RUSSIE
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Le moment révolutionnaire
(1825 - 1922)
4. La révolution de 1905
« traités...comme des serfs et des chiens »
La révolution de 1905 : Les villes
A la mi-décembre 1904, dans la capitale Saint-Pétersbourg, la direction de la fameuse usine d'armements Poutilov (Putilov, Putiloff, canons et mitrailleuses), qui marchait à plein, car la guerre sino-japonaise était à son comble, licencie quatre travailleurs membres de la "Société des ouvriers des fabriques et des usines", fondée l'année précédente par le pope Gueorgui (Georgy, Gheorghi) Apollonovitch Gapone (1870-1906). L'homme est complexe, à la fois révolutionnaire et soupçonné par certains d'être à la solde du régime tsariste, mais Lénine de doute pas de ses accents de sincérité. Depuis, les historiens reconnaissent qu'il a été un "instrument de l'autocratie" (Sanvoisin, 1967), collaborant de près avec la police secrète de l'Okhrana de Zoubatov, qui cherchait à contrôler les travailleurs en créant des collectifs d'ouvriers. La Société interdit théoriquement aux femmes d'y prendre des responsabilités, mais Vera Karelina passera outre cette interdiction et organisera une section d'environ deux mille femmes. L'usine Poutilov comprend 12.000 ouvriers, qui habitent loin du centre et de ses palais italiens magnifiques, "dans les taudis ou les baraquements" d'une "banlieue grise où l'eau potable est rare, la tuberculose et la syphilis fréquentes" (Marie, 2012). Malgré des négociations menées par Gapone auprès de la direction, les patrons refusent de réintégrer les ouvriers renvoyés, et la grève éclate le 3 janvier 1905. Le 9 janvier (selon le calendrier julien en vigueur, 22 janvier pour le calendrier grégorien), elle s'étend par solidarité à 140.000 autres travailleurs de la capitale. Les autorités sont vite dépassées par l'ampleur et la vitesse de la contestation (Sanvoisin, 1967) et finissent par obtenir l'inverse de ce qu'elle recherchait, en dynamisant le mouvement révolutionnaire :
La grève commencée le 3 janvier à l’usine Poutilov devient l’une des manifestations les plus grandioses du mouvement ouvrier… Et voilà que le mouvement Zoubatov sort de ses cadres et, déclenché par la police, dans l’intérêt de la police afin de donner un appui à l’autocratie, afin de corrompre la conscience politique des ouvriers, se retourne contre l’autocratie, aboutit à une explosion de la lutte prolétarienne de classe.
V.I. Lénine, Œuvres en 47 volumes publiées des années 1950 à 1960, t. VIII, p. 84-85, Paris, Editions sociales, Moscou, 4e édition.
Gapone écrit une "supplique au tsar", suivant en cela la légalité que la police lui demande de respecter, et qu'il va présenter avec une foule pacifique le 9 janvier. Mais la forme autorisée de protestation n'empêche pas la radicalité révolutionnaire des revendications ouvrières : convocation d'une assemblée constituante élue au suffrage universel, création de syndicats libres, journée de travail de huit heures, salaire décent, cession progressive de la terre au peuple, amnistie de tous les prisonniers politiques, séparation de l'Eglise et de l'Etat, etc. (Sanvoisin, 1967 ; Marie, 2012). Contre cette volonté populaire, exprimée pacifiquement, le tsar commandera un massacre le même jour. Quand la foule sera près du palais, les troupes auront l'ordre de tirer sur elle, la cavalerie de sabrer les manifestants et l'infanterie de les achever à la baïonnette, faisant des centaines de morts (Marie, 2012). Selon le récit de Lénine, la troupe "charge la foule à l'arme blanche ; ils tirent sur les ouvriers désarmés qui supplient à genoux les cosaques de leur permettre d'approcher le tsar. D'après les rapports de police, il y eut ce jour-là plus d'un millier de morts et de deux mille blessés. L’indignation des ouvriers fut indescriptible." (Lénine, Rapport sur la révolution de 1905, 9 (22) janvier 1917). Pour cette raison, on appellera ce jour le "dimanche sanglant" ou "dimanche rouge".
Valentin Serov,
"Soldats, braves gars, où est votre gloire ?",
1905
Le pays va alors s'embraser pendant deux mois, janvier et février, et les grèves s'étendront à plus d'une centaine de villes et de villages de Russie. Sur l'ensemble des 2.800.000 grévistes de l'année 1905, celles et ceux qui ont des revendications politiques en plus des revendications économiques passeront de 123.000, en janvier, à 370.000, en décembre, pour un total de 1.843.000 pour l'année (op. cité).
Du 12/25 avril au 27 avril/10 mai 1905, les bolcheviks tiennent leur IIIe congrès du POSDR à Londres, Lénine et Alexandre Alexandrovitch Bogdanov (de son vrai nom, A. Malinovski, 1873-1928) en tête, tandis que les mencheviks (ou menchevistes, hormis les partisans de Plekhanov) organisent une conférence à Genève. Lénine fait alors le point sur ses positions concernant cette situation de scission du parti, dans un ouvrage publié en juillet, dans lequel il revendique, après avoir longuement étudié un passage cité dans la Nouvelle Gazette Rhénane, la stratégie politique d'Engels et Marx pendant le combat révolutionnaire :
"Toutes ces thèses, modifiées conformément à nos particularités nationales concrètes, le servage étant substitué à la féodalité, s’appliquent entièrement à la Russie de 1905. Il est certain que les enseignements tirés de l’expérience allemande, éclairée par Marx, ne peuvent nous conduire à aucun autre mot d’ordre pour une victoire décisive de la révolution que celui de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie "
(Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905).
dictature démocratique du prolétariat : Lucien Sève rappelle que ce terme n'est pas du tout synonyme "en lui-même" de violence armée (Lucien Sève, Octobre 1917, Une lecture très critique de l'historiographie dominante, Les Editions sociales, Collection les parallèles, 2017 : p. 40). En 1850, année où Marx emploie pour la première fois l'expression de "dictature du prolétariat" (Les luttes de classe en France) ou encore en 1917, le mot n'a pas la connotation terroriste qu'il prendra plus tard et n'a rien à voir avec ce qu'on désigne aujourd'hui comme régime de dictature, comme celle de Franco ou de Pinochet par exemple : "Elle a pour but d'instaurer un autre ordre et une autre loi. Elle est privation temporaire de démocratie pour une minorité d'exploiteurs, mais en même temps, et pour la première fois dans l'histoire, démocratie réelle pour l'immense majorité qu'est le peuple (t. 25, 499 ; t. 28, 489)" (Sève, op. cité, les références se rapportent aux volumes des Œuvres de Lénine, cf. plus haut). Par ailleurs, si la violence qui l'accompagne paraît souvent inévitable à cause du fait que les classes possédantes ne se laisseront jamais déposséder sans une féroce résistance (ce que l'histoire de tous les temps et de tous les lieux confirment), il est des pays et des situations, dira Marx en 1872, où un passage pacifique au socialisme est possible (Sève, op. cité).
