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           RUSSIE

                   ·

      Le moment         révolutionnaire

      (1825 - 1922)

  9  .   La guerre civile

 

                    [ 1 ]  

intro

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

 

 

Dès leur prise de pouvoir, les bolcheviks rencontrent un peu partout dans les ministères les résistances des fonctionnaires, fidèles partisans de la bourgeoisie, dont le journaliste et militant communiste américain John Silas Reed brosse le portrait (John Reed, Ten Days that Shook the World : "Dix jours qui ébranlèrent le monde", 1919),  Des responsables s'enfuient, font disparaître des documents secrets, des fonds, des registres de compte, etc.. Des fonctionnaires refusent de reconnaître l'autorité du nouveau Commissaire du Peuple, Léon Trotsky, ou de donner la clef des archives. Alexandra Kollontaï fut accueillie par une grève. Certains désertent leur poste, et quand ils sont menacés de perdre leurs droits à la retraite, les employés reviennent pour opérer des sabotages ou ne reviennent pas du tout.  Divers ministères présentent le même problème, et le 29 octobre, c'est une grève générale qui est lancé par l'Union des fonctionnaires de Petrograd,  qui s'étend aux chemins de fer le 30,  puis aux banques. La grève durera, cahin-caha, jusqu' en janvier 1918, pendant laquelle le pouvoir essaie tant bien que mal de remplacer des employés absents, parfois par des gens qui ne connaissaient strictement rien à leur métier, mais aussi par un certain nombre de Juifs instruits qui n'avaient pu servir l'Etat jusque-là à cause des lois tsaristes restreignant la liberté des Israélites. Des arrestations eurent lieu, et ce mouvement de grève sera un des tout premiers dossiers de la Tcheka contre ce "sabotage" des "ennemis de l'Etat" (CMR, 26 novembre 1917), à qui elle demanda de signer un engagement "de mettre fin aux sabotages contre-révolutionnaire". Tous ceux qui signèrent le document furent relâchés le 2 mars 1918, mais on supprima salaires et logements aux fonctionnaires licenciés (ordre du directeur de la banque d'Etat, Viatcheslav Rudolfowicz Menjinski, 1874-1934, un des initiateurs de la Tcheka).  De même que dans d'autres affaires, dont une notable que nous aborderons plus bas, on voit que pendant les premiers mois, les autorités russes se sont montrées à différentes reprises conciliantes avec leurs opposants civils ou militaires, tolérance qui leur a été reprochée, d'ailleurs, à  cause d'un certain nombre d'officiers rapidement relâchés après avoir commis des faits graves et qui ont pu organiser leur combat anti-bolchevique sous la bannière blanche, comme nous l'avons vu ailleurs. 

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"La plupart des empereurs russes furent des fanatiques de la forme extérieure dé la vie militaire : ordre, hiérarchie, obéissance aveugle, attention méticuleuse aux moindres détails de la tenue et de l'uniforme. Prince Adam Czartoryski, l'ami d'Alexandre Ier, décrivait cette prédilection par le mot très juste de  « paradomanie ».

Les souverains appliquaient ce même modèle militariste à la conduite des affaires de l'État : centralisation, discipline absolue, uniformité, unité hiérarchique et application « universelle ». Cette pratique administrative se perpétuait d'autant plus facilement que beaucoup de postes responsables étaient donnés à des officiers de carrière ou à d'anciens élèves des écoles militaires. La liste de dignitaires de l'administration civile choisis parmi les généraux et amiraux serait démesurément longue ; suffit de citer seulement les noms les plus connus de Rumiantsev, Orlov, Araktcheev, Mordvinov, Kiselev, Vasiltchikov, Rostovtsev."    (Raeff, 1962).

 

 

 

Concernant la liberté de la presse, Trotsky était pour ne pas restituer d'imprimeries aux capitalistes, qui détenaient la plus grande partie des journaux et déversaient tout ce qu'ils pouvaient pour discréditer le pouvoir révolutionnaire, et Lénine intervint pour que "soit adoptée, et seulement par 34 voix contre 24, sa résolution qui précisait que les bolcheviks n'avaient pas le moindre désir de supprimer les journaux des autres partis socialistes, sauf dans la mesure où ils prêchaient l'insurrection  armée ou l'insoumission au gouvernement soviétique"  (Michel Lequenne, Contre-Révolution dans la Révolution, Du communisme au stalinisme,  Editions Borrego, 2018).  

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Guerre civile  ( I )   

 

                                            Russie

 

 

 

 

Pendant les quelques jours de prise de pouvoir, à Petrograd, très peu de sang fut versé, des morts que l'on compte sur les doigts d'une main (ou presque). Mais à Moscou, par exemple, les choses furent bien différentes. Dès le 24 octobre, suite à la prise de la poste centrale, de l'Arsenal et du Kremlin par des troupes commandées par les bolcheviks, se forme un Comité de Salut public, sous la direction du maire socialiste-révolutionnaire (S-R) Vadim Viktorovitch Roudnev (1884-1940), dans lequel le colonel Konstantin (Constantin) Ivanovitch Riabtsev (Ryabtsev, 1879-1919) armait "les junkers, la jeunesse des classes bourgeoises et moyennes, et les sections militaires mencheviks et SR" (Michel Lequenne, Contre-Révolution.. op. cité)Le Comité est bien marqué à droite, souligne Victor Serge, avec Nikolaï Ivanovitch Astrov (1868-1934), Nikolaï Mikhaïlovitch Kichkine (1864-1930), ministre de l'assistance publique du gouvernement provisoire.  S'en suivirent six jours de bataille sanglante, en particulier la nuit du 28, où Oskars Bērziņš (Berzin, Berzine, 1894-1938), qui commandait alors l'arsenal du Kremlin, est appelé par Riabtsev, qui lui fait croire que le reste de ses troupes a rendu les armes.  Il les rend à son tour et là c'est le drame, qui fera 300 morts dans le camp des gardes rouges (Marie, 2005)  :  

"Les travailleurs de l'arsenal du Kremlin sympathisant naturellement avec l'insurrection populaire, s'étaient néanmoins bornés à continuer leur tâche habituelle. Ils n'apprirent l'entrée des junkers que lorsqu'on vint arrêter leur Comité de fabrique. Peu après l'ordre leur était donné de se munir, de leurs pièces d'identité, et de s'aligner dans la cour. Arrivés là, trois mitrailleuses sont démasquées devant eux. Ils ne peuvent pourtant pas s'imaginer qu'on va les fusiller ainsi, sans jugement, sans raison, eux désarmés, eux qui n'ont pas combattu !  (...)  Ce massacre d'une foule de vaincus désarmés n'est pas un fait isolé. Les blancs arrêtaient et naturellement fusillaient un peu partout."  

 

Victor Serge, La Révolution d'Octobre à Moscou, septembre 1920, paru dans le bulletin communiste numéro 36-37 du 1er septembre 1921).  

Victor Napoléon Lvovitch Kibaltchiche (Bruxelles, 1890 - Mexico, 1947), dit V. Serge, est un écrivain, poète et révolutionnaire, enfant d'émigrés russes anti-tsaristes, anarchiste, puis marxiste  :  personnage important de l'histoire du mouvement libertaire et de la contestation sociale, il fera plus tard l'objet ici d'un éclairage biographique.  

Gardes rouges pris dans une fusillade

.Place du Théâtre à Moscou  : Sur la voiture blindée on peut lire : « SR et SD », ce qui désigne le  « Conseil des députés des travailleurs et des soldats ».

Le Palais du Kremlin est représenté du côté de la Place Rouge. Au-dessus du rempart en novembre 1917, des boulets de canon atteignent la tour Nikolskaya et les dômes de la cathédrale de l’Assomption. 

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Maisons endommagées près du Kremlin

Fouille des passants  par les bolcheviks, à la recherche d'armes

 

 

« Tous ces jours, il était dangereux de quitter la maison, et nous ne pouvions pas obtenir de pain, alors, pendant quatre jours, nous avons mangé des pommes de terre. »

         

 

            Collection de dessins d'enfants, op. cité 

 

 

 

 

Finalement, la victoire revint au Comité Militaire Révolutionnaire (CMR, CRM),  le 2 / 15 novembre, en particulier à la suite d'un bombardement du Kremlin, pour déloger les junkers, dont la décision n'a pas été facile à prendre à cause des œuvres d'art qui s'y trouvaient et qui révolta et émut aux larmes Lounatcharski lui-même, qui démissionna.  Soulignons la participation héroïque du régiment de Dvinsk (les Dvintsi,  

Dvintzi), dans leur effort à déloger les Cadets  :

 

"Tous se disaient anarchistes et marchaient sous la conduite de deux vieux libertaires : Gratchoff et Fedotoff  (...) Aux premiers jours de l’installation à Moscou du Comité Révolutionnaire qui s’était déclaré pouvoir principal, l’état-major des « Dvintzi » se trouvant dans les locaux du Soviet de Moscou est déjà l’objet des soupçons du Comité. De tous côtés, un filet d’espionnage l’entoure et un blocus en règle entrave ses mouvements. Mais, attendant, les bolcheviks ne ce décident pas à y toucher, car ils voient en lui la force militaire des soldats révolutionnaires, Gratchoff voyait bien les bolcheviks, sous ses yeux, se partager le pouvoir et mener la révolution à sa ruine ; il se trouvait dans une angoisse pénible, ne sachant pas comment saisir la main criminelle du nouveau pouvoir qui lançai un lasso autour de la révolution. A défaut de mieux, il se hâtait d’armer le peuple. A chaque usine, il remettait de trois à quatre mitrailleuses, fusils, cartouche. Malheureusement, ce guide révolutionnaire d’un grand avenir périt subitement : appelé par les bolcheviks pour affaires militaires à Nijni-Novgorod, il y fut tué d’un coup de feu dans des circonstances très mystérieuses, soi-disant involontairement par un soldat ne sachant pas manier le fusil. Il y a des indices qui nous permettent de supposer qu’il fut tué par la main d’un mercenaire à la solde du pouvoir soviétiste. Par la suite, les régiments révolutionnaires de Petrograd et de Moscou furent désarmés de force. Fait significatif : à Moscou, le premier régiment ainsi désarmé par les bolcheviks fut celui de Dvinsk."

