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           RUSSIE

                   ·

        Le temps         révolutionnaire

      (1825 - 1922)

      8  .            Kommunalka 

 

        «  l'enfer, c'est les autres  »

      

    " L’histoire de l’ancien appartement"

   

Bande dessinée d'Anya Desnitskaya  (illustrations)

et  Alexandra Livitna,

 

Russie, 2016, édition Scooter. 

 

Kommunalka : « L'enfer, c'est les autres » 

 

 

En décembre 1917 eurent lieu les premières municipalisations soviétiques des immeubles dans la ville de Moscou, et qui concernaient "les immeubles dont les propriétaires pratiquaient des loyers supérieurs à 750 roubles, soit la moitié des bâtiments de la ville, abritant près des deux tiers de sa population" (O'Donnell, 2017).  Malheureusement, le soviet d'immeubles eut à peine le temps de faire son office et de faire profiter de meilleurs logements à quelques milliers  d'ouvriers et leurs familles, environ 20.000 pour novembre/décembre 1917  (Strokin, 2016),  que le déménagement du gouvernement à Moscou allait entraîner l'arrivée massive de milliers de bureaucrates en quête de logement bénéficiant du monopole d'attribution du Mossoviet (Моссовет, abréviation de Московский Сове : Conseil de Moscou), l'organe de l'administration municipale de Moscou qui créa pour ce faire un soviet central du logement et de la terre (TsJZO).  Ce problème deviendra récurrent avec le développement de la bureaucratisation, sans cesse à la recherche de bâtiments pour son administration publique  (Strokin, 2016).  

En attendant que soient construits un nombre suffisant de logements,  ce qui ne sera pas le cas avant longtemps, le pouvoir bolchevik  utilisera un palliatif pour loger les pauvres, que Lénine décrit et qui sera appelé  ouplotnienie, ouplotneniye (уплотнение) : "densification", qui fera l'objet d'une "intense propagande, comme en  témoigne un film homonyme de Panteleev, réalisé début 1918 sur un scénario du commissaire du peuple (et homme de théâtre) Lounatcharski." (Sumpf, 2017) :

"L'Etat prolétarien doit installer de force une famille extrêmement nécessiteuse dans l'appartement d'un riche. Notre détachement de milice ouvrière se compose, par exemple, de 15 hommes : deux matelots, deux soldats, deux ouvriers conscients (à supposer que l'un des deux seulement soit membre de notre parti ou sympathisant), puis d'un intellectuel et de 8 personnes appartenant à la catégorie des travailleurs pauvres (dont au moins 5 femmes, femmes de ménage, ouvriers non qualifiés, etc.). Notre détachement se présente chez le riche, visite l'appartement, y trouve cinq pièces pour deux hommes et deux femmes. «Vous vous serrerez dans deux pièces, citoyens, pour cet hiver et vous en aménagerez deux pour qu'on y installe deux familles qui habitent dans des sous-sols. En attendant que nous ayons construit, avec le concours d'ingénieurs (vous êtes ingénieur, je crois ?) des appartements convenables pour tous, il faudra absolument que vous vous serriez un peu."   

Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? ,  op. cité

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Ouplotnienie : "Densification",

 

affiche du film de Panteleev,  1918

Se serrer un peu. Lénine sait-il alors à quel point il verse dans l'euphémisme ?  On se mit à calculer le nombre de mètres carrés disponibles par individu, et la norme, qui varie selon le temps et le lieu, était en moyenne de 10 m² pour un adulte et un enfant de moins de deux ans. En 1919, ce taux sera revu à la baisse et sera officiellement de 9 m² par personne environ (soit 18 arshins carrés), calculé sur la base de la quantité d'air nécessaire en moyenne à une personne pendant une nuit de sommeil.  "« Remplissage », « ouplotnienie » en russe, voilà le terme extraordinaire que les communistes ont utilisé pour définir la gigantesque opération qui a consisté à installer dans un appartement autant de familles qu’il comptait de pièces, sans jamais tenir compte ni de leur origine, ni de leur métier, ni de leur histoire, au nom du nivellement social et du manque d’espace. Pour les dirigeants et pour Lénine en premier lieu, c’était à la fois une solution à la crise du logement et une conquête idéologique. « Eh bien, messieurs, qu’est-ce donc que ces appartements luxueux, c’est honteux, vous devez les partager avec les travailleurs », disaient les bolchéviques." (Paola  Messana, Kommunalka, Une histoire de l’Union soviétique à travers les appartements communautaires, J.-C. Lattès, 1995, p. 14).  De quelques pièces au début du processus, ce seront ensuite tous leurs droits à la propriété qui seront confisqués aux propriétaires.

