand nombre de mutilations, d’accidents mortels. Point d’assurances pour les ouvriers ; l’assistance médicale était payante. Les conditions de logement étaient extrêmement pénibles. Dans les « bouges » des baraquements s’entassaient de 10 à 12 ouvriers. Souvent les fabricants trompaient les ouvriers sur les salaires, les obligeaient à acheter aux comptoirs patronaux des produits qu’ils leur faisaient payer trois fois trop cher ; ils les dépouillaient en les accablant d’amendes."

"En 1878 fut fondée, à Pétersbourg, l’ « Union des ouvriers russes du Nord » ; elle avait à sa tête le menuisier Khaltourine et l’ajusteur Obnorski. Il était dit dans le programme de cette Union que, par ses objectifs, elle se rattachait aux partis ouvriers social-démocrates d’Occident. L’Union s’assignait pour but final la révolution socialiste, le « renversement du régime politique et économique de l’État, régime injuste à l’extrême".

"Les années 80 furent marquées par un grand nombre de grèves. En cinq ans (1881-1886), il y eut plus de 48 grèves avec 80.000 grévistes. La puissante grève qui éclata en 1885 à la fabrique Morozov d’Orékhovo-Zouévo, eut une importance toute particulière pour l’histoire du mouvement révolutionnaire. Cette entreprise occupait environ 8.000 ouvriers. Les conditions de travail y empiraient de jour en jour : de 1882 à 1884, les salaires avaient subi cinq diminutions ; en 1884, les tarifs avaient été, d’un seul coup, réduits de 25°/o. Au surplus, le fabricant Morozov accablait d’amendes les ouvriers. Pendant le procès qui suivit la grève, il fut établi que sur chaque rouble de gain, on décomptait à l’ouvrier, au profit du fabricant, de 30 à 50 copecks sous forme d’amendes. N’en pouvant plus de ce vol, les ouvriers se mirent en grève en janvier 1885. La grève avait été préparée à l’avance. Elle était dirigée par un ouvrier éclairé Piotr Moïsséenko, ancien membre de l’ « Union des ouvriers russes du Nord », et qui déjà était riche d’expérience révolutionnaire. La veille de la grève, Moïsséenko avait élaboré, en commun avec d’autres tisseurs, les plus conscients, un cahier de revendications, qui fut approuvé à une conférence secrète des ouvriers. Ceux-ci exigeaient en premier lieu qu’on cessât de les dépouiller à coups d’amendes. La grève fut réprimée par la force armée. Plus de 600 ouvriers furent arrêtés, dont plusieurs dizaines déférés en justice. Des grèves analogues se déroulèrent en 1885, dans les fabriques d’Ivanovo-Voznessensk."

 

Précis d'histoire du Parti Communiste d'Union Soviétique (bolchévik), 1938

"La condition de ce prolétariat était des plus misérables. Les tisseurs de la région de Moscou vivaient le plus souvent à la manufacture même, couchant dans les ateliers. Il était rare que les ouvriers les mieux payés disposassent d'une chambre entière pour une famille ; plusieurs familles s'entassaient de coutume dans une seule pièce. Dans les villes, toute une population lamentable logeait dans les caves. La mortalité infantile y était effroyable."

Victor Serge (1890-1947),  L'an I de la révolution russe, écrit entre 1925 et 1928, publié en 1930.

Il ne faut pas négliger, cependant, les minorités serviles qui tirent leur épingle du jeu dans la première moitié du XIXe siècle, comme ces fabricants de textile, souvent vieux-croyants, qui "s'enrichissent, rachètent leur liberté pour s’inscrire ensuite dans une guilde marchande et faire figure de bourgeois dans une capitale" (Portal, 1961 : 43)Certes, cela ne change guère la structure économique du pays, mais cela permet d'éclairer le fait que, tout au long de l'histoire,  un certain nombre de mal lotis cherchent à passer du côté des dominants, et font tout ce ce qu'ils peuvent, non seulement pour le rester, mais aussi pour acquérir le plus de pouvoir et de richesse à leur tour. 

vieux-croyants   :    Appelés aussi starovères (staroverystaroobrijadtsystarovertsi : litt. "vieux croyants"), ce sont des groupes disparates d'orthodoxes traditionalistes, aux principes rigides, qui se sont séparés par un shisme (raskol) de la doxa orthodoxe russe, en refusant les réformes introduites par le patriarche Nikon entre 1652 et 1667 ;  les uns (vieux-croyants proprement dits) pensant que l'Eglise officielle a perdu la vraie foi, les autres (sectateurs) convaincus qu'elle ne l'a jamais eue. 