Voline, La Révolution inconnue...,  op. cité.

 

 A la fin des combats non seulement les Rouges ne procédèrent à aucun règlement de comptes, mais garantit aux junkers rendant les armes, la vie sauve et la liberté, dispositions que l'on retrouve dans le traité de paix retranscrit par John Reed (op. cité) et commentées par Victor Serge : 

"Cette clémence devait être néfaste à la révolution. Junkers, officiers, cadets. s.-r. qui venaient de la combattre pendant une semaine et eussent impitoyablement fusillé leurs adversaires en cas de victoire (nous en verrons dans quelques instants de nombreuses preuves) devaient se disperser aussitôt par la vaste Russie pour y organiser la guerre civile. La révolution allait les retrouver devant elle à Yaroslav, à Kazan, sur le Don, en Crimée — et dans tous les complots de l'intérieur."

 

 Victor Serge, op. cité.

 

La prise du pouvoir dans la capitale ne signifie donc pas qu'elle est effective dans tout le pays. Kérensky s'était enfui à Gatchina le 24 octobre / 7 novembre, à une trentaine de kilomètres au sud de Petrograd,  avant de rejoindre Ostrov en train, dans l'oblast de Pskov, où son discours pour rassembler le soviet derrière lui attira les huées. Il  put se sauver à nouveau, grâce à la protection des cosaques, direction Louga, où il fut bien reçu par les bataillons de la mort  cantonnés là. Kerenski a pu alors réunir des forces de Cosaques du Don, du Kouban, de Transbaïkalie, de l'Oussouri, de l'Amour et du Ienisseï, qu'il rassembla sous les ordres de l'ataman P. N. Krasnov , d'une grande noblesse d'armée du Don qui avait, rappelons-le, soutenu le gouvernement provisoire de Kerensky.  Profitons de ce moment pour évoquer rapidement que le mouvement cosaque avait proclamé dans la région du Don une république cosaque, soutenue par des nobles et de grands propriétaires, comme la paire de généraux Kalédine et Kornilov, ou encore Doutov, Karaoulov ou Bardij, soutenus "par les puissants marchands et banquiers de Moscou"  (Reed, op. cité).  

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"Le 27 novembre, un comité cosaque se présenta au Smolny pour rencontrer Trotsky et Lénine. Ils demandèrent s’il était exact que le gouvernement soviétique n’avait pas l’intention de distribution les terres cosaques aux paysans de la grande-Russie.

– Non, répondit Trotsky.

Les délégués se concertèrent.

– Bien, dirent-ils, le gouvernement soviétique a-t-il l’intention de confisquer les domaines des grands seigneurs cosaques et de les distribuer aux cosaques travailleurs ?

À cela Lénine répondit :

– C’est à vous-mêmes de le faire. Nous soutiendrons les cosaques travailleurs dans toutes leurs initiatives. La meilleure façon de vous y prendre, c’est de commencer par former des soviets cosaques ; vous serez représentés au Tsik et alors notre gouvernement deviendra aussi votre gouvernement…

La délégation se retira, plongée dans une profonde médiation. Deux semaines plus tard, le général Kalédine recevait des représentants de ses troupes.

– Promettez-vous, lui demandèrent-il, de partager les grands domaines des seigneurs cosaques entre les cosaques travailleurs ?

– Plutôt mourir ! répliqua Kalédine.

 

Un mois plus tard, voyant son armée fondre sous ses yeux, il se faisait sauter la cervelle. Le mouvement cosaque avait vécu."    

 

John Reed, Ten Days that Shook the World : "Dix jours qui ébranlèrent le monde", 1919.

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Les troupes de Krasnov prirent Gatchina, trente kilomètres au sud de Petrograd,  sans combattre, puis Tsarskoïe Selo (Tsarskoe S, Tzarskoe S.), où la famille tsariste s'était retirée dans un de ses palais,  et où la bataille fit rage,  mais ensuite, dans la nuit du 30 au 31 octobre / 12 au 13 novembre 1917, elles seront battues à Poulkovo (Pulkovo) par des troupes commandées par le général Mikhaïl Artemyevitch Mouraviov (Muravyov, Mouraviev,  1880-1918 : il tentera de passer à l'ennemi et, démasqué, sera abattu en 1918) et le colonel finlandais Karl Rudolf Walden (1878-1946). De Pulkovo, Kerensky  s'enfuira seul, déguisé en marin (Reed, op. cité).  Il ira ensuite se  réfugier chez des amis et séjournera en France, à Paris, jusqu'en 1940.

 

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  bataillons de la mort     :    Maria Leontievna Botchkareva (Marija Bochkareva, Bočkareva, Botchkariova, née Frolkova (1889-1920), surnommée Yashka (Yachka, un surnom masculin, le nom de son mari, adopté par défi à la virilité ambiante) est issue d'une famille paysanne de Sibérie à l'enfance misérable, qui n'aura de chance ni avec un mari qui boit et qui la bat, ni avec un amant juif, un boucher aussi bandit que violent. Elle entre dans l'armée tsariste, où elle est acceptée sur dérogation du tsar (une rareté en Europe), ce qui lui donna plus souvent un rôle de "mascotte", d'infirmière, que de combattante à temps plein (Chopard, 2012). Elle subira  brimades, vexations et tentatives de viol de la part des hommes, avant d'être respectée pour sa bravoure et même décorée plusieurs fois pour son courage (en particulier la Croix de Saint-Georges, car elle utilisera des armes pour sauver sa vie ou celle de ses camarades menacés, et obtiendra le grade de sergent. 

Après l'abdication du tsar, le 2 mars 1917,  Maria, soutenue par le général Broussilov, propose au gouvernement provisoire de Kerenski de créer un bataillon exclusivement féminin, une propagande pour humilier les déserteurs masculins. Elle sera aidée par Maria Skridolova, aristocrate et mécène et réussira à recruter 3000 femmes dans ce qui sera appelé le bataillon de la mort, où elle imposera la tonte des cheveux, l'uniforme masculin et une discipline très stricte. Le 8 juillet 1917, "la plus célèbre féministe britannique, Emmeline Pankhurst, câble de Petrograd à la Westminster Gazette : « Mrs Botchkareva est la femme la plus remarquable du vingtième siècle, et je dirais même de l’Humanité, depuis Jeanne d’Arc […]. Sa mission est de la même importance historique que celle de Jeanne – sauver l’armée russe et la Russie. »"   (Audouin-Rouzeau et Werth, 2012). Elle disait elle-même, d'ailleurs,  avoir entrevu mystiquement sa mission de salut de la Russie.  

 

Après la victoire des bolcheviks, Kornilov, qui dirige une armée (qualifiée plus tard de blanche, opposée aux armées rouges soviétiques)  l'envoie aux Etats-Unis pour une mission de propagande, où elle sera soutenue par la suffragette féministe Florence Harriman, puis en Angleterre : elle est reçue par le président Wilson et le roi George V,  Puis elle retourne en Russie en août 1918, mais elle ne réussit qu'à former une unité d'infirmières sous l'égide de la Croix-Rouge, tentant en vain de soulever des armées "vertes" (composées de paysans) mais elle finit par être repérée par les bolcheviks et remise à la Tcheka, qui la fusillera le 15 mai 1920 comme "ennemie du peuple". 

source :

https://theatrum-belli.com/yashka-et-le-bataillon-de-la-mort-un-exemple-de-tentative-de-feminisation-militaire/ *                  

Après croisement de plusieurs sources, il s'avère que ce document est le plus fiable que j'aie pu trouver sur le sujet (beaucoup comportant diverses inexactitudes), basé sur son autobiographie :  Yashka : My Life as Peasant, Officer and Exile, de Maria Botchkareva et Isaac Don Levine, publié chez Frederick A. Stokes Company, New York, 1919.

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Guerre civile  ( I  )   

 

                                    Finlande,   introduction

 

 

 

 

Comme un peu partout sur tout le vaste espace naguère sous la domination tsariste, la Finlande "se trouvait alors dans une situation socio-économique dramatique : graves problèmes d’approvisionnement, chômage massif, effondrement du niveau de vie étaient le quotidien des couches populaires, voire d’une partie des classes moyennes. L’armée allemande n’attendait qu’un signe pour intervenir sur le sol de l’ancien grand duché" (Carrez, 2004).  Dès le 8 novembre, Kuusinen rédige la  déclaration Me vaadimme ("Nous exigeons"), au nom du groupe social-démocrate au Parlement, égrenant une liste de revendications, avant de réunir un Conseil central révolutionnaire (TVKN), qui débattra d'une action armée, et certains (très minoritaires cependant), soutenaient même une dictature du prolétariat, comme les bolcheviks Adolf Taimi (1881-1955)  ou Eino Rajah (1885-1936).  On accoucha finalement d'une grève générale,  qui se déclenche le 14 novembre 1917, pendant laquelle  des tensions se produisent entre partisans révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Depuis juillet déjà, des milices ouvrières d'un côté, bourgeoises de l'autre, avaient commencé de se former, Des émeutes de la faim éclatent au début du mois d'août et le Parti Social-démocrate de Finlande (SDP : Suomen Socialdemokratiska Parti) à Helsinki dénonce l'inaction  du gouvernement face à la crise.  Comme ailleurs dans le monde, c'est la cause principale des soulèvements et des révolutions. Dans le pays, la pauvreté est massive et les campagnes sont "marquées par de fortes inégalités sociales", où les riches propriétaires terriens s'arrogent tous les droits et traitent très mal les métayers et les ouvriers agricoles, qui "vivent dans une grande précarité"  (Carrez, 2021), et dont la situation alimentaire s'est fortement dégradée depuis 1915.  Les propriétaires pouvaient expulser leur locataire,  la demande croissante de terres augmentait les prix de location et, par voie de conséquence, le nombre des paysans sans terre. Travail très dur dès le plus jeune âge, illettrisme, superstitions, précarité, mépris des riches à l'égard des pauvres, voilà quelques traits de la pénible existence de bien des paysans finlandais.  