                 arshins      :      Mesure de longueur basé sur un pas humain moyen, soit 71.12 cm. On utilisait aussi depuis longtemps le sazhen, équivalent de la brasse, 176 cm pour la plus commune d'entre elles, car il existait toutes sortes de brasses.  

 

C'est ainsi qu'au travers de la réforme (ou partage : передел, peredel) du logement  se sont développés les appartements communautaires ou kommunalka (коммуналка), en réquisitionnant en particulier les maisons bourgeoises et les hôtels particuliers, et qui marquent jusqu'aujourd'hui l'histoire sociale de Leningrad, qu'on surnomme gorod kommunalok, la « ville des kommunalki » : "jusqu’au début des années 1990, entre 60 et 80 % de la population des grandes villes habite un logement communautaire. Ce chiffre ne diminuera sensiblement qu’au cours de la Perestroïka et surtout après la privatisation du logement  — pour atteindre, en avril 1998, 3,5 % pour la ville de Moscou."  (Azarova, 2007).  Les habitants d'un même appartement avaient  un espace privatif très réduit, la plupart des autres espaces du logement étant communs à tous : couloir, cuisine, salle-de-bains, toilettes. 

 

Le même terme de "Maison Commune", d'"appartement communal" a été utilisé dans la période pré-révolutionnaire  pour désigner des foyers ouvriers, installés suite à des expropriations, puis par les milieux de gauche au milieu des années vingt  : "Il semblerait que ce soit en 1925 que le terme a été pour la première fois appliqué au projet d'habitat d'un type nouveau, à l'occasion du concours lancé par le Soviet de Moscou pour un projet de logement ouvrier. La discussion sur le mode de vie nouveau et la Maison-Commune sera freinée progressivement, à partir de 1931, quand le pouvoir commencera à s'intéresser de près à ces idées « utopiques ». Figée dans son développement, l'idée de la Maison-Commune restera alors celle de l'immeuble composé de « cellules » habitables pour des couples et des célibataires et comportant des services collectifs très développés, assurant tous les aspects de la vie domestique et familiale, de la préparation des repas à l'éducation des enfants."  (Azarova, 2001)

 

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Petrograd, deux familles de confiseurs dans une kommunalka, 1920-23

 

 

               "Densification",

 

      film d'Aleksandr Panteleev, 1918

 

 

Russie, couloir d'une maison commune

 

"Cette politique a amélioré pour une part les conditions de vie d’un grand nombre de personnes, principalement les familles les plus pauvres, mais pour une autre, elle s’est faite aux dépens des autres citoyens. Tout cela a conduit à des querelles domestiques et à des conflits sociaux. En outre, la politique de densification a eu un impact négatif sur la psyché des gens: la population avait développé un certain nombre de troubles,  tels que la passivité, la dépendance, le stress constant et les névroses débouchaient sur des formes de comportement agressif. Déjà visibles dans la période prérévolutionnaire,  ces comportements ont perduré pendant plus d’une décennie." (Strokin, 2016).   En 1925 déjà, une brochure brosse en substance le même tableau. Elle énumère beaucoup de points négatifs du dispositif des kommunalka  : différence de milieux professionnels, des usages, de la propreté, de la promiscuité des âges et des sexes différents, du passage obligé des espaces collectifs pour atteindre son espace privé, la récurrence des querelles quotidiennes qui en résultent : "Tous ces faits sont devenus habituels et ont des conséquences très graves pour la santé physique et mentale des habitants, ainsi que pour la qualité de l’éducation" conclut alors l'auteur (S. I. Snejder, Les Maisons-Communes du quartier Krasnopresnenskij, Moscou, 1925, in  Azarov, 2001).