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La défaite de la guerre de Crimée (1853-1856), infligée par une coalition hétéroclite (empires ottoman et français, royaumes britannique et de Sardaigne) avait aussi apporté un nouveau ferment à la pensée réformatrice en Russie, et "les Mémoires de Chelgounov, mais encore celles d’Ivan Krasnoperov et d’Ivan Khoudiakov, deux autres radicaux des années 1860, montrent à quel point la période qui suit la guerre de Crimée est une période d’intense fermentation intellectuelle, de  « dégel » et d’ouverture pour la société russe dans son ensemble. « Des dizaines de milliers de personnes », des « plus hautes aux plus humbles couches de la société », écrit Chelgounov, auparavant uniquement préoccupées de leur « intérêt personnel », commencent à « penser » et se transforment en « réformateurs », soumettant à réflexion l’organisation socio-politique russe ainsi que les destinées de la Russie et de l’Europe. Quant à Nikolaï Serno-Soloviévitch, un des créateurs de la première organisation révolutionnaire Terre et liberté (Zemlja i Volja) au début des années soixante, il écrit que la guerre de Crimée l’a transformé en « citoyen russe » et lui a fait prendre conscience des maux de la Russie;" mais aussi que  "tant les « penseurs les plus progressistes que les ouvriers les moins cultivés » affirment que « cela ne peut plus continuer comme ça »"  (Amacher, 2010).   En avril 1861, Chelgounov (1824-1891), qui avait déjà rencontré Herzen et Ogarev en 1858, écrit Á la jeune génération (K molodomou pokoleniiou), imprimé à Londres, que son traducteur (et poète) Mikhail Mikhaïlov (1829-1865) ramènera en Russie au prix de sa vie, tandis que Chelgounov sera condamné aux travaux forcés puis exilé pendant quatorze ans.  Le grand historien italien  Franco Venturi dira de ce texte qu'il est  “le plus important de l’‘ère des proclamations’ le document le plus caractéristique du populisme révolutionnaire en 1861” et affirmera qu'il fut considéré comme le "premier manifeste du populisme”   (Franco Venturi, Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle, Traduit de l’italien par Viviana Pâques, Paris, Gallimard, 1972, p. 467, in Amacher, 2006). C'est le terme russe du populisme,  narodničestvo (de narod  : peuple),  que l'historien polonais Richard Pipes datait de 1878, qui conduira à la formation du mot français en 1912.  Selon lui, le terme désigna  d'abord les narodniki  ("ceux qui vont au peuple") qui refusent l'intellectualisme par lequel certains groupes de l'intelligentsia avaient voulu "orienter" la population, avant de désigner de nouveaux populistes qui appelaient au contraire leurs membres  à accepter le peuple "tel qu'il est". Après 1879, cependant, "avec la fracture de Zemlja i volja et le changement dans les orientations stratégiques des différents groupes, les mots « populisme » et « populiste » ont perdu leur sens originel précis, et ont commencé à regrouper de manière indiscriminée des courants et des personnes très diverses" (Adamovsky, 2000)

 

Dans son manifeste Chelgounov parle de "révolte générale" pour faire table rase du passé : "Elections libres, pouvoir limité, abolition de la censure, développement des principes de l’auto-administration locale, nationalisation de la terre, égalité pour tous et réforme judiciaire, telles sont quelques-unes des exigences formulées dans le manifeste"  (Amacher, 2006).   Chelgounov rejoint Herzen sur le fait que la Russie doit trouver sa voie singulière,  en asseyant en particulier son socialisme sur l'obščina. Mais loin de partager son pacifisme, Chelgounov, pour y parvenir, accepte (il changera diamétralement d'avis plus tard) d'infliger à ses ennemis les pires violences : "si pour la réalisation de nos aspirations – le partage des terres entre le peuple –, nous étions dans l’obligation de massacrer 100.000 propriétaires, cela ne nous ferait pas peur"  (Chelgounov, A la jeune génération, in Amacher, 2006).  Il finira par admettre qu'Herzen avait raison et que la violence ne résout rien, et prendra comme exemple la révolte de Pougatchev (Pugačev), qui ne laissa derrière elle que cadavres et ruines et ne fit pas avancer la pensée. L'exemple est intéressant à un autre titre, car ce soulèvement a lieu de 1773 à 1774, pendant le règne de l'impératrice Catherine II, qui met en avant pour la première fois en Russie les idées libérales de l'Europe occidentale,  en même temps que son règne est une des périodes les plus dures pour les pauvres, entreprise qui sera de nouveau conduite par les derniers tsars de Russie, avec le même mépris pour le peuple. Emelian Pougatchev (1742-1775), à la suite de sept autres avant lui, se transformera en faux empereur Pierre III et parviendra alors, à réunir sous son étendard "les Cosaques défendant leurs franchises traditionnelles, les nomades turcophones dressés contre la colonisation russe, les paysans révoltés contre leurs seigneurs et jusqu'aux ouvriers des usines de l'Oural" (Berelowitch, 2005).  Pouchkine se documentera sur le sujet pour écrire en 1834 son Histoire de la révolte de Pougachev

 

Un an après Chelgounov, c'est au tour de l'étudiant moscovite Piotr Grigorevitch Zaïtchnevski (Zajčnevskij), emprisonné depuis le 29 août 1861 pour propagande révolutionnaire avec ses amis Pericles Argyropoulo (Argiropulo) et Sergueï Guennadievitch Netchaïev (Nechaïev, 1847-1882), d'exciter encore la branche jacobiniste. Depuis le mois de mai 1862, le ministre de l'Education Ievfimy Vassilievitch Poutiatine (Putjatin, Putyatin) interdisaient les réunions, les caisses de secours, et avait relevé à 50 roubles annuels les droits d'inscription à l'université. Tout le groupe de Zaïtchnevski "fit l'objet d'un procès où les principaux chefs d'accusation étaient l'impression d'œuvres interdites et la tenue de discours intolérables (qui soutenaient la lutte des Polonais et des Lituaniens, ou bien faisaient campagne auprès des paysans contre la réforme du 19 février 1861)".  De leur prison ils rédigèrent et diffusèrent une proclamation très radicale  Molodaja Rossija (La Jeune Russie),  qui rappelle les deux faces opposées de la révolution française. D'un côté, la dénonciation de l'injustice, des inégalités, causées par les aristocrates, le tsar en tête, qui récompensent les larbins et l'armée pour se protéger du peuple, les propriétaires nobles, les marchands enrichis par la fraude et le pillage, les fonctionnaires, et tous les laquais du trône ; de l'autre un appel à la haine, à l'anéantissement de l'adversaire, comme pendant la Terreur révolutionnaire  : 

 

  "Nous, nous avons étudié l'histoire de l'Occident, et nous ne l'avons pas fait en vain. Nous serons plus conséquents non seulement que les pauvres révolutionnaires de 48, mais encore que les grands terroristes de 92, nous n'aurons pas peur de faire couler trois fois plus de sang que les Jacobins des années quatre-vingt-dix"  (in Kondratieva, 1989) 