 

"William Lundberg, ancien intendant du journal socialiste Arbetet, partisan déclaré d’une ligne dure, devint dès l’été l’homme le plus influent de la section ainsi que le chef des gardes rouges locales. Il fit rapidement de ces dernières, ainsi que de la milice municipale, peuplée de militants ouvriers, le bras armé d’une politique intransigeante, censée répondre à l’aveuglement de la bourgeoisie du cru. Le 15 décembre, suite à la non-satisfaction d’un certain nombre de revendications matérielles, la milice se mit en grève à son instigation. Cela déclencha par ricochet, en l’absence de tout ordre public, le pillage de nombreux magasins ainsi que des violences physiques."  (Carrez, 2008).  Radicalisation de la rue, mais aussi radicalisation politique de chaque côté, que ce soit celle du  SDP (Parti social démocrate), avec la troïka  Sirola-Manner-Kuusinen, initiée par Smilga, et du côté syndical  des personnalités comme  Tokoi ou Haapalainen, ou encore des partis bourgeois, dont les partisans réclamaient de l'ordre et furent enchantés de recevoir le 27 octobre un bateau venu d'Allemagne avec une cargaison d'armes et des chasseurs, volontaires nationalistes de retour (jäger), partis en 1915 combattre l'armée russe.  

 

  

Sirola :   Yrjö Elias Sirén, dit Sirola (1876-1936), secrétaire du SDP en 1905, ministre des affaires étrangères dans le gouvernement révolutionnaire en 1918.

MannerKullervo Manner (1880-1939), dirige la délégation du peuple finlandais, (Kansanvaltuuskunta, KV), organe transitoire des des Gardes rouges pendant la guerre civile 

KuusinenOtto Wilhelm Kuusinen (1881-1964), un des fondateurs  du parti communiste finlandais (SKP), deuxième époux d'Aino Maria Turtianen (1886-1970) agente de renseignements du pouvoir soviétique.

TokoiAntti Oskari Tokoi (1873-1963), mineur devenu président du Sénat finlandais en 1917, partisan bolchevique à la révolution,  commissaire aux approvisionnements pendant la guerre civile.

Haapalainen : Eero Haapalainen (1880-1937), garde rouge pendant les grèves de 1905,  syndicaliste puis journaliste et homme politique, un des fondateurs des gardes rouges finlandaises et membre de la délégation du peuple. 

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Hilja Amanda Pärssinen (1878-1935), enseignante dans les bidonvilles de Viipuri (Vyborg), publie dans la revue féministe et socialiste internationale Die Gleichheit ("LÉgalité"), dirigée par Clara Zetkin de 1891 à 1917. Elle rejoint les mouvements ouvriers, dirige l'Union finlandaise des Travailleuses, devient députée en 1907 (parmi les premières d'Europe), réélue en 1929, et membre de la délégation du peuple en 1918. Elle sera encouragée et aidée plusieurs fois par la politicienne russe Alexandra Kollontai, en particulier dans ses voyages à Londres  (Marja-Liisa Hentilä, Matti Kalliokoski et Armi Viida, "Uuden ajan nainen. Hilja Pärssisen elämä" [Une femme moderne, La vie de Hilja Parssinen], Editions Siltala, Helsinki, 2018 ; Ihalainen, 2020). 

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Caricature d'Hilja Pärssinen dans le magazine satirique Velikulta ("Cher Frère") , du 19 septembre 1907, dans une session parlementaire à propos d''interpellations policières :  "Mais nous sommes modérés, nous sommes tellement modérés"

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Treize des dix-neuf premières députées élues au Parlement finlandais  en 1907,  A 29 ans, H. Pärssinen, la première assise à gauche, de condition modeste, est entourée par une large majorité  de femmes d'origine bourgeoise.

 

Ce sont des bourgeois effrayés par la montée des colères ouvrières qui installent au pouvoir le nationaliste finnois Pehr Evind Svinhufvud (1861-1944), de vieille noblesse suédoise de Dalécarlie (région à l'est d'Oslo), qui va œuvrer pour que les Russes quittent leurs casernes et pour former une armée de gardes civiques et de chasseurs, recrutant en particulier le baron Carl Gustav Emil Mannerheim (1867-1951), de vieille noblesse suédoise, qui allait devenir bientôt  le chef de l'armée blanche.  A la mi-janvier 1918, il quitte la capitale, Helsinki, très exposée aux gardes rouges, pour installer ses quartiers à Vaasa, à plus de 300 km au nord. Bientôt,  le pouvoir conservateur met en détention les militants de gauche, établit la censure et écrase sans ménagement les gardes rouges, en particulier à Jyväskylä, Oulu ou Kuopio  (Carrez, 2018). Svinhufvud, et finalement Mannerheim acceptent l'aide de l'Allemagne, qui  place pourtant la Finlande dans un état d'inféodation économique et militaire vis-à-vis de la puissance germanique. Ainsi, le général Gustav Adolf Joachim Rüdiger Graf von der Goltz (1865-1946)  débarqua  le 3 avril à Hanko (Hangö).  

 

 Du côté de la révolution, Ali Aaltonen (1884-1918), ancien soldat tsariste,  se préparait lui aussi.  C'est Lénine en personne qui l'avait autorisé (ainsi qu'un autre chef des gardes rouges finlandaises, Eino Rahja, 1885-1936, ancien ouvrier, pilote d'aviation) à acheter dix mille fusils et quelques dizaines de mitrailleuses à Petrograd. A noter que, pendant ce temps, différents dirigeants social-démocrates finlandais (Johan Edvard/Eetu Salin, 1866-1919 ; K. Manner ; Evert Johan Valdemar Hutttunen, 1884-1924) rencontraient personnellement Lénine et Staline à Smolny pour s'assurer que les bolcheviks tenaient toujours à l'indépendance de la Finlande.  

Dans les derniers jours de janvier 1918 se dessinent deux fronts. Le plus vaste, occupant le centre et le nord du pays est tenu par les Blancs, tandis que les Rouges contrôlent pour l'essentiel une bande méridionale qui se limite au nord  à peu près au niveau de la ville de Pori, sur une ligne passant par la ville industrielle de Tampere et allant jusqu'à Viipuri (Vyborg), aujourd'hui en territoire russe. 

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Du côté révolutionnaire, la délégation du peuple (KV, cf. plus haut) s'appuyait  sur le Conseil suprême des travailleurs/ouvriers (Työväen Pääneuvosto), le Conseil suprême des travailleurs et une grande autonomie des communes, qui possédaient chacune une délégation populaire : "Chaque commune formera en propre une petite république, dans le cadre de l’Etat républicain finlandais. Elle gérera ses propres affaires, choisira sa police, ses représentants de l’ordre, pourra exercer sa justice au travers de tribunaux de juges de paix. La tâche de l’Etat sera seulement de veiller à ce que le droit et la liberté des communes restent inviolés. En un mot, la commune formera le fondement de toute vie étatique saine.” (article du journal Sosialidemokraatti, en date du 14 février 1918, in Carrez, 2004).  Les anciens tribunaux étaient remplacés par des tribunaux populaires, la peine de mort était abolie, le recours à la démocratie directe accoucha par exemple de grandes assemblées publiques, comme celle où Oskari Tokoi et Otto Wilhelm Edvard Gylling (1881-1938, ministre des finances du gouvernement révolutionnaire durant la guerre civile),  expliquèrent aux auditeurs les négociations en cours avec la Russie bolchevique. Le 31 janvier 1918, la délégation populaire adopte une loi déclarant les paysans indépendants des propriétaires.  Si les paysans se sont rapprochés du SPD, en effet, c'était davantage pour devenir des producteurs indépendants que pour faire la révolution.

 

Malgré tout, la "centralisation des décisions politiques majeures dans les mains d’un groupe d’hommes assez restreint était au demeurant une réalité dès l’origine. La seule organisation politique autorisée était le SDP, dont la propagande était omniprésente, bien que l’expression de divergences fût en théorie possible. Notons enfin que plusieurs milliers de personnes avaient été mises aux arrêts ou surveillées à titre préventif. La Délégation du peuple, toutefois, exprima sa réprobation face aux exécutions sommaires, sauf à l’extrême fin du conflit, quand elle n’avait de toute façon plus aucune prise sur les événements."   (Carrez, 2004).

 

Des commissions d'approvisionnement furent établies partout, avec des pouvoirs étendus, mais comme en Russie, ces réquisitions entraînèrent des abus provoquant la colère des paysans.  Le 29 janvier,  la KV fit connaître son programme, en dix points : 

"— briser la bureaucratie d’Etat ;

— rénover la justice ;

— démocratiser la législation ;

— réformer l’impôt au profit des plus humbles ;

— établir une assurance accidents et une assurance vieillesse ;

— développer la scolarisation ;

— libérer les métayers ;  

— mettre le capital bancaire au service de la collectivité ;

— rétablir la discipline au travail ;

— socialiser certains secteurs économiques si le besoin s’en faisait sentir."     (Carrez, 2004).

Tout comme ce programme modéré,  le projet d'Haapalainen de socialiser les entreprises abandonnées par leurs propriétaires, qui ne fut adopté que par 7 voix contre 6, montre bien la diversité du mouvement socialiste finlandais de l'époque.  

 

 

       Finlande,   la guerre

 

 

Les Finlandais nommeront de diverses manières la guerre civile, principalement sisällissota  (de sisällis, "interne", et sota, "guerre"), mais aussi,  kansalaissota (guerre civile), luokkasota (guerre de classe),  vapaussota ("guerre d'indépendance", litt. "guerre pour la liberté"), punakapina ("rébellion rouge"), ou encore vallankumous ("révolution") et

torpparikapina (de torppari, "métayers", cf.  plus haut,  et "kapina", "rébellion").  