 

 

"L’appartement communautaire, pour moi, au moins (mais pour les autres aussi, je pense) est sans aucun doute l’endroit, l’espace, qui démontre de manière exemplaire l’effet que produit sur un être humain un lieu d’habitation spécialement agencé, semble-t-il, pour mettre à exécution le verdict : “l’enfer, c’est les autres” »" (Ilya Kabakov, in Ilya Kabakov Installations 1983-1995, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1995)

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La Pravda pouvait écrire en octobre 1918 : "par l'adaptation de cette solution au problème du logement, le Parti a immédiatement acquis la confiance des masses populaires", du début des années 1920 jusqu'au milieu des années 1930 "les conditions et le mode de vie dans les logements partagés sont dénoncés sans relâche autant par des hommes politiques, des militants, des architectes, des sociologues, des médecins, que par la presse destinée au grand public. En fonction des critiques et des solutions proposées, diverses tendances se dessinent, liées à tel ou tel groupe de militants. Pour les uns, l'objectif est d'arriver à naviguer dans l'océan des conflits domestiques quotidiens et des difficultés objectives dues au manque de place, d'air et de lumière, la propagande pour le mode de vie nouveau et la nouvelle conscience collective jouant alors le rôle de bouée de sauvetage. Les autres dénoncent les dispositifs spatiaux inadaptés des appartements communautaires ainsi que l'absence de services collectifs et en appellent aux bâtisseurs d'un habitat de type nouveau. Les troisièmes déclarent courageusement que la classe ouvrière souhaite un mode de vie traditionnel et familial et s'exposent ainsi aux critiques les plus violentes."  (Azarova, 2001)

  

 

Il ne faut pas pour autant imaginer que les séries de mesures, à compter de la création du Mossoviet, forment au total une organisation rationnelle de la gestion immobilière,  loin s'en faut : "Entre la prise du pouvoir par les bolcheviks et le premier décret sur les réquisitions et confiscations d’avril 1920, ces questions restèrent sans réponse. Ni l’expropriation ni la propriété n’avaient de statut juridique, ce qui les a rendues invisibles aux yeux des chercheurs. Comme l’a écrit John Hazard dans une étude désormais classique consacrée à la propriété soviétique : « la loi a toujours traité des questions de propriété ». Mais les « bacchanales » de saisies, selon le terme employé par la presse de l’époque, ignoraient toute forme de loi. On ne trouve le concept d’expropriation dans l’arsenal juridique qu’au terme d’un long processus, au moment du retour à une temporalité « normale », qui met fin à l’état d’exception révolutionnaire."  (O'Donnell, 2017).   En octobre 1918, un rapport du Commissariat du peuple à l’Inspection ouvrière et paysanne (Rabkrin) fait état  d'une atomisation et d'une confusion inquiétantes relatives au pouvoir de réquisition des biens : "« À Moscou comme dans d’autres lieux très peuplés de la Russie soviétique », rapportait non sans inquiétude le Commissariat en octobre 1918, « la réquisition des biens mobiliers des citoyens s’effectue sur l’ordre d’autorités diverses […] par des groupes également variés, sur instruction de simples individus, leur droit à procéder se fondant uniquement sur le fait d’avoir été envoyés [sur les lieux de réquisition] en compagnie de quelques hommes armés ». Des objets aussi divers que « des denrées alimentaires détenues par leurs propriétaires en quantités excluant toute suspicion de spéculation, […] des vêtements, des objets d’usage courant, des bijoux, de l’argent, des œuvres d’art, des livres et des objets à usage scientifique », poursuivait le rapport, étaient saisis massivement, sans enregistrement ni production de document officiel."   (O'Donnell, 2017, citation : Archives d’État de la Fédération de Russie : Gosudarstvennyi Arkhiv Rossiiskoi Federatsii (GARF), f. 4390, op. 1, d. 33, l. 247).   