"Il peut arriver que tout cela se termine par la seule extermination de la famille impériale, c'est-à-dire d'une ou deux centaines de personnes, mais il peut se faire aussi, et cette dernière chose est plus probable, que tout le parti impérial se dresse comme un seul homme pour protéger l'empereur, car pour lui c'est une question de vie ou de mort. Dans ce dernier cas, pleins de foi en nous-mêmes et en nos forces, dans la sympathie à notre égard du peuple, dans l'avenir glorieux de la Russie à qui il a été réservé par le sort de mener à bien la première, la magnifique cause du socialisme, nous ferons entendre un seul cri : 'Prenons nos haches et alors... alors frappe sur le parti impérial sans pitié, puisqu'il n'a pas pitié de nous maintenant, frappe sur les places publiques si cette vile racaille ose s'y présenter, frappe dans les maisons, frappe dans les ruelles étroites des villes, frappe dans les larges rues des capitales, frappe dans les campagnes et les villages ! Souviens-toi que celui qui alors ne sera pas avec nous sera contre nous ; celui qui est contre nous est notre ennemi ; et il convient d'exterminer les ennemis par tous les moyens."  (in Marcadé, 1983) 

Contre le "parti impérial" le parti populaire "ira égorger les propriétaires nobles (pomeščiki)"   (in Marcadé, 1983) 

Une vingtaine d'années plus tôt, le 8 septembre 1841 , Belinsky  écrivait à Vassili Botkin  : "Les hommes sont si bêtes qu'il faut les mener au bonheur par la violence. Et qu'est-ce que le sang de milliers en comparaison avec les humiliations et les souffrances de millions d'autres ?" (Belinsky, Oeuvres complètes, Полное собрание сочинений, 12 vol., M., 1953-1956, t. XII, 66).  

"En se désignant eux-mêmes comme « jacobins-blanquistes », ils clament une révolution selon la recette française. La conspiration en vue de la prise du pouvoir dans la plus pure tradition babouviste et en accord avec l'enseignement de Blanqui au début de ces années soixante, y figure au premier plan. Le programme prévoit, une fois le pouvoir pris, une dictature de type jacobin pour assurer les transformations sociales profondes" (Kondratieva, 1989).  

En 1863, le roman de Tchernychevski, Que faire ? eut un très grand retentissement dans le pays, creusant d'une autre manière la veine utopique russe ouverte depuis L'année 4338 : Lettres de Pétersbourg (1835 /1840), livre de science-fiction de Vladimir  Odoïevsky (Odoevski, Odoevskij, 1804-1869).  Selon l'avis de beaucoup de ses contemporains, "aucun autre ouvrage, aucun roman de Tourgueniev ou de Dostoïevski, aucun écrit de Tolstoï n’eut une influence aussi palpable sur la société russe"  (Paperno, 2017).   On s'en inquiéta même jusqu'en haut lieu, en particulier à cause d'un nombre inquiétant de femmes éduquées cherchant, comme l'héroïne du roman, Vera Pavlovna Rosalskaïa,  à faire un mariage blanc pour s'affranchir de la tutelle familiale et vivre une vie plus libre. L'exemple le plus célèbre est sans doute celui de la grande mathématicienne Sofia Kovalevskaïa (1850-1891),  qui partit pour l'Allemagne étudier avec son mari Vladimir Kovalevski, avec qui, finalement, elle consommera le mariage en raison de leurs sentiments respectifs. 

 

Comme chez Chelgunov et beaucoup d'autres,  les différentes secousses historiques dont il a déjà été question "ouvraient la voie à ce que l’on appelait, dans le vocabulaire de l’époque, une « transfiguration de la vie toute entière » (preobrajenie vseï jizni), depuis l’organisation de l’État et de la société, jusqu’aux conceptions métaphysiques, éthiques et esthétiques, et jusqu’aux modalités des relations humaines et aux habitudes de la vie domestique. Cela devait au bout du compte conduire à la « transfiguration » de l’être humain et à l’émergence de « l’homme nouveau »".  (Paperno, op. cité)

 

 

tchaïkovski
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Nikolaï Iarochenko (1846-1898),

 

L'Etudiante (Курсистка), de 1883,

 

Musée d'art de Kaluga (Kalouga).

C'est au cours des agitations estudiantines des années 1868-1869 que Nikolaï Vasilievich  (Vasilyevich) Tchaïkovski (1850-1926), étudiant en chimie à l'université de Saint-Pétersbourg, fonde avec un autre précurseur du socialisme en Russie, le populiste Mark Andreïevitch Nathanson (Natanson, 1850-1919), le cercle qui porte son nom, mais que les russes appellent aussi "Grande société de propagande" (Большое общество пропаганды, Bolshoye obshchestvo propagandy). Cette association d'intellectuels, porteuse de tolérance et d'écoute, attirera à lui d'autres cercles de l'intelligentsia russe ou fusionnera même avec eux.  Le cercle Tchaïkovski alimente sa réflexion par diverses contributions de la contestation intellectuelle du moment :  Le "Que faire ?" de Tchernychevski, et du message que porte son héros Rakhmetov, a déjà été cité, mais il y aussi des Lettres historiques de Pyotr (Petr, Piotr) Lavrov (Lavroff, 1823-1900), professeur de mathématiques, historien, sociologue, qui exprime à son tour l'idée de "devoir envers le peuple", selon le spécialiste de l'histoire russe,  l'historien Nikolai Alekseevich Troitsky, 1931-2014  (Histoire de la Russie, XVIIIe et XIXe siècles,  Le Mouvement révolutionnaire en Russie, Le Populisme)

Si, par le relais de Lavrov en particulier, le cercle accueille avec intérêt les idées de la philosophie positiviste d'Auguste Comte, il n'est cependant pas d'accord avec Lavrov sur le fait d'avoir au préalable une préparation scientifique avant d'aller faire connaître au peuple les idées révolutionnaires  et répond à Lavrov en insistant sur l'idée de donner la préférence "aux questions de vie", réelles, concrètes, plutôt que celles de la science  (Troitsky, op. cité).