 

Dès la fin février, l'état-major des Blancs "était lui-même inquiet de la sauvagerie de ses troupes sur le terrain. Il avait dû rédiger une circulaire interdisant les exécutions sommaires dès la fin février. Mais comme elle n’était pas respectée, il fut contraint de renouveler son interdiction, cette fois de manière plus ferme, le 28 mai. Il faut dire qu’existait un réel émoi, y compris à l’étranger, face à des actes inadmissibles."  (Carrez, 2004). Par ailleurs, le nombre important de camps de concentration, 64 camps au début mai 1918 (81.000 prisonniers, 6% de la population adulte), principalement au sud du pays, "donne une idée de ce que les blancs étaient prêts à faire pour éradiquer l’esprit révolutionnaire"  (Carrez, 2004).  Entassés dans des baraquements provisoires, le manque d'hygiène, de nourriture, de médicaments, sans parler des épidémies (typhus, en particulier) qui en résultaient, même sans travaux forcés ou mauvais traitements, entraînait en quelques mois la mort de très nombreux prisonniers (environ 12.500).

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Carte des 29 camps de concentration (litt : camps de prisonniers)  les plus importants de la Guerre Civile de 1918 : Tornio, Kemi, Oulu, Raahe, Kokkola, Uusikaarlepyy, Vaasa, Seinäjoki, Pori, Rauma, Turku, Tammisaari, Tampere, Toijala, Hämeenlinna, Riihimäki, Helsinki / Suomenlinna, Nurmijärvi, Loviisa, Orimatttila, Lahti, Jyväskylä, Kuopio, Mikkeli, Savonlinna, Lappeenranta, Imatra, Viipuri, Sortavala.

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Jukka Nieminen, de Kangasala, garde rouge, échappe de peu à la mort, enfermé avec d'autres, entassés dans un wagon sans nourriture (Voici comment la guerre civile a affecté ma famille (kotiliesi.fi)

La situation devenant difficilement tenable politiquement, le pouvoir chercha à sortir des camps le plus de prisonniers possibles au travers de la voie judiciaire, par le recours au Tribunal pour les crimes contre l'Etat (Valtiorikosoikeudet, VRO), qui s'efforça de traiter pendant l'été 1918 plus de 75.000 dossiers,  et qui donna lieu à 555 condamnations à mort et des peines de trois à six ans d'emprisonnement pour les autres condamnés, dont 1100 mineurs de moins de quinze ans. Devant le problème insoluble du manque de capacité pénitentiaire,  mais aussi de manque de main d'œuvre qualifiée,  on eut recours à des libérations conditionnelles, puis à des amnisties, dont le dernier acte fut la loi d'administie de janvier 1920 "redonnant à 40 000 condamnés leurs droits civiques sous certaines conditions. Il n’y eut plus alors que 1 500 prisonniers politiques. En outre, seules 268 exécutions capitales avaient été appliquées sur les 555 prévues."   (Carrez, 2004).  

 

La systématisation de la terreur avait été loin d'être de mise du côté adverse, qui, par la voix de Kuusinen, toujours, avait pris des mesures relativement efficaces et condamné les "cruautés inutiles" (circulaire Julmuksia vastaan  : “Contre les cruautés”,  Työmies n° 57, 28/02/1918).  Jusqu'en mars,  il y avait surtout eu de la part des gardes rouges des débordements envers "des pasteurs, des maîtres d’école, des propriétaires terriens ou, tout simplement, des gardes civiques en fuite vers le nord."  (Carrez, 2004). Mais au fur et à mesure de la défaite, les Rouges, dont certaines "colonnes volantes" étaient devenues incontrôlables, pratiquaient des actions de vengeance gratuite.  Au travers des lettres et des journaux intimes, on réalise que les haines se sont aussi  amplifiées au travers  d'horribles histoires, souvent des rumeurs rapportées de part et d'autre sur le camp opposé (Julma maa, "Pays cruel", documentaire d'Esko Varho, 2018).  

 

Profitant de la débandade des Rouges, des éléments droitiers du parti socio-démocrate travaillèrent à en prendre le pouvoir, négociant avec les Blancs, chargeant les Rouges de bien des maux, et diffusant leurs dénonciations du bolchevisme et de la dictature du prolétariat, avec à leur tête le juge Tanner (Väinö Alfred T., né Thomasson 1881-1966). 

        Työmies           :   (en finnois :  "L'Ouvrier"), Journal américain de la communauté finlandaise de tendance socialiste, lancé en 1903, écrit en finnois, dont le titre américain était  'The Workingman", conformément au titre original. 

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Finlande, Tampere, prisonniers rouges réunis sur la Place Centrale, avril 1918,  photographie de l'ingénieur Eino Antero Bergius (1884-1978), Archives photographiques du Musée Werstas de la classe ouvrière. Selon le chercheur  Aapo Roselius, 824 Blancs et 1 087 Rouges ont été tués lors des batailles de Tampere : un tiers de ces derniers étaient non armés et ont été exécutés principalement par des Blancs  source : Punainen Tampere antautui valkoisille huhtikuussa 1918 (seura.fi

Finlande, Tampere. Après  les batailles, les bourgeois assistent au spectacle de cadavres de chevaux et de soldats rouges.

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Varkaus (Savonie, centre de la Finlande), février 1918, exécution de 80 soldats rouges dans la cour d'une usine à papier. La photo (aujourd'hui au Varkauden Museot / Musée de Varkaus, consacré au patrimoine industriel), a été prise par Ivar Ekström, technicien forestier et photographe de l'usine. 

 

Le 13 avril, Helsinki tombait après d'intenses bombardements, et les troupes de gardes rouges se repliaient dans la vallée de la Kymi, sur le golfe de Finlande, non loin de Saint-Pétersbourg, qui tomba à son tour début mai,  le dernier combat se situant au Fort Ino, au sud de Vyborg, le 14 mai.  L'historien finlandais Jaakko Paavolainen a comptabilisé 3600 morts au combat dans le camp des Rouges, 3100 dans celui des Blancs, auxquels s'ajoutent 20.000 blessés dont une petite partie sont morts dans les mois ou les années qui suivront la fin de la guerre,  des victimes de la terreur, 1650 pour celle des Rouges contre 8400 fusillés du côté des Blancs, sans oublier 1600 disparus, pour la plupart gardes rouges (J. Paavolainen, Poliittiset väkivaltaisuudet Suomessa 1918 (“Les Violences politiques en Finlande en 1918”), Tammi, Helsinki, 1966. Tome 1 : Punainen terrori (“La Terreur rouge”), tome 2 : Valkoinen terrori (“La Terreur blanche”, in Carrez 2004). Il faut enfin signaler la présence de 2000 enfants soldats sur le champ de bataille (les plus jeunes souvent dotés de fausses armes), dans chaque camp, une centaine ayant trouvé la mort, plus de 70 ayant été exécutés : le sujet a été analysé par le réalisateur Seppo Rustanius, qui réalise des documentaires sur la guerre civile depuis quarante ans (The Eyes of a War 1918, de Jouko Aaltonen et Seppo Rustanius, 2018).  

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Guerre civile  ( I  )   

                                   L'Ukraine

 

 


"L’Ukraine n’a encore jamais connu d’existence nationale autonome. Longtemps placée sous la coupe de l’État polonais (jusqu’au milieu du XVIIe siècle), elle a été soumise politiquement à la monarchie russe et socialement à la domination des grands propriétaires terriens polonais, qui installaient systématiquement des intendants juifs pour gérer leurs propriétés car, domiciliés à Varsovie ou à Saint-Pétersbourg, ils ne les visitaient guère. (...)  L’intelligentsia des grandes villes (Kiev, Kharkov, Odessa), essentiellement russe et juive, parle russe et n’est en majorité guère favorable à l’indépendance. La Crimée comporte une importante population tatare turcophone, dont les yeux sont tournés vers la Turquie. La paysannerie, habitée par une solide haine du seigneur (pan) polonais et du juif, est, elle, favorable à l’indépendance d’une Ukraine dont elle constitue plus de 80 % de la population"   (Marie, 2005).

"La révolution a attisé les antagonismes nationaux au même titre que les antagonismes sociaux, d’autant qu’ils se superposent largement en Ukraine. Si les paysans sont largement ukrainiens, les élites urbaines, intégrées à l’Empire, ainsi que les officiers sont russes, tout comme les grands propriétaires, qualité qu’ils partagent avec les Polonais ; artisans, commerçants, intermédiaires économiques, fortement stigmatisés en ces périodes de pénurie car accusés de spéculation, sont juifs.(Chopard, 2017).