A rebours de cette conviction, les mencheviks veulent s'attacher le soutien de la bourgeoisie pour accomplir la révolution :
"Les uns disent : faites avancer la révolution jusqu’au bout, malgré la résistance ou la passivité de la bourgeoisie inconséquente. Les autres disent : ne pensez pas à mener vous-mêmes la révolution jusqu’au bout, car alors la bourgeoisie inconséquente ne manquerait pas de s’en détourner."
(Lénine, Deux tactiques... op. cité).
Axelrod veut éviter qu'une manifestation d'ouvriers "n’inspire pas aux membres des zemstvos une terreur panique" (Lénine, Œuvres, op. cité, t. VII, La campagne des zemstvos et le plan de l' « Iskra). Martynov ne voudrait pas "effrayer la majorité des éléments bourgeois" (Martynov, Deux dictatures, 1904), De son côté, Plekhanov ne cesse de montrer du doigt les bolcheviques pour leur manque de tact (Plekhanov, Lettres sur la tactique et l'absence de tact, 1906).
La même année, Trotsky critique les deux factions, leur reprochant d'avoir, chacune à leur manière, des traits anti-révolutionnaires :
"Si les menchéviks, en partant de cette conception abstraite : ‹ Notre révolution est bourgeoise ›, en viennent à l’idée d’adapter toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu’à la conquête du pouvoir par celle-ci, les bolcheviks, partant d’une conception non moins abstraite : ‹ Dictature démocratique, mais non socialiste ›, en viennent à l’idée d’une auto-limitation du prolétariat détenant le pouvoir à un régime de démocratie bourgeoise. Il est vrai qu’entre menchéviks et bolcheviks, il y a une différence essentielle : tandis que les aspects anti-révolutionnaires du menchévisme se manifestent dès à présent dans toute leur étendue, ce qu’il y a d’anti-révolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace – mais la menace n’est pas moins sérieuse – que dans le cas d’une victoire révolutionnaire"
Léon Trotsky, 1905, op. cité, ch. 31, Appendices, "Nos différends"
Pour mener à bien ce combat, Lénine reprend à son compte le credo marxiste qui veut "qu'une société fondée sur la production marchande et pratiquant des échanges avec les nations capitalistes civilisées, doit inévitablement s’engager elle-même, à un certain stade de son développement, dans la voie du capitalisme. Le marxisme a rompu sans retour avec les élucubrations des populistes et des anarchistes qui pensaient, par exemple, que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, sortir du capitalisme ou l'enjamber de quelque façon, autrement que par la lutte de classe, sur le terrain et dans les limites de ce même capitalisme (...) La classe ouvrière est donc absolument intéressée au développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme. Il lui est absolument avantageux d'éliminer tous les vestiges de passé qui s'opposent au développement large, libre et rapide du capitalisme. La révolution bourgeoise est précisément une révolution qui balaye de la façon la plus décidée les vestiges du servage (qui comprennent non seulement l'autocratie, mais encore la monarchie), et assure au mieux le développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme." (Lénine, Deux tactiques... op. cité).
Par de solides arguments Lénine, et les bolcheviks derrière lui, reprochent aux mencheviks d'accorder trop de crédit à une "assemblée constituante" :
"La conférence des menchéviks néo-iskristes est tombée dans l'erreur où tombent constamment les libéraux, les gens de l’Osvobojdénié… [ozvobojdiénié] Ces derniers, font des phrases sur l'Assemblée « constituante » et ferment pudiquement les yeux sur le fait que la force et le pouvoir restent entre les mains du tsar ; ils oublient que pour « constituer », il faut avoir la force de constituer. La conférence a également oublié que d'une « décision » de représentants, quels qu'ils soient, à l'application de cette décision, il y a encore loin. La conférence a également oublié qu'aussi longtemps que le pouvoir restera entre les mains du tsar, toutes les décisions de tous les représentants, quels qu'ils soient, se réduiront à des bavardages aussi creux et aussi pitoyables que les « décisions » du parlement de Francfort, bien connu dans l'histoire de la révolution allemande de 1848."
(Lénine, Deux tactiques... op. cité).
l’Osvobojdénié… (Ozvobojdénié) : "Et les gens de l'Osvobojdénié [litt : "libération", NDR], c'est à dire les représentants de la bourgeoisie libérale, veulent en finir avec l'autocratie sans rien brusquer, par la voie des réformes, en faisant des concessions; sans léser l'aristocratie, la noblesse, la cour, - précautionneusement et sans rien casser, aimablement et en toute politesse, en grand seigneur et en mettant des gants blancs" (Lénine, op. cité)
derrière lui : On ne peut dans le cadre de cet exposé s'attarder sur les controverses internes aux bolcheviks eux-mêmes, mais on pourra lire à profit l'article suivant : "La révolution de 1905 et l’aggravation des controverses chez les Bolchéviks", YASSOUR, Avraham ; LANDAUER, G. ; et REVOLUTION, Die. In : 1905 : La première révolution russe, COQUIN, François-Xavier (dir.) ; GERVAIS-FRANCELLE, Céline (dir.), Paris : Éditions de la Sorbonne, 1986
Le 14 juin (27 du calendrier grégorien), se révoltent les matelots du fameux cuirassé Potemkine (plus exactement Kniaz (Prince) Potiomkine Tavrichesky [Tauride], 1739-1791, qui fut gouverneur de Tauride, une province du sud de la Russie). Cet événement illustre très bien les pratiques de domination et de violence sociales, en l'occurrence dans l'armée. Au départ, c'est une protestation émise par le cuisinier et l'équipage auprès du capitaine et de son second, à propos de la viande qui devait être servie avec le bortsch (soupe aux choux traditionnelle), d'évidence avariée, bourrée de vers, ce qui n'était pas rare. Le capitaine se retourne alors vers le médecin de bord pour statuer sur l'affaire et ce dernier déclare la viande propre à la consommation. Une délégation de marins menée par Grigory Mykytovych Vakulenchuk présente leurs protestations auprès du commandant en second Ippolit Giliarovsky, qui n'apprécie pas du tout la manière désobligeante de la requête. Il devient fou de rage et tue Vakulenchuk au prétexte de son insubordination, provoquant la colère de l'équipage, qui à son tour, tue non seulement le capitaine et le médecin, mais aussi trois autres officiers. Ils enferment ensuite les officiers restants et prennent le contrôle du navire. Il faut savoir que l'existence de ces marins était misérable, sur des navires bondés et dégoûtants. Avec six heures seulement de repos et de détente par mois, il leur était "interdit de fumer en public, de manger dans les restaurants, d’aller au théâtre, de prendre le tram ou de s’asseoir dans un compartiment de train autre que la troisième classe" (Neal Bascomb, Red Mutiny : the True Story of the Battleship Potemkin Mutiny, Weidenfeld & Nicolson, 2007). Les soldats n'étaient pas mieux lotis. Même en dehors de leur service, ils subissaient une ségrégation qui leur interdisait l'accès au tram, au restaurant, aux jardins publics, etc. A l'entrée des parcs, en effet, on pouvait lire : "Entrée interdite aux chiens et aux soldats" (Marie, 2007).