 

Il faut aussi souligner l'importance de l'essai de Vassili Vassilevitch  Bervi, (alias Nikolaï Flerovski, 1829-1918), intitulé La situation de la classe ouvrière en Russie, publié en 1869, sans oublier l'appel de Bakounine aux étudiants, l'année précédente, dans le premier numéro de Narodnoe Delo ("La Cause du Peuple", 1er septembre 1868, à Genève) de quitter leurs études pour entraîner le peuple dans la révolution (Troitsky, op. cité).  D'autres articles y avaient été écrits par un ami de Herzen, Nikolaï Ivanovitch Joukovsky (1833-1895), qui quitta la Russie en 1863 et participera à la Fédération jurassienne (cf.    Kropotkine   ). 

Le cercle Tchaïkovski se distingue en particulier par son refus du  "dogmatisme propre aux sociétés secrètes, qui l'ouvre à des influences diverses", ce qui lui permet de gérer sereinement les débats d'idée, en l'occurrence celles des partisans de Lavrov (cf. plus bas), opposés sur certains points à ceux de Bakounine  (Garcia,  2012) Participeront notamment à ce cercle la femme de Nathanson, Olga Šlejsner (1850-1881), Aleksandra Kornilova (1853-1938) et ses soeurs, Elisabeth Kovalskaïa (1851-1943) et encore Sofia Lvovna Perovskaïa (Sophie Perovsky, 1853-1881), qui se tourneront toutes deux ensuite vers l'action terroriste : cf. plus bas ; le scientifique révolutionnaire Dmitry (Dmitri, Dimitri) Alexandrovich Klemenc (Klements, 1848-1914),  Stepniak (cf. plus bas), les poètes  Sergueï Silovitch Sinegub (1851-1907) et Nikolaï Alexandrovitch Morozov (1854-1946) ou  encore Ekaterina Brechkovskaïa (Catherine Brechkovski, Breshkovski 1844-1934), qui fera impression sur le groupe. Élevée dans une famille libertaire, elle confiera son fils Nikolaï à sa famille pour se consacrer totalement à la lutte révolutionnaire : elle ne le verra heureusement pas devenir un serviteur modèle, antisémite, du troisième Reich.  Elle est condamnée lors du fameux "procès des 193", fera de la prison et sera exilée dix ans. En 1902, elle participera aux débuts du parti socialiste-révolutionnaire (S-R), aux côtés de Viktor Tchernov, en particulier.  Elle participera aux révolutions de 1905 mais fut de nouveau exilée. Revenue illégalement après février 1917, elle est accueillie en héroïne de la Révolution et reçut tous les honneurs. Elle  exhortera ensuite Alexandre/Aleksandr Fiodorovitch Kerensky (Kerenski, 1881-1970), socialiste révolutionnaire, chef du gouvernement provisoire après la révolution, de lutter contre les "marxistes". Après octobre, elle s'attelle à soulever la population contre les bolcheviks, soutenant la nouvelle Garde blanche, soutenant les assemblées constituantes de socialistes révolutionnaires du Komuch (Komitet Uchreditelnogo Sobraniya) jusqu'en Sibérie. Devant l'échec de ce combat, elle continua sa lutte aux Etats-Unis, en France et en Tchécoslovaquie.  Kerenski et même le président tchécoslovaque Tomáš Masaryk assisteront aux funérailles de celle qui fut appelée "la grand-mère de la Révolution russe". 

 

Participera aussi au cercle, le géographe et anarchiste   Kropotkine   autour de 1872 et 1874, qui  rédige pour le cercle son premier texte important : Devons-nous nous occuper des idéaux de la société future ? (1873), resté inachevé, et qui ne sera  publié que bien après, en 1921, de manière incomplète  (Garcia,  2012)Dans ses Mémoires,    Kropotkine     dira que ce mouvement populiste avait déjà commencé avec Dmitri Karakosov (1844 - 1866), ce révolutionnaire qui avait tenté, sans succès, d'assassiner le tsar Alexandre II en 1866 et avait été pendu.  

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Brechkovskaïa avec Kerenski,       

      photographie de 1920

Ekaterina Brechkovskaïa

 

 

En réponse à l'agitation estudiantine, le tsar fait fermer plusieurs universités, mais, de toute manière, un grand nombre d'élèves issus de familles pauvres ne suivent pas les cours en hiver, "parce qu’ils n’ont pas de vêtements assez chauds pour sortir, et que pour cette raison beaucoup restent chez eux pendant les grands froids"  (Blondel,  1887), rapporte Anatole Leroy-Beaulieu, sur la base de rapports d'inspecteurs de l'instruction publique.  C'est au sein de ce prolétariat que se fait le meilleur recrutement des nihilistes, tant au niveau du nombre que de la détermination des jeunes.

 

C'est le bon moment pour les populistes d'aller "vers le peuple" (v narod)  de participer  "à la plongée dans le peuple" (xoždenie v narod). Sur ce point, le nihiliste (cf. chapitre NIHILISME, plus bas) Netchaiev partageait les mêmes vues que les narodniki et voulait placer dans toutes les provinces des centres de recrutement révolutionnaire, en particulier grâce aux raznochintsy (rasnotchintsy,  roturiers, gens instruits qui n'avaient pas de statut social bien défini), et aux golytba ("va-nu-pieds") provinciaux. Mais le caractère autoritaire et violent de ses idées rebutait la majorité des étudiants de Saint-Pétersbourg, qui se tournaient plutôt vers le marxisme, le populisme ou encore le potchvennitchestvo (de potchva : "terre", "terrain"), philosophie slavophile décrite  par  le célèbre romancier russe, Fiodor Dostoïevski :

"Nous voici enfin convaincus que nous sommes, nous aussi, une nation particulière, et des plus singulières d'ailleurs, et que notre devoir est de nous créer une forme neuve, notre forme à nous, congénitale, prise dans notre sol même, dans l'esprit populaire et les populaires origines [...] l'idée russe sera peut-être la synthèse de toutes les idées qu'avec tant d'obstination et de courage l'Europe développe en chacune de ses nationalités... "  (Dominique Arban, Dostoïevski, Paris, Seuil, coll. « écrivains de toujours », 1977 : 110)