 

Depuis la révolution de février, comme dans le reste de l'Empire russe, les soviets et le gouvernement provisoire se disputent le pouvoir en Ukraine. Mais  un troisième acteur entre en scène, l'assemblée nationale ukrainienne, la Rada centrale (Tsentralna Rada), formée de différents partis politiques, présidée le 15 mars 1917 par l'historien ukrainien Mykhaïlo Serhiïovytch Hrouchevsky (1866-1934), qui contribua à la construction d'une bibliothèque et d'un musée et écrivit la première somme sur l'histoire ukrainienne. Dans la lutte pour l'indépendance, la personnalité principale fut  le chef du mouvement national démocrate,  Symon (Semen, Simon)  Vasyl'ovytch Petlioura (Petlura, 1879-1926)., d'origine modeste, ayant pratiqué différents métiers : instituteur, archiviste, journaliste, etc.   La Rada finit par l'emporter sur les autres organisations politiques en octobre 1917 et le 7/20 novembre proclame une déclaration d'indépendance d'une République populaire ukrainienne autonome, affiliée à celle de la Russie, une proclamation sous la forme concise d'un troisième universal,  terme cosaque pour les proclamations politiques, avant de proclamer un quatrième universal, le 9/22 janvier 1918, par une promulgation officielle d'indépendance.  "Mais tout en souhaitant se prémunir d’une radicalisation de la révolution, la Rada n’en adopte pas moins des mesures prises par le jeune gouvernement soviétique : socialisation de la terre, abolition des grandes propriétés nobles et cléricales, journée de huit heures dans les usines, « contrôle d’État de toute la production à travers l’Ukraine », négociations de paix immédiates. La révolution ukrainienne ne peut se poursuivre sans adopter les revendications sociales emblématiques de la révolution de 1917."   (Chopard, 2017). Par ailleurs, face à la situation délicate entre les composantes de la société ukrainienne,  le pouvoir va promouvoir le droit des minorités par le haut : déclarations officielles, universals, ou billets de banque afficheront les principales langues du pays (ukrainien, russe, yiddish, et de manière plus discrète, le polonais).  Mais le ressentiment envers les Juifs est si répandu que diverses actions antisémites se produisent dans le pays.  Face aux difficultés de répartition des terres, on en vint même à produire des "résolutions interdisant aux Juifs de posséder des terres, renouvelant de fait des discriminations que la révolution avait balayées"   (Chopard, 2017).  

 

Au Congrès pan-ukrainien de décembre 1917, à Kiev, les bolcheviks tentent de faire venir de nombreux délégués des provinces orientales mais échouent dans leurs tentatives et les tenants de la Rada emportent la majorité.  Les bolcheviks russes préparent alors un soulèvement, mais dans la nuit du 12 au 13/ 25-26 décembre, leurs différentes unités sont encerclées par surprise par les troupes ukrainiennes, désarmées et conduites manu militari en Russie. Petlioura fait aussi arrêter quelques leaders  bolcheviks, avant de les relâcher le 15 décembre.  Tout en reconnaissant la République populaire d'Ukraine quelques jours après, le 16/29 décembre, le gouvernement russe  "accusait la Rada de mener une « politique bourgeoise de double jeu » à l’égard des Soviets, de désorganiser le front, en transférant les détachements ukrainiens en Ukraine, de désarmer les troupes soviétiques se trouvant en Ukraine, et de soutenir le complot de Kalédine « tout en refusant le passage aux troupes qui marchent contre lui ». Au cas où la Rada n’aurait pas donné dans les 48 heures une réponse satisfaisante à l’ultimatum, le gouvernement soviétique « considérera la Rada centrale en état de guerre déclarée contre le pouvoir des Soviets en Russie et en Ukraine »".  (Kosyk, 1982).  L'ultimatum russe, adressé par télégramme le même jour de la part du commissaire à la guerre Krylenko est  rejeté dès le 18 par Petlioura qui, pour affirmer sa fermeté, fait arrêter quelques jours plus tard les membres des comités bolcheviques ukrainiens par ses haïdamaks, nom donné à ses détachements militaires de partisans et emprunté à l'histoire ukrainienne, car il avait désigné au XVIIIe siècle des milices formées de cosaques et de paysans en lutte contre la noblesse. 

L'ultimatum soviétique était arrivé le jour de l'ouverture du 1er Congrès des Soviets d'Ukraine, à Kiev,  où les bolcheviks ne représentaient qu'une toute petite minorité (entre 70 et 120 sur 2000 délégués).  Ne pouvant pas y jouer un rôle décisif, les  bolcheviks décident de quitter le Congrès et se rendent secrètement et par petits groupes à Kharkiv (Kharkov, pour les Russes), à 400 km plus à l'est, dans  les marches franches de l'Ukraine, l'Ukraine slobodienne (Slobidska Oukraïna, en ukrainien, Slobojanchtchyna, en russe, de "svoboda", свобода, "liberté" ), voisine du Donbass, où ils comptaient créer une république rivale de Kiev, la République soviétique d'Ukraine. Kharkov avait été  prise par les bolcheviks russes le 23 décembre 1917 / 5 janvier 1918,  où allait avoir lieu le Congrès des Soviets des régions de Donbass. Le choix n'est pas laissé au hasard, bien sûr,  c'est une région industrielle où le prolétariat est bien développé, bien mobilisé politiquement, où le nombre de Russes, de membres du parti est important, et celui de gardes rouges, armés et financés principalement par Petrograd, significatif  (cf. Kosyk, 1982).  Cependant, Kharkov se situe  à mi-chemin entre Kiev et Rostov-sur-le Don, dans la province du Don, qui deviendra une ville importante pour les Blancs.   

                     le passage aux troupes         :  Les voies ferrées reliant Moscou à la région du Donbass traversent alors le territoire ukrainien, stratégique, donc, pour le Kremlin.

 

   

volontaires
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"Au XIXe siècle, le territoire de l’Ukraine actuelle a été divisé en trois gouvernements généraux [general-gubernatorstvo] qui regroupaient plusieurs provinces [gubernija] : 1) le gouvernement général de Kiev (Volhynie, Kiev, Podolie), 2) celui de Petite-Russie (Tchernigov, Poltava, Kharkov) et 3) le gouvernement général de Nouvelle-Russie et Bessarabie (Iekaterinoslav, Kherson, Tauride, Bessarabie). Après la liquidation graduelle des gouvernements généraux, la subdivision en trois régions a de facto persisté."   (Perekhoda, 2021)

En effet, trois jours à peine après le coup d'Etat bolchevique, l'ataman Kaledine signifiait son opposition en se retirant dans sa capitale de Novotcherkassk, à deux pas de Rostov-sur-le-Don, dans la province du Don,  bassin houiller autour du fleuve Don, comprenant la région toujours disputée du Donbass  (deux oblasts : Donetsk et Louhansk). Kaledine sera rejoint par le général Alexéiev le 2 / 15 novembre 1917. Devant les succès des bolcheviks à Tapanrog et Rostov-sur-le-Don,  ils s'associent à d'autres généraux comme Kornilov et Denikine, mais aussi d'autres chefs militaires, pour former une Armée des volontaires qui réunira 3500 hommes en février 1918  (Venner, 1981). Au même moment, était proclamée la République populaire d'Ukraine à près de 1000 km plus à l'est, à Kiev le 7 / 20 novembre 1917

 

Beaucoup d'officiers, pour beaucoup aristocrates propriétaires, cherchaient davantage à se mettre en sécurité et bâtir une nouvelle existence dans le Donbass, que de mener un combat : selon l'historien Roy Aleksandrovitch Medvedev, seuls quelques centaines sur 16.000 officiers s'engagèrent dans l'Armée des volontaires d'Alexéiev et Kalédine, où on pouvait trouver des junkers ou quelques cosaques,  qui pour la plupart étaient devenus des partisans bolcheviques  (Venner, 1981).  L'armée d'Alexéiev engage alors des combats à Rostov-sur-le-Don, qui auront lieu entre le 25 novembre / 8 décembre 1917 et le 12/25 décembre, jour où les gardes rouges, battus, quittent la ville.  Les batailles seront sauvages de part et d'autre, chaque camp luttant à mort et ne faisant aucun prisonnier.  Rostov devient alors le quartier général d'Alexéiev. Devant le danger, Lénine fait adopter un décret, le 26 novembre / 9 décembre 1917, proclamant l'état de siège sur "tous les territoire de l'Oural, du Don, et autres lieux où apparaîtront des détachements contre -révolutionnaires."  (Venner, 1981).  Le gouvernement bolchevik confie le commandement des troupes envoyées dans la région du Don à l'intrépide Antonov-Ovsenko, qui, à peine arrivé à Kharkov s'arroge le droit, sans concertation avec l'administration  soviétique en place, de procéder à des arrestations arbitraires et à des expropriations de biens, auxquelles s'opposent vigoureusement les soviets, et au premier chef leur leader, Fiodor Andreïevitch Sergueïev (surnommé Artem, Artyom, son nom de guerre ou klichka, 1883-1921), proche de  Staline.  (Kosyk, 1982).  On voit bien là, comme dans les autres dépendances impériales russes, comment Lénine et les bolcheviks interprètent réellement l'indépendance en théorie généreusement accordée au nom de la liberté et de la justice. 

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Dès janvier 1918, les armées soviétiques repoussent les attaques de Kaledine dans le Don, s'emparent aisément des villes ukrainiennes de Poltava, Aleksandrovsk (auj. Zaporijjia),  Yekaterinoslav (auj. Dnipro),  et prennent le contrôle de la capitale, Kiev le 9 février, pendant que la Rada se déplace dans la vieille cité de Jytomyr. Lénine appelle  à la convocation d'un Congrès pan-ukrainien des soviets où sont conviées "toutes les villes et les régions d'Ukraine, sans exception (Vargatyuk, 1928). Mais selon les bolcheviks de Kharkov,  après la défaite de la Rada,  l'unité pan-ukrainienne était vouée à demeurer un "village Potemkine" et il fallait créer une république à part. Ce sera la République soviétique de Donets-Krivoï Rog (RSDKR), formée des provinces de Iekaterninoslav, Kharkov et Tauride (sans la Crimée) ainsi qu’une partie de l’oblast du Don, qui sera proclamée le 30 janvier 1918. Le même jour, Kaledine se donne la mort faute d'avoir perdu son honneur de chef. Faute de réunir des troupes derrière lui, il n'a pu se joindre aux Blancs et à  leur "armée des volontaires" réunie par Mikhaïl Vassilievitch Alekséïev (Alexeïev, 1857-1918)  et  Kornilov,  qui se retire dans le Kouban face à l'avancée de l'Armée rouge. Le général Alexeiev prend Rostov-sur-le-Don et  Alexandre Doutov (1879-1921), ataman des cosaques d’Orenbourg, au sud de l’Oural, crée un comité de salut public avec les S-R de droite.  Lors d'une assemblée de cosaques (kroug, krug : "cercle"),  Anatoli (Anatoly) Mikhaïlovitch Nazarov (1876-1918) sera nommé ataman à la place de Kaledine et décide de rester  à  Novotcherkassk. Il sera fusillé par les bolcheviks le 18 février, quelques jours après avoir pris la ville, reprise par le général Piotr Kharitonovitch Popov (1868-1960) en avril, revenu de ce qu'on a appelé la campagne des steppes, dans le Don, autour du fleuve Sal (février-avril 1918) et de trois groupes militaires :  deux au Nord,  dirigés par Aleksandr (Alexandre) Aleksandrovich Semenov (Semyonov,  1873-1958) et le commandant Emmanuil (Emmanuel) Fedorovitch  Semiletov (1872-1919, mort du typhus), et un au sud,  dirigé par le colonel  Svyatoslav Varlamovich  Denisov (1878-1957), qui sera nommé à la tête de l'armée du Don début avril par le général Krasnov. 