Les marins élisent alors pour capitaine un militant révolutionnaire du parti social-démocrate, Afanasi NikolaIevitch Matiushenko (1879-1907) et le navire hisse un pavillon rouge révolutionnaire, direction Odessa, qui connaît un épisode de grèves et de révoltes. le tsar apprenant la chose envoie des troupes écraser férocement la rébellion, assassinant environ deux milliers de manifestants. Les marins essaieront de former une coalition de mutins avec d'autres navires mais essuieront au final un échec. La dépouille de Vakulenchuk deviendra un symbole pour les révolutionnaires et la mutinerie du Potemkine provoquera par contre-coup "une immense grève de masse à Odessa et à Nicolaiev" mais aussi "une grève et des révoltes de marins à Cronstadt, Libau, et Vladivostok" (R. luxembourg, Grève de masse, parti et syndicat, 1906). Le Potemkine est loin d'être le seul à avoir connu des rébellions et à hisser le pavillon rouge, comme en octobre, le croiseur Ochakov (Otchakov), et son héros, Peter Schmidt arrêté et abattu ; ou encore, deux jours après le Potemkine, le cuirassé Guéorgui Pobédonossetz (Georgi Pobedonosets, "Georges le Victorieux") entrait dans la révolte.
"Le 17 novembre, un déluge de feu allait écraser la ville, depuis la forteresse, avec des troupes restées neutres jusque-là et la partie de la flotte non soulevée. Ce fut un massacre impitoyable, suivie de 2000 arrestations" (Michel Lequenne,, Contre-Révolution dans la Révolution, Du communisme au stalinisme, Editions Borrego, 2018).
Le 22 du même mois, en Pologne, le Bund et le SDKPiL, le parti de Rosa Luxembourg, décident la grève générale, qui sera violemment réprimée et fera "plus d'un millier de tués et de blessés, en majorité des ouvriers juifs" (Marie, 2009).
Le 3 septembre 1905, dans une lettre adressée au comité bolchevik d'Odessa, qui avait proposé des résolutions contre les syndicats, Lénine critiquait ce point de vue ostracisant et proposera même au Congrès de Stockholm, en avril/mai 1906 de "faciliter les syndicats sans parti". C'est une démarche stratégique pour infiltrer les syndicats des membres du parti, afin d'influencer les ouvriers :
"le parti doit tendre par tous les moyens à éduquer les ouvriers militant dans les syndicats dans l’esprit d’une large compréhension de la lutte de classe et des tâches socialistes du prolétariat, afin de conquérir dans la pratique, par son activité, un rôle dirigeant dans ces syndicats et, enfin, de faire en sorte que ceux-ci puissent, dans certaines conditions, se joindre directement au parti sans exclure pour autant leurs membres sans-parti." (Lénine, Œuvres, op. cité, t.X, p. 163).
Une deuxième vague de grèves commence à Moscou le 10 octobre, puis à Saint-Pétersbourg le 13 (26), et s'étend vers le sud à Batoum et Odessa, initiées par les typographes, et poursuivies par les télégraphistes et les cheminots, qui conduisent la lutte, embrayée par de nombreuses corporations, dont certaines à dominante bourgeoise : commis, cuisiniers, couturières, avocats, médecins, danseurs, acteurs de théâtre, danseuses de ballet, etc. (Marie, 2012). Entre le 10 et le 15 octobre, ce sont 750.000 cheminots qui sont en grève, après avoir commencé d'organiser un syndicat pan-russe des chemins de fer (Sanvoisin, 1967), Bientôt, le pays est paralysé, des échauffourées éclatent dans beaucoup de villes, les routes coupées, des barricades se dressent à Kharkov, à Ekaterinoslav, à Odessa, etc., raconte Léon Trotsky. La journée de huit heures, ou plutôt entre huit et dix, est conquise dans de nombreux bassins industriels, de même que les augmentations de salaire ou le droit de réunion. Dans de grandes entreprises se développent des comités d'usine et des syndicats se forment de façon plus ou moins illégale.
En octobre toujours (2/6 novembre du calendrier grégorien), se tient le congrès du premier parti politique légal, le Parti constitutionnel démocrate (KD, K-D, dit aussi Parti Cadet ou des Cadets), dont l'initiateur et leader est l'historien Pavel (Paul) Nikolaïevitch Milioukov (Miljukov, 1859-1943), tandis que l'aile droite du parti est tenue par Vassili Maklakov. "Ses membres étaient issus de la classe moyenne, de la bourgeoisie urbaine et de l'intelligentsia". Les KD soutenaient "l'établissement d'une monarchie constitutionnelle, le droit de vote universel, l'introduction de larges libertés politiques, la journée de travail de huit heures, le droit de grève et d'association...le maintien de l'unité et de l'intégrité de la Russie avec une autonomie pour la Pologne et la Finlande" (Jean-Pierre Arrignon, Une histoire de la Russie, Editions Perrin, 2020). Largement représentatifs de la classe des propriétaires terriens, les cadets "soutenaient la distribution des terres de la couronne et des monastères parmi les paysans, mais ne consentait à l'expropriation des domaines qu'à la condition qu'une indemnité honnête soit versée aux propriétaires" (Cliff, 1975, ch. 6).
Au même moment naissait le parti octobriste ou "Union du 17 octobre" , un parti d'union autour du principe de monarchie constitutionnelle, lui aussi, conduit par de riches bourgeois ayant pour la plupart eu des pouvoirs dans les zemtsvos, comme l'industriel Aleksandr Ivanovič Gučkov (Alexandre Goutchkov), qui a combattu aux côtés des Boers sud-africains en 1900, Dimitri Shypov (Chipov), propriétaire terrien, qui sera plus tard directeur de l'usine de betteraves sucrières de Tetkin, ou encore les propriétaires terriens Michel Rodzianko ou Mikhail Aleksandrovich Stakhovitch, pour ne citer que les plus connus, et qui défendent leurs idées dans les journaux comme Slovo ou la Voix de Moscou (source La Grande Encyclopédie russe : Grande Encyclopédie russe - version électronique (bigenc.ru)
Tant que les revendications des ouvriers étaient d'ordre libéral (libertés fondamentales, suffrage universel, etc.) le parti KD soutenaient à fond les grévistes, mais dès qu'ils dont commencé à lutter pour une journée de huit heures, cela "mettait clairement en danger les poches des employeurs, et ils réagirent immédiatement. Les ouvriers en grève subirent un brutal lock-out. En novembre, à Saint-Pétersbourg, 72 usines employant 110.000 salariés furent fermées ; à Moscou, 23 usines, avec 58.634 ouvriers ; dans d'autres villes, le tableau était semblable. Mal organisés, les travailleurs furent battus dans cet affrontement avec les capitalistes, leurs alliés anti-tsaristes de la veille" (Cliff, 1975, ch. 6).
Pavel Milioukov en famille, dans le salon de leur appartement.
. Photographie de Karl Bulla (1855-1929), années 1910
Рабочих и Ленина ...
Rabochikh i Lenin..."