Par ailleurs, Dostoïevski, très croyant, ne pouvait qu'être farouchement opposé à un socialisme athée, et le communisme qu'il propose se double d'une spiritualité et d'une fraternité de type évangélique.   Revenons maintenant à Netchaiev. Dans son fameux Catéchisme révolutionnaire (1869),  ne réclamait-il pas la "destruction brûlante, complète, omniprésente et impitoyable" du système social existant et la destruction physique d’une partie importante de la " sale société" moderne ? Bakounine, qui écrira un ouvrage sous le même titre, le trouva si odieux qu'il le surnomma "catéchisme d'abrek"  : 

"Rappelez-vous comme vous vous fâchiez quand je vous disais que vous êtes un abrek, et votre catéchisme, un catéchisme d’abrek ; Vous prétendiez que tous les individus devraient être ainsi faits, que le sacrifice absolu de soi et le renoncement à tous désirs personnels, à tous plaisirs, sentiments, affections et relations devraient être l’état normal, naturel et constant de tous les individus sans exception. Votre dureté envers vous-même poussée jusqu’à l’abnégation, votre fanatisme véritablement sublime, vous voulez en faire, même encore de nos jours, une règle de vie de la communauté. Vous poursuivez des choses absurdes, impossibles, la négation complète de la nature de l’homme et de la société"  (Bakounine, Lettre à Nechaïev, 2 juin 1870, in  Œuvres complètes, vol. 5, "Relations avec Sergueï Netchaïev", Paris, Champ Libre, 1977). 

Abrek : mot russe d’origine caucasienne ou iranienne, qui désigne un bandit se cachant dans la montagne, et, par extension, un combattant désespéré. 

 

 Un siècle avant les étudiants maoïstes de France, les narodniki abandonnent "les villes pendant le fameux « été fou » de 1874, ils s'habillent en moujiks [muzhik, мужик : paysan, NDR] partent par petits groupes vivre auprès des paysans" (Sommerer, 2006).  Des écrivains comme Vladimir Galaktionovitch Korolenko, (1853-1921) participent à différents pèlerinages chrétiens, pour s'imprégner des mentalités populaires. Pour la même raison il était entré en apprentissage chez un savetier pour approcher "la masse grise et fruste du peuple", selon l'expression de Nikolaï  Mikhaïlovski  (Comtet,  2013).  Vera Zassoulitch (cf. plus bas) prend avec un compagnon révolutionnaire une fausse identité pour pouvoir s'installer comme un couple paysan en Ukraine et entraîner la campagne dans le combat révolutionnaire (cf. Christine Fauré et Hélène Châtelain : Quatre femmes terroristes contre le tsar, Vera Zassoulitch, Olga Loubatovitch, Élisabeth Kovalskaïa, Vera Figner. Collection Actes et mémoires du peuple, Editions Maspero, Paris, 1978). Kropotkine se "grime en « Borodine », personnage qui effectue une propagande en milieu paysan et ouvrier, et demeure Kropotkine le géographe" (Garcia,  2015) Dernier exemple, celui de Sergueï Stepniak (cf. chapitre NIHILISME, plus bas),  dont l'expérience est racontée par Kropotkine dans ses Mémoires :

"Un jour, nous dit-il, je suivais la route avec mon camarade, quand nous fûmes rejoints par un paysan en traîneau. Je me mis à dire au paysan qu’il ne devait pas payer ses impôts, que les fonctionnaires pillaient le peuple et j’essayai de la convaincre, par des citations de la Bible, qu’il devait se révolter. Le paysan fouetta son cheval, mais nous le suivîmes vivement ; il mit son cheval au trot et nous nous mîmes à courir derrière lui ; je ne cessai pendant tout ce temps de lui parler d’impôts et de révolte. Finalement, il mit son cheval au galop, mais l’animal ne valait pas grand-chose — c’était un petit cheval de paysan mal nourri — aussi, nous pûmes, mon camarade et moi, nous maintenir à sa hauteur et poursuivre notre propagande jusqu’à ce que nous fussions complètement hors d’haleine."  (Kropotkine,  Mémoires..., op. cité, 4e partie, chapitre VII) 

Piotr Nikititch Tkatchev (Pëtr Nikitič Tkačëv, 1844-1886), activiste et  propagandiste actif de la cause révolutionnaire (il fonde la revue Nabat, "Tocsin"en 1875), parlera quelques années plus tard de l'échec de la xoždenie v narod : "Nous fûmes les premiers à mettre en évidence le caractère inévitable de ce fiasco ; nous fûmes les premiers… à supplier les jeunes d’abandonner cette voie anti-révolutionnaire funeste et de revenir aux traditions de l’activité révolutionnaire directe et d’une organisation révolutionnaire combattante centralisée (...)  À présent notre seule tâche est de terroriser et de désorganiser le pouvoir gouvernemental" (P. N. Tkatchev, in Plekhanov, Nos Controverses, op. cité). Son programme de révolution sociale, publié en 1875 dans Nabat,  organisé autour de la kommouna, "converge étonnamment avec la politique et les idées des bolcheviks après Octobre"  (Aunoble,  2007)

 

Mais un monde séparant ces jeunes intellectuels des paysans qu'ils rencontraient, ces derniers ne se montreront pas du tout prêts à partager leur vision du monde, et le sociologue Alain Pessin d'expliquer que "ce peuple rêvé n'a guère été rencontré : on n'a guère rencontré de fait qu'un peuple incrédule, plus attaché à ses superstitions et à l'image du tsar qu'à une promesse quelconque de socialisme"  (Pessin,  1997 : 36) 