Nous avons là une partie de problèmes liés à la souveraineté du Donbass, toujours disputée aujourd'hui. Ainsi,  Semën Vasil’čenko, bolchevik du Don, est le promoteur d'un Donbass autonome :  Avec le renforcement du pouvoir soviétique sur le terrain, les parties fédératives de la République socialiste russe ne seront pas construites selon le principe national, mais en fonction des particularités nationales et économiques de leur mode de vie. Les bassins de Donets et de Krivoï Rog représentent une unité autosuffisante économiquement parlant. […] Pour cette raison, les régions de Donets et de Krivoï Rog devraient avoir des institutions indépendantes d’autogestion économique et politique"  (Mychkis, 1928).   Nous voyons ici comment de pseudos principes marxistes conduisent les communistes russes à décider unilatéralement de l'organisation fondamentale de régions entières sans concertation avec la population, sans tenir compte de l'histoire des communautés en présence : Ici encore, les bolcheviks forcent l'histoire, ne tiennent pas compte des réalités complexes qu'elle a produites, pour la plier à une vision du monde incompréhensible pour beaucoup de gens.   

 

 Une autre république autonome bolchevique, très éphémère, a été créée au sud de l'Ukraine au   même moment à Odessa, port important sur la Mer Noire, où les Rouges s'emparent des principaux monuments de la ville, proclamant l'indépendance du balcon de l'hôtel de ville le 27 janvier 1918 avec son président, Vladimir Gregorievitch Yudovski (Yudovsky, Ioudovski, 1880-1949), issu du CMR, avant de rencontrer une solide résistance des troupes ukrainiennes, contre lesquelles elles vont batailler de manière sanglante trois jours et trois nuits, pendant lesquels la Croix-Rouge, à la demande du Service sanitaire russe, secourra les blessés  (Gilbrin, 1977).  

Yudovski réussira à joindre la république d'Odessa pendant à peine deux mois à  la petite république démocratique moldave, créée le 21 novembre 1917 avec l'appui roumain, et son  parlement, le Sfatul Târii, laissera alors place à un second Rumcherod  (un premier avait existé pendant la période du gouvernement provisoire russe), présidé par Yudovski, qui gouverna trois mois, entre janvier et mars 1918, sur les gubernias de Kherson, de Bessarabie, de Tauride, et certaines parties de Podolie et de Volyn.  D'autres expériences révolutionnaires très brèves ont lieu dans le Caucase, comme la République soviétique d'Azerbaïdjan, soutenue par les travailleurs turcs et arméniens,  issue du tout nouveau soviet, avec à sa tête le bolchevik Stepan Chaoumian (1878-1918), commissaire de la commune de Bakou, dont le gouvernement nationalisa l'industrie et la flotte pétrolières de la Caspienne   (Michel Lequenne, Contre-Révolution.. op. cité).  ; ou  encore la République Transcaucasienne déclarée à Tiflis, par un ensemble hétéroclite de forces politiques : mencheviks géorgiens, fédéralistes turcs, divers nationalistes, etc.  Mais, dès que les Empires centraux, en l'occurrence la Turquie, a menacé Batoum, les fédéralistes musulmans refusèrent de combattre le Turquie et la république était déjà mort-née. 

                    Rumcherod      :   Румчерод,  abréviation du  Румынского фронта, Черноморского флота и Одесской области :  Comité exécutif central des Soviets du front roumain, de la flotte de la mer Noire et de l’oblast d’Odessa.

 

 

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Le 8 février, "les Bolcheviks édictaient des lois martiales : rétablissement de la peine de mort, tribunaux révolutionnaires avec exécution immédiate des jugements prononcés dès l'arrestation de ceux qui troublaient l'ordre public ou portaient atteinte à la sécurité des citoyens."  (Gilbrin, 1977).  A Odessa, mais aussi à Kiev ou à Kharkov, les bolcheviks s'attaquent aux bourgeois comme à d'autres endroits, nous l'avons vu, avec des degrés de violence divers, de la  vexation, de l'humiliation, aux  exécutions sommaires. Les autorités bolcheviques réclament  de lourdes "indemnités sur la bourgeoisie", et incarcèrent les personnes concernées tant que la somme n'est pas réglée, ce sont les "otages de la bourgeoisie".  Les "épouses de bourgeois" sont forcées de "nettoyer les latrines publiques ou les baraquements militaires, où se produisent de nombreux viols"   (Werth, 2009).  Le croiseur russe Almaz, qui avait bombardé Odessa au début des hostilités, avait été transformé en tribunal militaire expéditif, où, selon l'historien S.V Volkoff,  quatre cents officiers auraient été assassinés de manière extrêmement cruelle, jetés dans les fours du navire ou transformés en glaçons géants par aspersion d'eau glacée sur leurs corps nus, avant d'être jetés par dessus bord   (Sergueï Vladimirovitch Volkoff,  Трагедия русского офицерства  : La tragédie des officiers russes,  1993).   Accusées de bourgeoisie, quatre cents familles auraient été massacrées par une foule réunie par le nouveau pouvoir, selon un autre historien (Mikhail Aleksandrovich Elizarov, Левый экстремизм на флоте в период революции 1917 года и гражданской войны: февраль 1917 - март 1921 гг. : Extrémisme de gauche dans la marine pendant la révolution de 1917 et la guerre civile: février 1917 - mars 1921,  mémoire de doctorat d'Etat, Université d’État de Saint-Pétersbourg, 2007).  

 

 

Conformément au traité de Brest-Litovsk, les troupes allemandes investissent l'Ukraine, région dont la richesse est importante pour leur poursuite de la guerre. Ils laissent s'installer le gouvernement fantoche du général Pavlo Skoropadsky (1873-1945), qui se déclare le 29 avril 1918 hetman de toute l'Ukraine, se rattachant à la première monarchie autonome du pays, l'hetmanat cosaque qui a régné de 1649 à 1764, dont il fera briller à nouveau la tradition. 

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Guerre civile  ( I  )   

 

                                           Oural

Au moment où les troupes d'Alexeiev se jetaient sur Rostov, d'autres cosaques réunis dans l'Oural, sous la coupe du général Alexandre Ilytch Doutov (Dutov, 1879-1921, issu de l'école des Cadets, et de l'école de cavalerie de Nikolaev, ataman d'Orenbourg (Orenburg), y installaient un gouvernement le 5 novembre 1917, soutenus par le comité de salut public formé de socialistes-révolutionnaires (SR) de droite,  et de mencheviks.

En janvier 1918, l'officier et commissaire politique Vassili  (Vassily) Konstantinovitch Blücher (Bliukher, Blyukher, Блюхер, 1889-1938, mort sous la torture du sinistre Lavrenti Beria), issu d'un milieu paysan modeste ayant exercé différents métiers, et qui sera plus tard un maréchal célèbre de Staline, est envoyé à Tcheliabinsk (Chelyabinsk), comme chef de la garde rouge, pour mater la révolte de Doutov,

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               Блюхер

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Il entre dans Orenburg le 18  janvier, en association avec  les cosaques rouges des frères Nikolaï Dmitrievitch (1888-1938) et Ivan Kashirin (1890-1937), un temps anarchistes, mais aussi une foule d'éléments hétéroclites : marins baltes,  ouvriers des usines de l’Oural d’Ekaterinbourg et de Tcheliabinsk, ainsi que des anarchistes de la région de la Volga, en particulier de Samara, environ 8000 combattants au total    (Velikanov, 2010 ; Safronov 2017 ) .

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Les troupes de Doutov, accompagnées de leurs familles, se déplaceront à Verkhneouralsk, avant de s'éloigner encore,  dans les steppes de Turgaï (Tourgaï).  Dès les premiers jours, le commissaire du peuple et président du CMR d'Orenbourg, d'origine juive,  Samuil (Samuel) Moiseevich Zwilling (Shmul Berk Movshev, 1891-1918), au passé violent (condamné à mort pour le crime d'un apothicaire) a pris en otage de riches marchands qu'il libérait contre une rançon, comme le racontera dans ses mémoires son proche adjoint, Alexander Alexeïevitch Korostelev (1887-1937), qui  évoque aussi le pillage des coffres-forts de banques, pour leurs billets et leur or   (Velikanov, 2010 ; Safronov 2017 ).

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L'ouvrage très documenté du plus grand spécialiste de l'histoire de l'Oural et d'Orenburg en particulier,  l'historien Dmitry Anatolyevitch Safronov, professeur émérite de l'Université d'Orenburg.

 

Факел над бездной: революция 1917 года и гражданская война на юго-востоке европейской части России», "Torche sur l’abîme: la révolution de 1917 et la guerre civile dans le sud-est de la Russie européenne" ,  Université d'Etat d'Orenburg,  2017.