"LES OUVRIERS et LÉNINE unis dans la fumée de poudre de la Revolution",
affiche de 1926 d' Alexandre Samokhvalov sur la révolution de 1905.
Le 13 octobre, à Saint-Pétersbourg, un cortège duquel se trouvait en tête les ouvriers du métal et de l'imprimerie, formulent solennellement leurs revendications : "Nous déclarons la grève politique, proclamait l'usine Oboukhov, cette citadelle de la révolution, et nous lutterons jusqu'au bout pour la convocation d'une assemblée constituante sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret, dans le but d'instituer en Russie la république démocratique." (Léon Trotsky, 1905, op. cité, chapitre 8, "Formation du soviet des députés ouvriers")
Les ouvriers s'organisent et créent le soir du 13 octobre le premier soviet ("conseil", plus exactement SDO : "soviet des députés ouvriers") à Pétersbourg, dans les bâtiments de l'Institut Technologique, et rassemble des députés ouvriers représentant les travailleurs dans les usines.
"Pour l'essentiel, les soviets étaient tout simplement des comités de grève, tels qu'il s'en constitue toujours pendant les grèves sauvages. En Russie, les grèves éclatant dans les grandes usines et gagnant très vite les villes et les provinces, les ouvriers devaient se tenir en contact de façon permanente. Ils se réunissaient et discutaient dans les ateliers, (…) ils envoyaient des délégués aux autres usines (…) Mais ces tâches revêtaient, en l'occurrence, une toute autre ampleur que dans les grèves courantes. Les ouvriers avaient en effet à s'affranchir de la lourde oppression tsariste et n'ignoraient pas que les fondements mêmes de la société russe se transformaient sous leur action. Il n'était pas seulement question de salaires, mais aussi de l'ensemble des problèmes liés à la société globale. Il leur fallait découvrir, eux-mêmes, leur voie sûre dans divers domaines et trancher des questions politiques. Lorsque la grève, s'intensifiant, se fut propagée au pays tout entier, qu'elle eut stoppé net l'industrie et les moyens de transport et paralysé les autorités, les soviets se trouvèrent devant des problèmes nouveaux. Ils devaient organiser la vie sociale, veiller tant au maintien de l'ordre qu'au bon fonctionnement des services publics indispensables, bref remplir des fonctions qui sont ordinairement celles des gouvernements. Ce qu'ils décidaient, les ouvriers l'exécutaient".
Anton Pannekoek (1873-1960), Les conseils ouvriers. il écrit un article sous ce nom en 1936, puis publie en deux tomes son ouvrage, en 1946.
Les ouvriers agissaient dans la limite de leurs possibilités, surtout, car les décisions importantes étaient prises par la douma municipale et celle-ci, composée "de bureaucrates et de propriétaires", n'était pas prête de céder aux exigences radicales du soviet : "1º prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement des masses ouvrières ; 2º ouvrir des locaux pour les réunions ; 3º suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à la police, à la gendarmerie, etc. ; 4º assigner les sommes nécessaires à l’armement du prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté." (Léon Trotsky, 1905, op. cité, chapitre 8, "Formation du soviet des députés ouvriers")
Le 17 octobre, sous l'écrasante pression populaire, le tsar octroie, par le manifeste de la Constitution, qui accorde les libertés civiles et la création d'un parlement, la Douma. Pure stratégie, là encore, et une lettre du souverain daté du même jour parle mieux des dispositions qui l'habitent, teintées d'un antisémitisme virulent :
"Le peuple s’est indigné de l’impudence et de l’insolence des révolutionnaires et des socialistes, et comme neuf dixièmes d’entre eux sont des youpins, toute sa colère s’est abattue sur eux, d’où les pogroms juifs"
(in Vassili Choulguine, Chto nam v nikh nie nravitsa (Ce qui en eux ne nous plaît pas), Saint-Pétersbourg, Khors, 1992 : 239).
Le 18 octobre 1905, les manifestations dans divers endroits du pays réclament une amnistie de tous les prisonniers politiques et dans plusieurs villes, la foule brise les portes des prisons : Simpferopol, Odessa, Reval, Saratov, Windau, Tachkent (Ouzbékistan), Poltava, Kovno, etc. (Trotsky, op. cité). Le 22, un oukaze impérial statuait "sur l’allègement du sort des personnes qui, avant la promulgation du manifeste, se sont rendues coupables d’actes criminels contre l’État".
Le 23 octobre 1905, en réaction au manifeste du tsar, se révoltent les marins de Cronstadt (Kronstadt), ville située sur l'île de Kotline, dans la mer Baltique, plus exactement dans la baie de la Neva, au fond du golfe de Finlande, à une vingtaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg. Les marins demandent "à être traités comme des citoyens et non comme des serfs et des chiens". Le 26, une cinquantaine d'entre eux soumettent une liste de revendications à leur supérieur, qui les fait arrêter. Une émeute se déclare et dégénère assez rapidement. Les marins cassent des vitrines de marchands de vin, vident des bouteilles. Le 28, plus de deux cents mutin sont arrêtés (Les mutineries des marins de Cronstadt - La Libre).
A la manière d'un gouvernement, le soviet "légifère et ses mesures sont immédiatement appliquées : il organise la défense de la liberté de la presse, réquisitionne les imprimeries de la presse bourgeoise, interdit la publicité des pogroms. Le 29 octobre, il invite les fabriques et les usines à établir d'elles-mêmes la journée de huit heures, intervenant au sein des comités d'usine. C'est le soviet qui prend l'initiative, à l'appel de la social-démocratie, de déclencher la grève en masse de novembre" (Sanvoisin, 1967).
Cette prise de pouvoir des soviets est inacceptable pour l'autocratie, qui n'applique pas les lois libérales qu'il venait d'accorder, ce qui affole la bourgeoisie libérale. Au contraire, le gouverneur général de Saint-Pétersbourg, Dmitri Trepov, instaure de fait une loi martiale qui n'a pas été décrétée. Le lendemain, des orateurs se succèdent et parle à la foule, qui est dans l'expectative. Le tsar nomma le comte Sergei Yulyevich Witte, libéral, au poste de premier ministre, en gage de changement, mais dans le fond, le régime tsariste était toujours debout. Le soviet finit par inviter les ouvriers à reprendre le travail, ce qui est pour beaucoup de bolcheviks un signe d'une immaturité politique des organisations ouvrières, soulignée par leur comité central quelques jours plus tard, dans une lettre :
"… des organisations ouvrières politiquement amorphes et immatures du point de vue socialiste, créées par le mouvement révolutionnaire spontané du prolétariat… Chacune de ces organisations représente un certain stade dans le développement politique du prolétariat, mais si elles demeurent en dehors de la social-démocratie, elles présentent objectivement le danger de maintenir le prolétariat à un niveau politique primitif, le mettant ainsi sous la dépendance des partis bourgeois." (Lettre à toutes les organisations du parti, in Vladimir Ivanovitch Nevsky [Nevskiĭ], Soviets et soulèvement armé en 1905, publié en 1931).