Entre 1871 et 1891, les écrits de Karl Marx pénètrent en Russie. Dès 1872, la traduction russe de son célèbre Kapital (Capital) est la première de cette œuvre en langue étrangère. Cependant, Marx "n'avait pas précisé sa position sur le problème de la commune rurale, ni sur l'évolution du mouvement paysan, ce qui mettait les sociaux-démocrates en état d'infériorité en face des narodniki particulièrement bien armés sur ce point. Enfin le groupe des exilés sociaux-démocrates, Plekhanov, Aksel'rod, Zasulič, entretenait avec Marx des relations assez froides ; Marx percevait chez ses adeptes russes des relents trop marqués de bakouninisme, et il se sentait bien plus intéressé par l'effort des populistes" (Sorlin, 1963).  Parmi les premiers  révolutionnaires à introduire les idées marxistes en Russie figure Gueorgui (Georgy) Valentinovitch Plekhanov (1856-1918), très cultivé, un narodnik de Zemlia i Volia  (Terre et Liberté) qui, en 1879,  lorsque le mouvement se sépare en deux groupes, choisira le camp  modéré qui rejette le terrorisme,  Chernyi Peredel (Tchorni Pérédiel), "Partage noir", opposé à Narodnaia Volia (La Volonté du Peuple : volia désigne aussi bien la liberté que la volonté, dans la langue russe), qui considère la lutte armée comme le moyen le plus efficace contre le despotisme tsariste.

 

 

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Plekhanov, timbre de Russie

   Vera Zassoulitch, 

photographie de 1874

 

 

Le peintre Ilya (Ilia) Répine (1844-1930) consacrera plusieurs toiles au mouvement des narodniki :  

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Léon Tolstoï labourant,

                1887

 

      40.3 x 27.8 cm,

 

   Galerie Tretienko,

 

    Moscou, Russie

  Ils ne l'attendaient plus

        1884-1888,

        160 x 167 cm,

 

      Galerie Tetiakov,

 

         Moscou, Russie

   Les bateliers de la Volga

 

               ,1870/73,

 

           281 x 131.5 cm,

 

Musee russe de StPétersbourg

   Haleurs de barge

("bourlakis"), Russie,   

                1900

Vladimir Makovski,

      (1846-1920)

 

Party (fête), 1875-1897

 

   144 x 108.5 cm,

 

Galerie Tretiakov, Moscou, Russie

nihilisme

 

 

nihilisme

 

 

 

 

Aux sources du nihilisme (du latin nihil : "rien"), on trouve la gazette hebdomadaire clandestine La Correspondance littéraire secrète un hebdomadaire clandestin imprimé par Louis-François Metra à Neuwied, en Allemagne, de janvier 1775  à mars 1793, qui emploie pour la première fois, à notre connaissance, le terme "nihilisme", comme "négation de toute existence, de toute croyance", en somme un athéisme chargé d'une forte connotation morale péjorative. C'est tout d'abord ce nihilisme-là dont il est question dans les textes de philosophie allemande, comme ceux de Jean-Baptiste (dit Anacharsis) Cloots (1755-1794), qui  disait de la République des Droits de l'homme qu'elle était  "à proprement parler...ni  théiste ni athée ; elle est nihiliste" (A. Cloots., Ecrits révolutionnaires 1790-1794, Champ libre, 1979, p. 643), "autrement dit qu’elle ne se laisse pas enfermer dans une alternative dont le principe lui est hétérogène" (Marot, 2012). En Allemagne, toujours, l'écrivain  Friedrich Heinrich Jacobi  dans sa lettre de 1799  au philosophe Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), puis dans ses textes contre le rationalisme de Kant, s'emploie à affirmer ce que toute la chrétienté n'a cessé de seriner pendant des siècles :  on ne peut vivre sans Dieu : "Ou bien le néant, ou bien du Dieu", dira Jacobi dans Des choses divines et de leur révélation (1811). Très tôt, le nihilisme est donc un fruit métaphysique, engendré par le rejet du christianisme, et connaîtra une forme de "tout ou rien", le rien étant appelé pour certains à remplacer entièrement le tout, comme le "rienniste" de Sébastien Mercier, qui "ne croit en rien, qui ne s'intéresse à rien" (S. Mercier, Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux, 1801).  Disons-le franchement, ce nihilisme-là n'a pas grand intérêt pour les sciences sociales.

 

Au contraire, le nihilisme russe dépasse la question de Dieu et s'intéresse avant tout à remettre en cause tout ce que la société a mis en œuvre pour enfermer l'homme au lieu de le libérer.  Il a une parenté avec celui de Nietzsche, qui aurait emprunté le terme à l'écrivain français Paul Bourget (1852-1935), et qui affirme : "Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut commencer par mettre en question la valeur même de ces valeurs" (Généalogie de la Morale, 1887).   Plus matérialiste, plus pragmatique, cependant, le nihilisme russe ne s'encombrera pas de toutes les considérations alambiquées que le philosophe allemand mêlera au concept de nihilisme (volonté de puissance, décadence, surhomme, etc.).  Dans la seconde partie du XIXe siècle, beaucoup de romanciers russes témoignent des fractures qui commencent à ébranler les soubassements du régime tsariste, comme l'écrivain Ivan Sergueïevitch Tourgueniev (1818-1883), qui met pour la première fois en avant un héros nihiliste, Evgueni (Eugène) Bazarov, dans son roman Pères et fils, en 1862 et plus tard, par exemple, dans Terres Vierges (1873). Le romancier russe y donne sa propre définition du nihilisme :  "Un nihiliste, c'est un homme qui ne s'incline devant aucune autorité, qui ne fait d'aucun principe un article de foi, quel que soit le respect dont ce principe est auréolé".  (Tourgueniev,  Pères et fils, traduction de Françoise Flamant, Romans et nouvelles complets, vol. 2, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n°297, 1982). Sergueï Mikhaïlovitch Kravtchinski (1851-1895), qui prit le pseudonyme de Stepniak,  et écrivit entre autres (en anglais) un roman intitulé "La carrière d'un nihiliste" (1889),  donnera à son tour sa propre définition du nihilisme  : 

 

 

 

 

 

 

 

"Le nihilisme fut un effort pour affranchir l'homme intelligent de toute dépendance et, corollaire naturel, les classes laborieuses de tout esclavage.