 

 

 

 

Des détachements de soldats et de marins ont fait irruption dans les maisons de cosaques ou simplement de riches citadins, exigeant d'eux leurs  bibelots en or, leurs boucles d’oreilles, qui pouvaient être arrachées de leurs oreilles. Les réquisitions se faisaient sur la base du poids de 14 pièces d’or. Ainsi, si un bien précieux pesait plus de 60 grammes, il était réquisitionné. Mais, on ne s'étonnera pas d'apprendre que  toute boucle d’oreilles, toute bague pouvait être enlevée simplement au nom de la révolution.  Des musulmans de la ville avaient permis l'accès aux arsenaux contre la promesse d'une autonomie nationale, mais Zwilling, anti-nationaliste, les a fait ensuite enfermer dans le château-prison d'Orenburg quand leurs demandes ont commencé d'être insistantes. 

Rapidement, les exactions commises par les Rouges ont suscité la colère de la population. Dans certains villages, des émeutes furent déclenchées à cause des réquisitions excessives de nourriture, et les Rouges sont revenus les incendier avec des canons. Les bolcheviks n'étaient pas alors les seuls à se comporter en bandits, citons une bande menée par un anarchiste se faisant appeler Ataman Marousi.  Une coalition de 25 villages se dressa contre les bolcheviks et la nuit du 2 au 3 avril, alors que Zwilling attaquait le village d’Izobilnaya avec un détachement, pour opérer, semble-t-il,  une réquisition sauvage, il aurait été surpris, et tué avec presque tous ses combattants (mais il existe plusieurs versions de sa mort). La nuit suivante, du 3 au 4 avril 1918,  la coalition attaquera la caserne de l'école de junkers, occupée  par les gardes rouges, et tuera 126 gardes, deux femmes de soldats en visite et une fillette de l'une d'elles.  Les Rouges menèrent ensuite de cruelles représailles en brûlant onze villages au cours du printemps et réclamées de lourdes indemnités aux cosaques  (Mastrenkov, 2017 ; Safronov, 2008, 2017 ). 

Plus généralement, on ne peut pas dire que la population de l'Oural est alors acquise aux bolcheviks, où les soviets ne sont présents "que dans 46 % des localités, et la direction locale n'existe en octobre qu'à Koungour [Kungur, cf carte de la Russie, NDR] dans la région de Perm, puis gagne 6 villes en novembre et autant en décembre, et encore 13 en janvier. Quant aux campagnes, nul ne sait si elles se « soviétisent »"  (Sumpf, 2017).  

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Guerre civile  ( I  )   

 

                                           Turkestan

 

Colonie militaire de l'empire russe depuis 1867, le Turkestan commence progressivement, essentiellement dans le milieu urbain et intellectuel, une nouvelle histoire sociale après la révolution russe de février 1917, qui voit l'arrestation du gouverneur et qui suscite beaucoup d'espoir dans les milieux progressistes. Dès avril 1917, on appelle à la révolte à Khiva, en Ouzbekistan,  et le khan Asfandiyar se voit remettre un manifeste par ceux qui conduisent le mouvement Jeune Khivan, réclamant l'élection d'un parlement, la construction de chemins de fer,  la création d'écoles dans tout le pays, etc., mais le khanat réussira à se maintenir au pouvoir  jusqu'en 1920, vaincu alors par l'armée rouge. 

 

Le gouvernement provisoire, le Comité du Turkestan, supprime le statut discriminatoire d'allogène (inorodtsy) , dont les populations indigènes étaient victimes,  qui les privait d'un certain nombre de droits et de devoirs qui les empêchait de jouer un vrai rôle politique  (Drieu, 2017).  Dès l'abdication du tsar, "sont créés respectivement le soviet des députés ouvriers et celui des députés soldats de Tachkent, rapidement réunis, et aux tendances radicales. À la fin du mois de mars 1917, on compte soixante-quinze soviets, et le principe de classe qui préside à leur création devient en réalité un principe national (russe et plus généralement slave ou « grand-russe »), du fait de l’ancien contexte colonial et en l’absence de prolétariat musulman.(Drieu, 2017).   Pourtant, il règne une ambiance de néo-colonialisme, où bien des soviets placent les russes aux postes clés, où les discours rappellent aux indigènes que ce sont les Russes qui ont fait la révolution, etc. Dans le même temps se libèrent des forces dans la société musulmane jusque-là contenues par  le régime colonial, se polarisant autour de deux tendances, traditionnaliste et progressiste. De nouveaux organes de police musulmans sont créés (muhafiz),  et on tente de réunir diverses organisations et cercles politiques réunis au sein du Conseil musulman  (shura-yi islamiya) de Tachkent, qui se diffuse en réseau dans d'autres villes : Osh, Andijan, Skobelev (Ferghana), Turkestan, Merv, etc., mais d'autres conseils existent à Namagan, Samarkande, Kokand, par exemple, qui présentent des ulémas plutôt traditionnels (courant du cadimisme : où l'autorité suprême est tenue par le cadi, un juge et un savant islamique), quand la capitale est plutôt de tendance progressiste, comme cela se passe dans beaucoup de pays du monde. Les conservateurs organisent leur propre congrès, promouvant une république démocratique fédérative du Turkestan, gérée par une Douma, disposant d'un système juridique particulier sur la terre et l'eau, d'une milice, subordonnant les questions sur la religion et les femmes  à la loi coranique. 

Le 10 septembre 1917, les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires renversent le Comité du Turkestan et un comité révolutionnaire, ou les musulmans sont absents, "envisage des mesures radicales : réquisition des stocks de vivres, nationalisation des banques, transfert des terres aux paysans, organisation d’un régiment de gardes rouges et nomination d’un nouveau comité exécutif"  (Drieu, 2017).  Ce comité a contre lui les forces politique musulmanes, évidemment, mais aussi le soviet modéré de Tachkent, qui part s'établir à Skobelev (Ferghana), demandant des troupes à Kerenski. Elles arriveront à Tachkent avec le général Korovichenko, dans une ambiance de grève générale.  

"L’ensemble de ces dissensions ne pourront être dépassées, alors même que menacent la famine, les pénuries et les raids de plus en plus violents des soldats russes qui pillent les faubourgs indigènes des villes (...)  la situation révolutionnaire turkestanaise est conditionnée par la crise économique et les questions d’approvisionnement, grandissantes depuis le début de la guerre. Elles sont sources de violences (émeutes du pain, puis pillages et réquisitions après Février) et amplifient la ségrégation des espaces sociaux, russes et musulmans, les soldats tentant de confiner la crise alimentaire aux populations (...) Les réquisitions deviennent banales dès septembre, les soldats russes se rendant dans les faubourgs indigènes pour piller et détruire les étals et les échoppes."  (Drieu, 2017).  Un précurseur de l'ethnologie et de l'archéologie françaises,  Joseph-Antoine Castagné (1875-1958), témoigne que les populations musulmanes, surtout nomades, errent la faim au ventre dans les villes ou les campagnes, "chancelant",  "s’affaissant sur les trottoirs et le long des canaux des villes" et  tombent "comme des mouches"  (J. Castagné, Le Turkestan depuis la révolution russe (1917-1921), Revue du monde musulman, VI, 1922, p. 28-73).  Il reprend le nombre de victimes cité lors du dixième congrès des soviets de Moscou : 800.000 !  Un précurseur de l'ethnologie et de l'archéologie françaises,  Joseph-Antoine Castagné (1875-1958), témoigne que les populations musulmanes, surtout nomades, errent la faim au ventre dans les villes ou les campagnes, "chancelant",  "s’affaissant sur les trottoirs et le long des canaux des villes" et  tombent "comme des mouches"  (J. Castagné, Le Turkestan depuis la révolution russe (1917-1921), Revue du monde musulman, VI, 1922, p. 28-73).  Il reprend le nombre de victimes cité lors du dixième congrès des soviets de Moscou : 800.000 ! 

 

Un pas de plus est franchi avec la création d'un parti de l'Union des musulmans (Ittifoki-i muslimin),  cherchant à regrouper l'ensemble des forces politiques musulmanes, en particulier les réformistes (courant du jadidisme, usul ul-jadid : "nouvelle méthode", menés par Muhammedjan Tynyshpayev (Moukhamedjan Tynychbayev, 1879-1937) et Moustafa Chokaï (Mustafa Shokay, 1890-1941), qui vont proclamer un très éphémère gouvernement autonome à Kokand, le Moukhtariat du Turkestan (Turkiston mukhtoriati), en novembre 1917, dans les territoires actuels du Kazakhstan, du Kirghizistan et de l'Ouzbekistan, précédant de quelques semaines celui du territoire autonome d'Alash, occupant la région du Kazakhstan, proclamé au congrès pan-kazakh à Orenbourg (Orenburg), qui mit en avant l'union des peuples turcs d'Asie centrale et la restitution de toutes les terres à la population indigène.  Son gouvernement, Alash Orda, dirigé par un  premier ministre, Alikhan Nurmukhameduly Bukeikhanov (Bökeyhan, 1866-1937), se rangera du côté des Blancs mais cherchera à négocier avec les bolcheviks quand les forces contre-révolutionnaires étaient proches d'être vaincues. 

 

A Kokand, un parlement fut élu au suffrage "universel" (les femmes n'avaient pas le droit de vote), réservant deux tiers des mandats aux musulmans et un tiers aux autres religions.  En décembre, bravant le pouvoir révolutionnaire russe, sont organisées à Tachkent deux manifestations de  soutien au gouvernement autonome, le 6/19 et le 13/26 décembre 1917, fortes respectivement de 60.000 et de 200.000 personnes, selon le journal  Ulugh Turkiston.  La seconde, "dépassant les limites de la vieille ville où elle devait se cantonner pour atteindre les quartiers russes, engendre violences et répression."   (Drieu, 2017).  Le 18 février 1918,  le gouvernement autonome de Kokand est renversé par les troupes du soviet de Tachkent, associées à des militaires du Turkestan, des démobilisés du front, des prisonniers de guerre allemands et austro-hongrois, des milices arméniennes Dashnak formées de rescapés du génocide, etc.  On assiste alors à un véritable massacre. Un tiers de la ville est détruit par des bombardements, des incendies, des pillages, faisant au moins 10.000 victimes  (Drieu, 2017).  Dès ce moment, se réveille pour longtemps les révoltes basmatchi (basmachi : "bandit" en ouzbek), qui avaient été provoquées en 1916 dans toute l'Asie centrale par la conscription des musulmans dans l'armée russe, alors qu'ils en avaient été dispensés jusque-là, et qui se poursuivront jusqu'au début des années 1930 sous forme de guérillas  menés par des seigneurs de guerre (warlord, et par extension warlordism).   