Les romanciers n'ont pas manqué de se saisir de la question, en particulier  l'écrivain  satirique Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) qui,  dans  Cœur de chien (1925), et d'autres œuvres postérieures, s'intéresse au pouvoir de ces fonctionnaires comme les gérants des comités d'immeuble, peu élevés dans la hiérarchie bureaucratique mais détenant un pouvoir important sur la vie des gens, caractéristique que l'on retrouvera dans d'autres domaines, tout au long de l'ère soviétique.  Ainsi, Švonder, de Cœur de chien, "dont le nom en russe est devenu commun pour désigner un certain type de fonctionnaire, peu instruit et prêt à exécuter les ordres de sa hiérarchie, même s’ils vont à l’encontre des principes proclamés par ce même pouvoir, a néanmoins le mérite de croire dans ce qu’il fait. Il a un esprit certes très limité et ne se gêne pas pour avoir recours aux calomnies dans sa lutte contre le professeur Preobraženskij, mais au moins il travaille honnêtement pour mettre en œuvre les règles qu’il croit justes car élaborées par ses supérieurs dont il partage les idées. Les autres gérants de comité d’immeuble décrits par l’auteur sont eux aussi loyaux envers le pouvoir soviétique et assez peu intelligents, mais ils n’ont plus rien des convictions qu’avait Švonder : ils n’ont pas de scrupules et sont prêts à dénoncer toute personne qui menace leur confort ; leur poste ne leur sert qu’à assurer un certain train de vie qu’ils jugent confortable, symbolisé dans le Maître et Marguerite par une simple assiette de soupe, c’est dire à quel point les prétentions de ces représentants hiérarchiques de bas étage sont petites." (Sokolnikova, 2006).    

"L'État pouvait donner la vie - en attribuant un logement - et la reprendre : l'individu seul n'avait pratiquement pas les moyens de se procurer un toit. Lorsque la survie dépend de l'attribution d'un logement, laquelle est la conséquence directe de la loyauté envers l'État, et que la loyauté - notion très relative - peut à son tour être compromise à tout moment par un simple avis émanant d'un autre citoyen, le logement devient le mobile qui pousse à espionner et à dénoncer. C'est ce type de « corruption » par la « question du logement » qu'évoque le personnage de Boulgakov."  (Azarova, 2001).   La délation aurait même été prévue dès l'origine par Lénine, selon Paola Messana, qui "avait chargé le Commissariat du peuple aux affaires intérieures, le NKVD, de trouver des indicateurs rémunérés parmi les habitants." (Cazaux, 2013).   

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        Scène de Cœur de chien de Vladimir Bortko (1988), d’après le roman éponyme de Mikhaïl Boulgakov. Des représentants du comité d'immeuble cherchent à réapproprier deux pièces, pour les besoins d'une famille, dans  l'appartement du professeur Preobrazhensky, doté de de 7 chambres.

"L'ancien hôtel Astoria, situé sur la place d'Isaac en face de l'ambassade d'Allemagne, dont il était d'ailleurs le centre d'espionnage, est actuellement occupé en entier par les Soviets. Un décret ordonne aujourd'hui d'appeler l'Astoria : « Première maison des Soviets de Petrograd » et les employés des téléphones ne devront répondre qu'à cette appellation. Astoria, l'hôtel chic de Pétrograd a vécu. Depuis des mois, il est vrai, il avait été réquisitionné, et des soldats le gardaient jour et nuit, veillant sur les commissaires qui logent dans les somptueux appartements de jadis. Les meubles, les lampes et les lustres, les tapis et les rideaux, disparaissent peu à peu, « réquisitionnés » eux aussi par les habitants de passage, et le désordre et la saleté s'installent en maîtres incontestés."