Le principe fondamental du nihilisme proprement dit fut l'individualisme absolu. C'était la négation, au nom de la liberté individuelle, de toutes les obligations imposées à l'individu par la société, la famille, la religion. Le nihilime fut une réaction puissante et passionnée, non pas contre le despotisme politique, mais contre le despotisme moral, qui pèse sur la vie privée intime de l'individu"

 

S. Stepniak-Kravtchinski, La Russie souterraine, 1881. 

"Tout d’abord, le nihiliste déclarait la guerre à tout ce qu’on peut appeler « les mensonges de la société civilisée ». La sincérité absolue était sa marque distinctive et au nom de cette sincérité il renonçait et demandait aux autres de renoncer aux superstitions, aux préjugés, aux habitudes et aux mœurs que leur propre raison ne pouvait justifier. Il refusait de se plier devant toute autre autorité que la raison, et dans l’analyse de chaque institution ou habitude sociale, il se révoltait contre toute sorte de sophisme plus ou moins déguisé.

Il rompit, naturellement, avec les superstitions de ses pères, et ses idées philosophiques furent celles du positivisme, de l’agnosticisme, de l’évolutionnisme à la façon de Spencer ou du matérialisme scientifique ; et tandis qu’il n’attaquait jamais la foi religieuse simple et sincère, lorsqu’elle est une nécessité psychologique de l’être sensible, il combattait violemment l’hypocrisie qui pousse les gens à se couvrir du masque d’une religion, qu’ils jettent à chaque instant par-dessus bord comme un fardeau inutile."

Kropotkine,  Mémoires... op. cité, 4e partie, chapitre VI

 Fiodor Dostoïevski (1821-1881) critiquera une forme négative du nihilisme dans Les Possédés (litt, Les Démons : bésy, Бесы), qui est publié en feuilletons dans le mensuel Le Messager Russe, en 1871 et 1872, au travers du personnage de Stavroguine, dépouillé de toute morale, anticipant la parole de Nietzche, dans Par delà le Bien et le Mal (1886) : "C’est à ce moment, tandis que je buvais du thé et bavardais avec ma bande, que je pus me rendre compte très nettement, pour la première fois de ma vie, que je ne comprenais pas et ne sentais pas le Bien et le Mal ; que non seulement j’en avais perdu le sentiment, mais que le Bien et le Mal, en soi, n’existaient pas (cela m’était fort agréable), n’étaient que des préjugés, que je pouvais certainement me libérer de tout préjugé, mais que si j’atteignais cette liberté, j’étais perdu." L'écrivain français Albert Camus rapporte une des premières manifestations du nihilisme en Russie, relative à l'assassinat d'un étudiant dans le parc de l'Académie d'Agriculture, près de Moscou, par des membres de Vindicte populaire, menés par Netchaïev, qui a déjà été présenté plus haut : 

 

"Netchaïev a poussé la cohérence du nihilisme aussi loin qu’il le pouvait. Cet esprit est presque sans contradiction. Il apparaît en 1866 dans les milieux de l’intelligentsia révolutionnaire et meurt obscurément en janvier 1882. Dans ce court espace de temps, il n’a jamais cessé de séduire : les étudiants autour de lui, Bakounine lui-même et les révolutionnaires émigrés, les gardiens de sa prison, enfin, qu’il réussit à faire entrer dans une folle conspiration. (...) Il n’a pas seulement disserté sur la destruction universelle, son originalité a été de revendiquer froidement, pour ceux qui se donnent à la révolution, le « Tout est permis », et de permettre tout en effet. « Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance. Il ne doit avoir ni relations passionnelles, ni choses, ni êtres aimés. Il devrait se dépouiller même de son nom. Tout en lui doit se concentrer en une seule passion : la révolution ».  (...)  Pour la première fois avec lui, la révolution va se séparer explicitement de l’amour et de l’amitié." 

Albert Camus, « La révolte historique », in L’Homme révolté (1951), Paris, Gallimard, collection Folio/essais, 2009, p. 210, 206 et 207.

Après Dmitrij Ivanovič Pisarev (1840-1868) et sa Destruction de l'esthétique (1865), où il affirme souhaiter être "un artisan bottier  ou un boulanger" plutôt  "qu'un Raphaël ou un Grimm russe", le nihilisme des héros de Dostoïevski, ceux de Crimes et châtiment, et encore plus des Démons, laisse apparaître ce sectarisme intolérant et destructeur.  Dans les Démons, Varvara (Barbara) Petrovna déclare inutile la Madone de Raphaël : "Elle est devenue complètement inutile. Cette chope, elle est utile, parce qu’on peut y verser de l’eau ; ce crayon est utile parce qu’on peut tout noter avec, et là, ce visage de femme, il est moins bien que tous les visages dans la nature"  (F. M. Dostoïevski, Les Démons, traduit du russe par André Markowicz, Arles, Actes Sud, collection Babel, 1995).  Dans le fait de savoir qui est plus beau, Pouchkine ou une paire de bottes ?,  des nihilistes ont condamné au nom de la libération des paysans tout un pan de la peinture ou de la littérature (cf. Poulin, 2012) . On pressent ici toutes les idéologies totalitaires qui sont nées par la suite, et ont passé l'ensemble de la société et de la culture au crible de leur prétendue vérité. Le philosophe juif Léo Strauss (1899-1973) définira d'ailleurs le nazisme comme "la forme la plus célèbre du nihilisme" (L'histoire cachée du nihilisme - Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche, Michèle Cohen-Halimi et Jean-Pierre Faye, Editions La fabrique, 2008)

 