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Guerre civile  ( I  )   

 

                                           Sibérie

 

 

 

 

A l'instar d'autres régions du pays,  l'Extrême-Orient russe subit le contre-coup de la révolution de février 1917 et son gouverneur général, Nikolaï Lvovitch Gondatti (1863-1946),  est arrêté par les révolutionnaires locaux et, encore comme dans d'autres régions, permet à différents groupes sociaux très hétérogènes d'exercer le pouvoir et de réaliser des changements auxquels ils aspiraient depuis longtemps et qui devaient permettre "au brouillard réactionnaire, de plus en plus épais et étouffant, de se dissiper enfin(M. Lapine, « Novy god, "La Nouvelle année", journal Dalni Vostok, [Extrême-Orient], 1er janvier 1917).  Là aussi se crée un soviet local composé de paysans, de marins, d'ouvriers, tandis que la classe plus huppée se regroupe au sein d'une Douma et d'un Comité de Salut public, en guise de gouvernement provisoire.  Le PSODR ouvre un bureau à Vladivostok ("Celui qui domine l'Orient") et développe sa propagande habituelle auprès des ouvriers du ports et des soldats de la garnison, tandis que des groupes socio-révolutionnaires et anarchistes fleurissent. Les étudiants se jettent aussi dans ce bain contestataire, portés par leurs organisations et leurs syndicats et déclenchent des grèves qui entravent l'économie et revendiquent de meilleurs salaires et conditions de travail. Dans les casernes, de plus en plus de soldats cessent d'obéir aux ordres, désertent, en emportant souvent leur arme avec eux. Le rouble se dévalue, les prix flambent. Associés à beaucoup de tensions sociales, ces évènements "exacerbent davantage un contexte déjà explosif" (Olga Alexeeva, Vladivostok pendant la guerre civile, Observatoire franco-russe, 1er novembre 2019 ; Moukhatchev, 2003).  Le chaos politico-social permet au bolcheviks de prendre le pouvoir par un coup d'Etat et cette prise de pouvoir d'un port stratégique entre l'est et l'ouest décide les grandes puissances d'intervenir, après moult discussions,  pour des raisons diverses.  Le Japon d'abord, par sa proximité géographique a des intérêts économiques variés : commerce du bois, minerais, ressources halieutiques, etc.  Les Américains cherchent à bloquer l'expansion bolchevique : "Plutôt  les Huns [les Blancs, NDR] que le bolchevisme", aurait dit Winston Churchill, mais aussi freiner les ambitions japonaises en Asie. Les Britanniques et les Français s'intéressent aux stocks d'armes et d'or entassés depuis des mois à Vladivostok  (Grosser,  2017). On ne connaît presque jamais ces buts de pure rapine,  qui sont les principaux objectifs de la guerre, faut-il le rappeler ?, mais plutôt la propagande officielle de l'intervention alliée : "porter assistance aux forces antibolcheviques, restaurer l’ordre dans la région et assurer le fonctionnement du port de Vladivostok.(Alexeeva, op. cité).   Les puissances alliées jettent donc tour à tour l'ancre dans la baie de la Corne d'Or dès le printemps 1918. 

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Guerre civile  ( I  )   

 

                                           Crimée

 

 

 

 

Durant l'hiver 1918, en Crimée, à Yevpatoria (Eupatoria), sur la Mer Noire, marins, ouvriers débarquent entre le 15 et le 18 janvier, et, avec l'appui des forces bolcheviques locales, commettent les assassinats de ce qu'on appellera les Nuits de la Saint Barthélémy, condamnés très tôt par Maxime Gorki dans ses Pensées intempestives (Несвоевременные мысли, 1917-1918)  Au départ, une lutte de pouvoir a lieu entre le Comité Révolutionnaire de Sébastopol, qui signifie son autorité par un télégramme du 26 décembre 1917 au Conseil des représentants du peuple, qui refuse de se soumettre. Des gardes rouges sont arrêtés ou abattus, le président du Conseil d'Eupatoria, David Leibovitch Karaev est assassiné par des inconnus, une situation de violences qui voit un détachement de marins et de gardes rouges bombarder la ville avant d'y débarquer  (Zarubin, 2008).  

Conformément aux définitions évasives de Lénine et de Trotsky des contre-révolutionnaires, ils arrêtent dans leurs maisons, leurs datchas, des gens qui répondent grosso modo à l'étiquette de bourgeois  : médecins, enseignants, avocats, ingénieurs etc. Ils les conduisent dans un quartier général temporaire, puis sur deux bateaux, le navire de croisière Truvor et l'hydrocroiseur Romania (Roumanie). Boris Ilitch Puzanov (1882-1972), diplômé de la faculté de droit de l’Université impériale de Kharkiv, enquêteur du 2e district de Yevpatoria, plus tard, protodiacre, sera témoin de la période d'exactions bolcheviques entre janvier et avril 1918,  et raconte les faits dans un mémoire d'enquête entre 1960 et 1962, récit qui a été publié par l'historienne Victoria Strunina.  

"Deux commissions ont été formées sur le paquebot : l’une qui déterminait le « degré de bourgeoisité » était dirigée par Antonina Nemich, et l’autre, qui déterminait le « degré de contre-révolution », était dirigée par Varvara Nemich (fille de l’ancien gardien tsariste du district d’Yevpatoria). La victime était généralement conduite de la cale au pont, puis, ses mains étaient tirées en arrière et attachées, des coussinets en fonte étaient attachés à ses pieds et  elle était jetée vivante à la mer  [...]  Ce simulacre de procès a duré trois nuits, pendant lesquelles 700 personnes se sont noyées."    (B. Puzanov, op. cité).  

Selon un témoin oculaire, des actes encore plus atroces se seraient produits, que rapporte Melgunov : 

"Avant l’exécution, sur ordre de la commission judiciaire, les marins se sont approchés de la trappe ouverte et ont appelé les victimes par leur nom sur le pont. Elles ont été escortées le long du pont par un certain nombre de gardes rouges armés et conduites à leur lieu d'exécution. Là, les victimes ont été entourées de tous côtés par des marins armés, on leur a retiré leurs habits principaux, attaché les membres avec des cordes et on les a étendues sur le pont en sous-vêtement, avant de leur couper qui les oreilles, qui le nez, les lèvres, le pénis ou parfois les mains, avant d'être jetées à l’eau. Après chaque exécution, le pont était lavé à l’eau pour faire disparaître les traces de sang. Les exécutions ont duré toute la nuit et chaque exécution a duré de 15 à 20 minutes. A chaque fois, des cris de stupeur ont été entendus jusque dans la cale, et afin de les couvrir, le « Truvor » avait poussé ses  moteurs  comme s’il voulait quitter les rives d’Eupatoria "   (Zarubin, 2008).

Reprise par les forces allemandes du général Kosch aux premiers jours de mai 1918, le gouvernement de la Crimée sera confié au lieutenant-général Matvey (Matsey) Aleksandrovich  Sulkevitch (1865-1920), qui ouvrira une enquête sur les tragiques évènements d'Eupatoria, basée en partie sur l'examen médico-légal des corps de victimes échouées en juin, qui a confirmé les horribles récits d'amputation des corps  (Zarubin, 2008). Près de quatre-vingt dix personnes ont été mises en cause,  en particulier la famille Nemich, dont le père s'était rapidement pendu,  plusieurs de ses enfants ayant appartenu au Comité révolutionnaire d'Eupatoria et coordonné les massacres : Les belles et jeunes soeurs Antonina Pavlovna, Varvara Pavlovna et  Julia Pavlovna, ainsi que leur frère Semyon Pavlovitch  Nemich. Ils ont tous été emprisonnés à Simferopol puis transférés à la prison de Kerch,  assassinés en représailles le 18 mars 1919 pendant ce transfert en train (N. Yakimova, Чёрно-белая жизнь евпаторийской семьи Немич : La vie en noir et blanc de la famille Nemich, à Eupatoria, Journal d’information et d’analyse « Pervaya Krymskaya » ("Crimée première", 19-25 septembre 2008).  

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Je me souviens du raid et je me souviens des navires...  («Я помню рейд и помню корабли…»), enquête sur les assassinats de janvier 1918 à Eupatoria, du protodiacre Boris Puzanov écrit entre 1960 et 1962, édité par la chercheuse Victoria Strunina. 2022.

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Massacre d'Eupatoria, corps échoués sur la plage en juin 1918.

La terreur ne s'est pas arrêtée là.  Dans la nuit du 24 janvier / 6 février 1918, neuf prisonniers ont été sortis de la prison d'Eupatoria en voiture et abattus, en particulier le comte  Nikolaï Vladimirovitch Kleinmichel  (1877-1918), les officiers Boris et Alexei Samko, Alexander Brzhozovsky, et même un écolier, Evgueni Kapshevich   (Zarubin, 2008).   Les ouvriers, les marins n'avaient bientôt plus de salaires et la nourriture vint à manquer, ce qui les entraîna à continuer de harceler les riches en leur réclamant des sommes énormes, en garantie desquelles ils prirent des otages, dont ils assassinaient ceux qui n'exauçaient pas leurs demandes.  

Dans la nuit du 1er mars 1918, une trentaine ou une quarantaine de riches propriétaires et sept ou huit officiers disparurent de la ville. Leurs corps furent retrouvés dans une fosse commune après quand les bolcheviks perdirent le contrôle de la région. Encore une fois, l'examen des victimes a permis de constater que beaucoup d'entre elles avaient été sauvagement torturées   (Zarubin, 2008). 

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