Pourtant, Lénine fait entendre sur le sujet une voix beaucoup moins sectaire : "il me paraît inutile d'exiger du Soviet des députés ouvriers qu'il adopte le programme social-démocrate et adhère au Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Je pense que pour diriger la lutte politique, le Soviet (...) comme le Parti sont tous deux absolument nécessaires à l'heure actuelle" ; ou encore "(...) il me semble que sous le rapport politique le Soviet des députés ouvriers doit être envisagé comme un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire. Je pense que le Soviet doit se proclamer au plus tôt gouvernement révolutionnaire provisoire de l'ensemble de la Russie ou bien (ce qui revient au même, mais sous une forme différente), il doit créer un gouvernement révolutionnaire provisoire." (Lénine, Œuvres, op. cité, t.X, p. 11-13),
Le 27 octobre/9 novembre (au 3/16 décembre) paraît une revue dynamique consacrée aux problématiques de la révolution, aux polémiques, au rôle des soviets, etc., animée par les bolcheviks, Novaïa Jizn ( Novaja žizn, Новая Жизнь, "La Vie nouvelle")
En novembre, l'appel à la grève a très peu été entendu et seul le soviet de Saint-Pétersbourg l'avait commencée, pour empêcher que soient traduits les marins révoltés de Cronstadt en cour martiale : "D’après les télégrammes d’aujourd’hui, il est visible que partout en Russie notre manifestation politique est sur la voie du déclin. Notre grève actuelle n’avait que le caractère d’une démonstration. Ce n’est que de ce point de vue que nous pouvons en apprécier le succès ou l’insuccès. Notre but direct et immédiat a été de montrer à l’armée qui se réveille que la classe ouvrière est pour elle, qu’elle ne l’abandonnera pas aux outrages et aux violences sans dire son mot (...) Si l’on estime que le but de notre manifestation était de renverser l’autocratie, il est clair que nous ne l’avons pas atteint. De ce point de vue, nous aurions dû étouffer l’indignation dans nos poitrines et renoncer à la manifestation que nous avons faite pour protester. Mais notre tactique, camarades, n’est pas établie sur ce plan. Les manifestations que nous organisons, ce sont des batailles successives. " (comité exécutif du soviet, 5 novembre 1905, in Trotsky, 1905, op. cité, ch. 15, "La grève de novembre"). La fin de la grève fut votée pour le 7 novembre, mais elle avait tout de même fait "une grande impression sur les soldats et les matelots qui purent se rendre compte de l'attitude des masses prolétariennes à leur égard." (Gorin, op. cité).
Le 25 novembre les Règlements Provisoires accordèrent beaucoup plus de libertés à la presse périodique (puis non périodique le 26 avril 1906) tout en augmentant les peines judiciaires touchant aux violations de la loi (Szeftel, 1986).
Le 26 novembre, le président du soviet de Pétersbourg, l'avocat menchevik Kroustalev-Nossar, est arrêté. Il est remplacé par trois co-présidents : Trotsky, Svertchkov et Zlydnev. L'opposition au tsar aboutit à une nouvelle vague de grèves, en décembre. Le 2, le soviet publie dans huit journaux de Saint-Pétersbourg un manifeste financier :
"« Le gouvernement est au bord de la faillite. Il a fait du pays un monceau de ruines, il l’a jonché de cadavres. Épuisés, affamés, les paysans ne sont plus en mesure de payer les impôts. Le gouvernement s’est servi de l’argent du peuple pour ouvrir des crédits aux propriétaires. Maintenant, il ne sait que faire des propriétés qui lui servent de gages. Les fabriques et les usines ne fonctionnent plus. Le travail manque. C’est partout le marasme.
Le gouvernement a employé le capital des emprunts étrangers à construire des chemins de fer, une flotte, des forteresses, à constituer des réserves d’armes. Les sources étrangères étant taries, les commandes de l’État n’arrivent plus. Le marchand, le gros fournisseur, l’entrepreneur, l’industriel, qui ont pris l’habitude de s’enrichir aux dépens de l’État, sont privés de leurs bénéfices et ferment leurs comptoirs et leurs usines. Les faillites se multiplient. Les banques s’écroulent. Il n’y a pratiquement plus d’opérations commerciales.
« La lutte du gouvernement contre la révolution suscite des troubles incessants. Personne n’est sûr du lendemain.
« Le capital étranger repasse la frontière. Le capital « purement russe », lui aussi, va se mettre à couvert dans les banques étrangères. Les riches vendent leurs biens et émigrent. Les rapaces fuient le pays, en emportant les biens du peuple.
« Depuis longtemps, le gouvernement dépense tous les revenus de l’État à entretenir l’armée et la flotte. Il n’y a pas d’écoles. Les routes sont dans un état épouvantable. Et pourtant, on manque d’argent, au point d’être incapable de nourrir les soldats. La guerre a été perdue en partie parce que nous manquions de munitions. Dans tout le pays, l’armée, réduite à la misère et affamée, se révolte.
« L’économie des voies ferrées est ruinée par le gaspillage, un grand nombre de lignes ont été dévastées par le gouvernement. Pour réorganiser rentablement les chemins de fer, il faudra des centaines et des centaines de millions.
[…]
« Le gouvernement a dilapidé les caisses d’épargne et a fait usage des fonds déposés pour renflouer des banques privées et des entreprises industrielles qui, souvent, sont véreuses. Avec le capital des petits porteurs, il joue à la Bourse, exposant les fonds à des risques quotidiens.
« La réserve d’or de la Banque d’État est insignifiante par rapport aux exigences que créent les emprunts gouvernementaux et aux besoins du mouvement commercial. Cette réserve sera bientôt épuisée si l’on exige dans toutes les opérations que le papier soit échangé contre de la monnaie-or.
[…]
« Profitant de ce que les finances ne sont pas contrôlées, le gouvernement conclut depuis longtemps des emprunts qui dépassent de beaucoup la solvabilité du pays. Et c’est par de nouveaux emprunts qu’il paye les intérêts des précédents.
« Le gouvernement, d’année en année, établit un budget factice des recettes et des dépenses, déclarant les unes comme les autres au-dessous de leur montant réel, pillant à son gré, accusant une plus-value au lieu du déficit annuel. Et les fonctionnaires, qui n’ont au-dessus d’eux aucun contrôle, achèvent d’épuiser le Trésor.
« Seule l’Assemblée constituante peut mettre fin à ce saccage des finances, après avoir renversé l’autocratie. L’Assemblée soumettra à une enquête rigoureuse les finances de l’État et établira un budget détaillé, clair, exact et vérifié des recettes et des dépenses publiques.
« La crainte d’un contrôle populaire qui révélerait au monde entier son incapacité financière force le gouvernement à remettre sans cesse la convocation des représentants populaires.
« La faillite financière de l’État vient de l’autocratie, de même que sa faillite militaire. Les représentants du peuple seront sommés et forcés de payer le plus tôt possible les dettes.
« Cherchant à défendre son régime de malversations, le gouvernement force le peuple à mener contre lui une lutte à mort. Dans cette guerre, des centaines et des milliers de citoyens périssent ou se ruinent ; la production, le commerce et les voies de communication sont détruits de fond en comble.