Il y a donc un nihilisme passif, comme sera celui de Schopenhauer mais, aussi un nihilisme actif, un bon nihilisme, selon les termes de Nietzsche, qui détruit ce qui pourrit l'homme pour faire naître ce qui le grandit.   Celui-ci balaie donc l'ensemble de tout ce qui a été a inculqué à l'homme comme autant de préjugés et se pose la question de savoir ce qui a le plus de valeur. La méthode n'est pas toujours rationnelle, nous l'avons vu, mais quand elle l'est, elle a le mérite de jeter la lumière sur le conditionnement social des individus par leur éducation, par leur culture, qui restait impensé jusque-là. Et qui le reste en grande partie, nous le verrons ailleurs. D'une autre manière, le nihilisme de la table rase de Bakounine rebat toutes les cartes que l'individu avait en main pour construire son existence  : "Confions-nous donc à l’esprit éternel, qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur"  (Bakounine, sous le pseudonyme de Jules Elysard, Die Parteien in Deutschland, "Les Partis en Allemagne", traduit le plus souvent par "La Réaction en Allemagne"article paru dans la revue d'Arnold Ruge, Deutsche Jahrbücher,, "Annales allemandes", en octobre 1842).  Le nihilisme russe a donc des choses à dire sur la remise en question, sur la prise de conscience de l'individu du carcan que lui a imposé la société dès sa naissance.

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En 1881, le tsar Alexandre II, après cinq ou six attentats ratés, est assassiné par des membres de l'organisation terroriste Narodnaïa Volia ("La Volonté du Peuple"), dont les plus connus sont deux femmes,  Vera Nikolaevna Figner (1852-1942), et Sofia Perovskaia, toutes deux au comité exécutif du mouvement.

 

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Attentat raté contre Alexandre II

                1er  mars 1881

Assassinat du tsar Alexandre II,

                  13 mars 1881

 

Issues de milieux aristocratiques et autoritaires, les deux femmes avaient pris conscience, au contact des idées socialistes et celui des gens, des terribles souffrances du peuple, ce qui les avait conduites à quitter leurs familles et prendre très courageusement parti contre leur propre milieu, comme les héroïnes que Tourgueniev célèbre dans son poème en prose Porog ("Le seuil"). 

"Leur programme prévoyait l’organisation d’une « représentation populaire permanente » élue au suffrage universel, la proclamation des libertés démocratiques, la remise de la terre aux paysans, des mesures pour transmettre les usines et les fabriques aux ouvriers."  (Artières et Dabbadie, 2004).  

"La transmission de la terre, principal moyen de production, à la communauté paysanne, et le remplacement de la souveraineté absolue d’un seul par la souveraineté absolue du peuple, c’est-à-dire l’établissement d’un régime dans lequel la volonté librement exprimée du peuple eût été le régulateur unique de la vie sociale"

 

Vera Figner, "Le labeur scellé" (Moscou, 1921-22) publié en français sous le tire  "Mémoires d'une révolutionnaire" en 1932.

Par ailleurs, nombreuses sont les femmes de la haute société, en Russie ou à l'étranger, qui, très courageusement, ont non seulement bravé leur famille, mais surtout, abandonner leur vie très confortable pour partager la vie très difficile des paysans ou des ouvriers : 

"A Moscou, un certain nombre de jeunes filles appartenant à des familles riches, qui avaient étudié à l’université de Zurich et fondé une association particulière, allèrent jusqu’à entrer dans des fabriques de coton où elles travaillaient de 14 à 16 heures par jour, partageant dans ces casernes manufacturières l’existence misérable des ouvrières russes. Ce fut un grand mouvement auquel deux ou trois mille personnes, au bas mot, prirent une part active, tandis qu’un nombre deux ou trois fois plus grand de sympathiques amis soutenaient de diverses façons cette courageuse avant-garde."  (Kropotkine, Mémoires..., op.cité, 4e partie, chapitre VII)

En l'absence de son compagnon arrêté, c'est Perovskaïa qui dirigera l'attentat mortel perpétué contre le tsar Alexandre II.  Grâce à sa position sociale, la jeune femme avait déjà échappé à la prison lors du procès des 193, en 1877, contre des activistes anti-tsaristes. Ce régicide lui valut l'exécution capitale, par pendaison, mais Vera Figner eut plus de chance et verra  sa peine de mort commuée en peine de prison à vie. Comme ses quatre soeurs, Vera Figner avait été très active dans la lutte armée contre le tsarisme. Partie en Suisse en 1872 pour y étudier la médecine, elle prend connaissances à Zurich des idées socialistes, celles de Bakounine, en particulier, avant de revenir en Russie après l'arrestation d'une de ses sœurs. La "Vénus de la Révolution" fut enfermée 20 ans, jusqu'en 1904, à la prison de Schlessbourg (Schlüsselbourg, sur la Neva, dans l'oblast [région, division administrative] de Saint-Pétersbourg), qui appartenait au vaste système de répression politique russe, avec près de 800.000 prisonniers répartis dans un peu moins de 900 prisons (Artières et Dabbadie, op.cité).  Elle passa ensuite une année en déportation dans divers camps de Russie (Arkhangelsk, Kazan, Nijni Novgorod). avant d'être libérée après la révolution de 1905. Autorisée à voyager, elle continuera de combattre, en particulier contre la détention des prisonniers politiques : "depuis 1905, la Russie étant devenue une monarchie constitutionnelle, nous voyons le pays se couvrir de dizaines de prisons où l’on châtie, avec une cruauté inouïe, les prisonniers politiques, tous ceux que l’œil de la police a notés pendant la révolution comme des partisans de la liberté. De la Baltique à Vladivostok, de l’Oural à la Mer Noire, nous trouvons une série de chambres de torture, renfermant des milliers de condamnés politiques, dix à onze mille prisonniers"  (Vera Figner, Brochure "Les Prisons Russes", vers 1910 en Suisse, in Artières et Dabbadie, 2004).  . 

 

VERA FIGNER  / Вера Фигнер

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SOFIA PEROVSKAÏA  /   Софья Перовская

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Vera Figner, Mémoires,

1921/22,     édition 1964

Vera Nikolaevna Figner, photographie de 1880

V. N. Figner, portrait de 1926, du sculpteur arménien Grigory Kepinov (G. Kepinyan, 1886-1966),

    Sofia Perovskaïa (1853-1881)

                   

 

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