 

Robert Vaucher, L'enfer bolchevik, A Petrograd sous la commune et la terreur rouge, Paris, Editions Perrin et Cie, 1919, p. 385

 A Moscou, écrit la Pravda, le jeudi 5 septembre 1918, « le comité exécutif du Soviet a pris la résolution d'expulser la bourgeoisie et de réquisitionner les habitations. Vendredi, la commission des habitations s'est mise au travail, et, dès samedi, dans le quartier prolétaire Bassmann, on a réquisitionné trois maisons qui en imposaient à tout le quartier. Pendant la journée de dimanche, on a expulsé de leurs appartements près de 2.000 bourgeois terrorisés et on a reçu les inscriptions des ouvriers qui désirent s'installer au domicile des expulsés. On a enregistré également tous les meubles ; les personnes expulsées ne sont pas autorisées à les enlever ou à les vendre. On désigne les citoyens qui ont le droit d'habiter dans les villes. Quant aux bourgeois qui ont liquidé leurs affaires, vivent de capitaux cachés ou possèdent des propriétés telles que fabriques, usines, maisons de rapport, entreprises commerciales, etc., ils seront tous expulsés. On saisira tout ce qu'ils ont ; on ne leur laissera que la "ration de marche", c'est-à-dire un costume de rechange, du linge, un coussin et une couverture, soit exactement ce que l'on donne à un soldat de l'armée rouge qui part au front.  Puisque la terre appartient au peuple,  les maisons qui sont bâties sur la terre lui appartiennent également ; les meubles et objets de tous genres qui remplissent les appartements de ces maisons doivent également devenir la propriété des prolétaires. » 

"On ne saurait être plus logique !", conclut l'auteur.  

 (Robert Vaucher, L'enfer bolchevik... op. cité, p. 395.

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Dessin d'Ivan Vladimirov (1870-1947),

 

Déménagement d'une famille expulsée

 

Pour terminer avec l'évocation de cette situation en partie absurde, kafkaïenne, concoctée par les bolcheviks, on terminera par les tribulations de la veuve Tikhobrazova, qui était en train de déménager au moment de la révolution d'octobre, pour la ville caucasienne d'Armavir, où son fils avait été nommé ingénieur (Affaire Tikhobrazova, GARF, op. cité, f. 4085, op. 22, d. 630, l. 4-5, in O'Donnell, 2017).  Le chaos régnait en gare et elle avait été dans l'impossibilité d'expédier ses bagages. La dame résolut alors de confier ses biens à un garde-meubles le plus proche, à Kokorevski, pour les récupérer plus tard.  Pendant trois ans, à cause de la guerre civile et du manque de liaison ferroviaire, elle ne put revenir à Petrograd, ce qu'elle fit la veille du jour de l'an 1920. Entre temps, le garde meubles avait été saisi et déclaré propriété de l'Etat soviétique, et un décret de 1919 avait municipalisé meubles et effets personnels récupérés par l'Etat. Ni le directeur de l'entrepôt, ni celui de la "troïka pour les réquisitions et confiscations" ne voulurent lui rendre ses biens ni lui donner un mobilier ordinaire en compensation, qui ne lui fut octroyé qu'après pression du soviet. La  veuve Tikhobrazova  était opiniâtre, et on fini par lui dire que ses meubles avaient été "« confisqués par le Bureau comptable provisoire [Chrezuchet] et transférés à la commune de Petrograd [Petrokommuna] », ce qui signifiait qu’ils étaient ensevelis dans les profondeurs de la jungle de l’administration municipale, autant dire perdus à jamais."  (O'Donnell, 2017). Retournant à Kokorevski par acquit de conscience, elle put apercevoir une de ses caisses "miraculeusement posée à l’endroit même où elle l’avait laissée trois ans plus tôt ; en la voyant éclater en sanglots, un employé la prit en pitié et l’autorisa à emporter un album de photographies qui lui était particulièrement cher. Mais en dépit de cette preuve supplémentaire que ses affaires étaient intactes, la troïka tint bon ainsi que le directeur de l’entrepôt, obéissant en cela au camarade Kimber, même après qu’on lui eût présenté les décisions du tribunal du peuple et d’autres organes officiels ordonnant que la dame rentre en possession de ses biens ."   (O'Donnell, 2017).  Là encore, comme dans le roman de Boulgakov, ce sont de petits fonctionnaires qui détiennent un pouvoir et une autorité redoutées, qui l'exercent de manière purement idéologique, décorrélé de la réalité : "Tout accès au garde-meubles et à son contenu passait par le camarade Kimber, l’insignifiant dictateur de Kokorevski."  (O'Donnell, 2017).  Au final, ce ne sont pas moins de huit institutions officielles par lesquelles passa le dossier de Tikhobrazova,  dont le mobilier était loin d'être princier,  comportant une table, quatre chaises, deux lits-sofa et quelques effets personnels, et cette simple affaire mobilisa des témoins, des enquêtes, des auditions devant les tribunaux, sans parler d'une production considérable de  documents administratifs.  