« Il n’y a qu’une issue : il faut renverser le gouvernement, il faut lui ôter ses dernières forces. Il faut tarir la dernière source d’où il tire son existence : les recettes financières. C’est nécessaire non seulement pour l’émancipation politique et économique du pays, mais, en particulier, pour la mise en ordre de l’économie financière de l’État.
« En conséquence, nous décidons que :
« On refusera d’effectuer tous versements de rachat des terres et tous paiements aux caisses de l’État. On exigera, dans toutes les opérations, en paiement des salaires et des traitements, de la monnaie-or, et lorsqu’il s’agira d’une somme de moins de cinq roubles, on réclamera de la monnaie sonnante.
« On retirera les dépôts faits dans les caisses d’épargne et à la Banque d’État en exigeant le remboursement intégral.
« L’autocratie n’a jamais joui de la confiance du peuple et n’y était aucunement fondée.
« Actuellement, le gouvernement se conduit dans son propre État comme en pays conquis.
« C’est pourquoi nous décidons de ne pas tolérer le paiement des dettes sur tous les emprunts que le gouvernement du tsar a conclus alors qu’il menait une guerre ouverte contre le peuple.
« Le soviet des députés ouvriers ;
« Le comité principal de l’Union panrusse des paysans ;
« Le comité central et la commission d’organisation du parti ouvrier social-démocrate russe ;
« Le comité central du parti socialiste-révolutionnaire ;
« Le comité central du parti socialiste polonais. »"
(Léon Trotsky, 1905, op. cité, ch. 20, "Les derniers jours du soviet")
Ce manifeste a été écrit par Israel Lazarevich Gelfand (Helfland, Helphand) dit Alexandre Parvus (1867-1924), docteur en économie politique, dont les préoccupations révolutionnaires ont été largement oblitérées par des activités politiques et affairistes douteuses, qu'ont éclairé ses premiers biographes (Winfried B. Scharlau et Zbyněk A. Zeman, The Merchant of Revolution, the Life of Alexander Israel Helphand (Parvus), 1867-1924, Londres, Oxford University Press, 1965). Leur travail n'est cependant pas à l'abri des critiques, occupé en grande partie à une thèse selon laquelle les bolcheviks, depuis juillet 1917, auraient reçu de l'argent d'Allemagne, et qui se fonde davantage sur des rumeurs que sur des faits et n'a pas été sérieusement établi, selon les historiens les plus sérieux (Van Rossum, 1967). Ces rumeurs seront entretenues plus tard par l'écrivain Soljénitsyne, par ailleurs, dans son roman Lénine à Zürich (1973, cf. plus bas).
Œuvrant dans les cercles révolutionnaires du Bund, à Odessa, Parvus quitte la Russie pour sa sécurité, s'installe en Allemagne, adhère au parti social-démocrate allemand (SPD), et devient un proche de Rosa Luxembourg. Il rédige de nombreux articles, pour une part en tant que rédacteur, dans les journaux Die Neue Zeit, Vorwärts, Leifiziger Volkszeitung, ou encore Sächsische Arbeiterzeitung, critiquant régulièrement la foi des dirigeants socialistes dans l'attente patiente et prudente du moment où le capitalisme allait voler en éclats (Kladderadatsch), selon la formule du président du SPD August Bebel (Van Rossum, 1967). Il reprend avec Trotsky l'idée de la révolution permanente, énoncée pour la première fois par Karl Marx dans La Sainte Famille (1844), puis développée dans son Discours du Comité central à la Ligue communiste (1850), où l'auteur du Capital prévient que la bourgeoisie "voudra mettre fin à la révolution le plus rapidement possible... il est de notre intérêt et de notre tâche de rendre la révolution permanente jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassées de leurs positions dirigeantes, jusqu’à ce que le prolétariat ait conquis le pouvoir d’État et jusqu’à ce que l’association des prolétaires ait suffisamment progressé – non seulement dans un pays mais dans tous les pays dirigeants du monde – pour que cesse la concurrence entre les prolétaires de ces pays et au moins les forces décisives de la production est concentrée entre les mains des travailleurs".
Parvus se distinguera avec Trotsky au soviet de 1905 et sera arrêté puis déporté en Sibérie, mais échappera à cet exil en s'échappant pendant le transport. En Allemagne, Il fondera en 1902 une maison d'édition dédiée en particulier aux œuvres russes, et commencera à entacher sa réputation par un scandale touchant aux droits d'auteur de Maxime Gorki (de son vrai nom Alexeï Pechkov, 1868-1936) pour sa pièce Les bas-fonds, qu'il tenta d'extorquer à l'auteur. Puis, de 1910 à 1914, Parvus Efendi constituera à Constantinople, en très peu de temps "grâce à d'obscures manipulations, une fortune assez considérable pour un socialiste" (Van Rossum, op. cité ). Il devient agent de diverses firmes dont Krupp, et pratique le commerce des armes avec le trafiquant Basil Zaharoff ou encore avec le fabricant anglais Vickers Limited (Sharlau et Zeman, op. cité). On sait aussi que la fourniture de pain à Istanbul pendant la première guerre mondiale lui a rapporté une coquette somme (Karl Radek, Parvus, article de la Pravda, 14 décembre 1924). Il a, par ailleurs, beaucoup œuvré auprès des pouvoirs allemands pour obtenir des financements prétendument destinés à lutter contre le tsarisme, toujours pendant la première guerre mondiale. L'étude du professeur Alfred Erich Senn, dans Soviet Studies (vol XXVIII, n°1, 1976), rejoint celle d'Alexander Dallin, en 1967, qui "a très bien remarqué que Parvus a dupé ses bailleurs de fonds, et que rien de sérieux ne dénote les effets de ses entreprises vantardes" (Boris Souvarine, 1895-1984, alias Boris Lifschitz, Controverse avec Soljénitsyne (Solzenicyn), publié après sa mort en 1990; Editions Allia).
Le 3 décembre a lieu l'arrestation du comité exécutif du soviet, qui n'arrêta pas l'élan combatif des travailleurs dans les usines de Pétersbourg, Moscou, ou Samara, dont les soviets invitèrent à une nouvelle grève. Moscou la commence le 7, suivie de Pétersbourg, le 8, mais "le 12, elle était déjà à son déclin. Elle fut beaucoup moins unie et générale que celle de novembre et ne rassembla guère plus des deux tiers des ouvriers" (Léon Trotsky, 1905, op. cité, ch. 21, "Décembre"), en cause, sans doute, une "innombrable garnison dont le noyau était formé par les régiments de la garde" qui rappelait avec terreur le terrible dimanche rouge du 9 janvier. Pendant près d'une dizaine de jours, les escarmouches, le combat d'artilleurs, etc., firent autour d'un millier de morts à Moscou entre la garnison et le bataillon d'ouvriers. Le 19 décembre les derniers insurgés était écrasées à Moscou, dans le quartier de Presnia (Krasnaia Presnia).
"Lorsque la révolte eut été partout brisée, s’ouvrit l’ère des expéditions de répression. Comme l’indique ce terme officiel, leur but n’était pas de lutter contre des ennemis, mais de tirer vengeance des vaincus : Dans les provinces baltiques, où l’insurrection éclata quinze jours avant celle de Moscou, ces expéditions se faisaient en petits détachements qui exécutaient les atroces commissions dont les chargeait la caste ignominieuse des barons de l’Ostsee, d’où sortent les plus féroces représentants de la bureaucratie russe. Des Lettons, ouvriers et paysans, furent fusillés, pendus, battus de verges et de bâtons jusqu’à ce que mort s’ensuive, exécutés aux sons de l’hymne des tsars. En deux mois, dans les provinces baltiques, d’après des renseignements fort incomplets, sept cent quarante-neuf personnes furent mises à mort, plus de cent fermes ou manoirs furent brûlés ou détruits de fond en comble, d’innombrables victimes reçurent le fouet.
C’est ainsi que l’absolutisme par la grâce de Dieu luttait pour son existence. Du 9 janvier 1905 jusqu’à la convocation de la première Douma d’État qui eut lieu le 27 avril 1906, d’après des calculs approximatifs mais non exagérés en tout cas, le gouvernement du tsar fit massacrer plus de quinze mille personnes ; environ vingt mille furent blessées (et beaucoup d’entre elles en moururent) ; soixante-dix mille individus furent arrêtés, déportés, incarcérés. Ce prix ne semblait pas trop élevé, car l’enjeu n’était autre que l’existence même du tsarisme"
Léon Trotsky, 1905, op. cité, ch. 21, "Décembre" (cf. aussi Lénine, Rapport..., op. cité).
Lettons : La Lettonie avait, comme d'autres pays colonisés par la Russie, un parti socialiste illégal, le LSDLP, qui avait son propre journal, Qina ("La Lutte"), imprimé à Bruxelles ou dans les imprimeries clandestines de Riga ou Saint-Pétersbourg. En réaction au dimanche rouge, la grève générale est déclarée le 12 janvier, à Riga, et de nombreux affrontements ont lieu toute l'année avec les forces de l'ordre. Le LSDLP a formé des escadrons de combat dans les villes et dans les campagnes : Libava (Liepaja), Mitava (Jelgava), Vindava (Ventspils), Dvinsk (Daugavpils), Talsen (Talsi) , Aizput, Ruien, etc. A Libava, une mutinerie de marins est causée pour les mêmes raisons que sur le Potemkine, le 15 juin. Le 9 juillet, une grève commémorative pour les victimes du 9 janvier en Russie et du 13 à Riga conduit 60 usines à l'arrêt, à Libava, Mitava, Vindava, Dvinsk, etc., en même temps que beaucoup d'ouvriers agricoles dans les campagnes. En septembre et en novembre, à Riga et à Tukkum (Tukums), les militants du LSDLP libèrent par la force des prisonniers politiques, des attentats ont lieu contre les dragons qui, pour se venger, tueront une trentaine de civils dans la rue. Durant le conflit, un peu moins de cinq cents propriétés foncières ont été incendiées et pillées dans les provinces de Livonie et de Courlande, soit plus de 40% des domaines. La révolution a finalement été écrasée, et entre 1906 et 1907, le tribunal de Riga condamnera à mort 130 personnes, sans compter le millier d'autres abattus ou pendus.
« Озверевшие драгуны стреляли в людей »... ("« Des dragons en colère ont tiré sur des gens » Combats de rue et fusillades de masse. Pourquoi la Lettonie se souvient-elle fièrement de la révolution de 1905?" article du site d'informations Lenta.ru, fondé en 1999.
Du 12 au 17 décembre a lieu la première conférence bolchevique du POSDR à Tammerfors (auj. Tampere), dans le Grand-Duché de Finlande, où Iossif (Joseph) Vissarionovitch Djougachvili (Dzhugashvili, 1878-1953), qui ne s'appelle pas encore Staline, est présent, mais porte un surnom de clandestinité, Koba (cf. plus loin), comme les 40 autres participants, par prudence envers la police tsariste. Il a gravi rapidement les instances bolcheviques du Caucase et il est envoyé comme délégué régional à la conférence. Il rencontre alors Lénine pour la première fois, ainsi que sa femme, Nadejda (Nadezhda) Krupskaya. Dans un discours prononcé une semaine après la mort de Lénine, le 28 janvier 1924, devant les élèves de l'Ecole militaire du Kremlin, Staline évoqua ce moment et ce qui apparaît comme une déception n'est au final qu'une autocritique a posteriori :
"« J'espérais voir l'aigle des montagnes de notre parti, un grand homme, grand non seulement sur le plan politique, mais, si l'on veut, grand physiquement, car je me représentais le camarade Lénine comme un géant imposant et de belle prestance. Quelle ne fut pas ma déception quand j'aperçus l'homme le plus ordinaire, d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, un homme qui ne se distinguait en rien, absolument en rien, du commun des mortels... »" Ou encore "On admet que le grand homme vienne de coutume en retard aux réunions, afin que les assistants attendent son apparition d'un cœur tendu" Non seulement Staline avait compris depuis son erreur : "C'est seulement par la suite que je compris que cette simplicité, cette modestie du camarade Lénine, ce désir qu'il avait de passer inaperçu ou, en tout cas, de ne pas se faire remarquer et de ne pas souligner sa haute situation - ce trait constituait l'un des aspects les plus marquants du caractère du camarade Lénine, en tant que chef des nouvelles masses", mais Trotsky précisera qu'il disait "aux futurs officiers de l'Armée rouge : « Ne vous laissez pas tromper par ma médiocre figure ; Lénine, lui aussi, ne se distinguait ni par la taille, ni par l'allure, ni par la beauté. »"
Trotsky, Staline, 1940 : cf note sur Staline
cf. Trotsky: Staline (Sommaire) (marxists.org)
Etonnamment, Lénine, comme Boris Goldman (Gorev), qui présidait la conférence avec lui, étaient d'avis contre l'ensemble des bolcheviks, d'utiliser de manière tactique la nouvelle loi électorale du 11 décembre, quand bien même elle change à la marge la précédente du 6 août, sur un mode censitaire, qui établissait un système très compliqué dans un but très simple, comme ce qu'il s'est passé ailleurs en Europe, conserver la domination, défendre les intérêts de classe du dvoriantsvo, "favoriser la classe des propriétaires fonciers et secondairement celle des paysans, qui constituaient à eux seuls quelque 43 % des grands électeurs provinciaux et qui pèseront de tout leur poids au cours des deux premières Doumas" (Coquin, 1985). Ce suffrage, bien que "ni égal ni direct" (op. cité), étendait le droit de vote à beaucoup plus de citoyens qu'auparavant (25 millions d'électeurs), à partir de 25 ans, en particulier les Juifs qui jusque-là avaient été exclus des zemtsvos et des doumas municipales. Finalement, Lénine reconnut s'être trompé et accepta de se rallier au point de vue majoritaire, ce que rappellera Staline lors d'une célébration du cinquantième anniversaire de Lénine : "Je me souviens que Lénine, ce géant, reconnut deux fois s'être trompé. La première fois, ce fut en Finlande, en décembre 1905, à la conférence panrusse des bolchéviks. Il s'agissait alors du boycott de la Douma convoquée par Witte... Les débats s'ouvrirent, l'attaque fut menée par les provinciaux, sibériens, caucasiens, et quel ne fut pas notre étonnement quand, à la fin de nos discours, Lénine prit la parole et déclara qu'il avait été pour la participation aux élections, mais que maintenant, voyant qu'il s'était trompé, il se joignait à notre fraction." (Trotsky, Staline, op. cité, III : La première révolution).