Ainsi, pendant les trois premières années de la guerre civile, profitant d'un grand vide juridique  sur les expropriations et les confiscations, les organes de l'Etat concernés ont pratiqué toutes sortes de procédures qui exacerbèrent le sentiment de pouvoir des uns et des autres, encouragea la rapine, la lutte entre individus pour l'obtention de biens abandonnés ou confisqués, et ce n'est qu'en avril 1920 que le gouvernement commença de limiter les expropriations et de fournir pour cela une base juridique, mais provoquant en même temps une foule de réclamations en vue d'une réappropriation de leurs biens. "L’ambition de Moscou était de s’arroger le monopole de la définition des formes de propriétés et d’activités économiques laissées sans statut ni gouvernance durant ces trois premières années." (O'Donnell, 2017).  

 

Ce n'est un secret pour personne combien le prolétariat et tout le mouvement révolutionnaire souffrent de l'individualisme de très nombreux militants (dejatel'), de leur ambition personnelle, de leur aspiration à se mettre en avant, de leur aversion pour la discipline fraternelle, de leur manque de patience devant la critique fraternelle [...] L'habitude largement répandue parmi les militants (partijnye rabotniki) de faire aveuglément confiance à des autorités en vue, de s'en rapporter sans les jauger, aux opinions de tel ou tel chef reconnu, en repoussant tout doute sur leur sûreté de jugement, n'en cause pas moins de tort    (Trotsky, op. cité).

Bogdanov, Proletarskij universitet ("L'université prolétarienne"), O pmletarskoj kul' ture ("De la culture prolétarienne"), Moscou, 1918. 

                   

                     

                       BIBLIOGRAPHIE 

 

 

 

AZAROVA Katerina, 2001, ​La « question du logement », l'appartement communautaire et la privatisation de l'habitat à Moscou, In : Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 32, 2001, n°4. Les villes russes après une décennie de réformes. pp. 185-216.

https://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_2001_num_32_4_3121

AZAROVA Katerina, 2007, Appartements communautaires à Moscou : un territoire partagé,  Dans L'Homme & la Société 2007/3-4, n° 165-166, pages 161 à 175.

https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2007-3-page-161.htm#re3no3

CAZAUX Alice, 2013, “Ilya Kabakov, ou le récit de vies communautaires”, Essais [Online], 3 | 2013,

http://journals.openedition.org/essais/9299

O'DONNELL Anne, 2017, La confiscation des biens personnels en Russie (1917-1923), Comment mettre fin légalement à la révolution russe ? traduit de l’anglais par  Françoise Bouillot, Dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2017/3 (N° 135), pages 117 à 129.
https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2017-3-page-117.htm#re15no15

SOKOLNIKOVA  Tatiana, 2006, Quelques réflexions sur le concept de pouvoir chez Mikhaïl Boulgakov,  in Le Pouvoir, revue ACTA IASSYENSIA COMPARATIONIS, 4/2006, Université d'Alexandru Ioan Cuza, Iaşi, Roumanie.

http://www.literaturacomparata.ro/Site_Acta/Old/acta4/acta4_sokolnikova.pdf
 

STROKIN Sergueï Igorevich, 2016, Politique de logement du gouvernement soviétique pendant la guerre civiles (basée sur les matériaux de la province de Penza,  Revue Sciences Historiques, numéro d'août 2016.

https://research-journal.org/hist/zhilishhnaya-politika-sovetskoj-vlasti-v-gody-grazhdanskoj-vojny-po-materialam-penzenskoj-gubernii/

SUMPF Alexandre, 2017, La Russie et les Russes en révolutions, Collection Synthèses Historiques, Editions Perrin

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