Il fut alors décidé de boycotter les élections à la Douma dite Douma de Witte, de condamner "la politique du gouvernement en tant que politique de mensonges et de tromperies à l’égard de la population. C’est une « Douma policière » et c’est le devoir de la social-démocratie de la faire éclater ; en même temps, il faut exploiter, dans la mesure du possible, les réunions électorales qui se tiendront afin d’élargir l’information et l’organisation révolutionnaires." (Yassour, 1994). Le mois suivant, en forme de synthèse, Lénine écrivait Douma d’État et la Tactique de la social-démocratie (janvier 1906) : "Pour l’union, il faut lutter avec les mencheviks au sujet d’une tactique appropriée […], persuader les membres du Parti au moyen d’une discussion portant sur les problèmes en question, tout en précisant les intérêts de classe du prolétariat" (op. cité). Les SR (S-R, socialistes-révolutionnaires) décident aussi de boycotter les élections, mais une fraction d'entre eux opèrent une scission en décidant de s'y présenter, ce sera le parti troudovik (trudoviki : "travaillistes", de trudovaya, Трудовая : travail) mené, entre autres, par les journalistes Alexeï Aladine et Stepan Anikine.
Il y avait eu un moment d'union, en effet, entre bolcheviks et mencheviks. A la tête du journal menchevik Natchalo, avec Parvus, Trotsky affirmait qu'il y avait concordance de vues avec la Novaä Jizn bolchevique, contre la critique bourgeoise (Cliff, 1975). Les mencheviks ont alors soutenu une résolution lors d'une réunion du soviet le 6 décembre, qui entérinait la grève générale et l'insurrection armée. Quelques mois plus tard, nous le verrons, il faisaient machine arrière.
Il faut évoquer ici les braquages de fourgons ou de banques, pardon, les "expropriations", ou "exés", perpétrées entre 1905 et 1907 dans la région, par des sociaux-démocrates caucasiens "que Lénine approuva, contrairement aux mencheviks" (Marcou, 1996) :
les finances des bolcheviks étaient dans une mauvaise passe. Lénine décida de faire usage d' « expropriations » (« exés ») — attaques à main armée de banques et autres institutions — pour lever des fonds pour le parti. Après un certain nombre d’ « exés », les mencheviks protestèrent. Trotsky critiqua sévèrement Lénine dans la presse social-démocrate allemande. Beaucoup de bolcheviks n’appréciaient pas outre mesure l’entreprise. Au congrès du parti de Stockholm (1906) [du 10 au 25 avril, NDE] une majorité de 64 voix contre 4, avec 20 abstentions, soutint une résolution menchevique interdisant les « exés ». Cela signifiait que des délégués bolcheviks avaient voté avec les mencheviks.
Dans son rapport sur le congrès de Stockholm, Lénine évita toute mention de la résolution sur les actions armées, au motif qu’il n’était pas présent lors de la discussion. « De plus, il ne s’agit pas, à l’évidence, d’une question de principe ». Il est très peu probable que l’absence de Lénine ait été accidentelle ; il ne voulait tout simplement pas avoir les mains liées." (Cliff, 1975, ch. 17).
L'épisode le plus connu de ces "exés" est le hold-up sanglant contre la banque d'Etat de Tiflis, le 13 (26) juin 1907, qui rapporta une petite fortune à la trésorerie bolchevique (341.000 roubles), dont près de la moitié à Lénine lui-même, selon Simeon Sebag Montefiore (Le jeune Staline, Calmann-Lévy, 2007) alors que Cliff assure qu'ils "furent dûment transférés dans la caisse des bolcheviks à l’étranger" (Cliff, 1975, ch. 17). Menées par un certain Kamo (de son vrai nom Simon Ter-Pétrossian), l'implication dans ce massacre (40 morts, une cinquantaine de blessés) de Staline lui-même, très proche de Kamo, n'est pas du tout exclue. Selon Sebag Montefiore, toujours, il intimida tous les témoins du drame jusque dans les années 3o. De ces activités de brigandages viennent sans doute son surnom Koba, rebelle caucasien défenseur des pauvres, alter ego géorgien de Robin des Bois, héros du roman le plus connu d'Alexandre Kazbegui, Le Parricide ( მამის მკვლელი).
La révolution de 1905 : Les campagnes
La situation révolutionnaire entre 1905 et 1907 témoigne avec force de la colère du monde paysan, en particulier dans le Caucase et les pays baltes, "où les antagonismes de classe se doublaient de conflits ethniques et culturels" : "pillage et incendie des demeures seigneuriales, grève des loyers ou des travaux agricoles, coupes clandestines dans les forêts domaniales qui « résonnent alors sous la cognée des paysans », ou mutilation du bétail des propriétaires fonciers, et par dessus tout ces « illuminations », comme on appelait ces incendies volontaires qui « inscrivaient sur le ciel en lettres de feu la volonté des masses laborieuses »" (Coquin, 1986). En Pologne, aussi, les grèves et les révoltes paysannes sont massives et le soviet décide "de se dresser énergiquement contre la réaction tsariste déchaînée" à l'encontre des manifestants polonais.
Il faut ici souligner l'importance de la motions paysanne (prigovor), décision communale adoptée à majorité qualifiée qui s'exerçait sur toutes sortes de sujets et que les paysans. Pendant la révolution, les paysans l'avaient détournée de son but économique initial pour transmettre par ce biais des doléances, incités qu'ils étaient à le faire par le tsar lui-même par l'oukaze du 18 février 1905, autorisant "tous les sujets de l’Empire « soucieux du bien général et des besoins de l’État » à adresser des réflexions et des propositions au souverain « sur les questions concernant le perfectionnement de l’organisation de l’État et l’amélioration du bien-être public », en conservant intangibles les lois de l’Empire." (De Armengol et Niqueux, 2008). Ce droit de pétition avait été constamment réclamé, en particulier depuis les années 1860, et, cette parole libérée a engendré "un véritable déluge de « pétitions », de « motions », de « requêtes », de « déclarations » et autres « adresses » émanant des milieux les plus divers et destinés à peser sur les travaux de la « commission Boulyguine »" (Coquin, 1986). Cette commission, présidée par le ministre de l’intérieur, Alexandre Grigorievitch Bulygin (Boulyguine), élabora un projet de décret sur la convocation d’une assemblée consultative en août 1905, projet contrecarré par l'agitation révolutionnaire d'octobre. Mais surtout, Bulygin avait cherché à freiner la diffusion de l'oukaze, en rendant par exemple difficile l'accès aux journaux où il avait paru, et avait tout fait pour limiter la liberté de réunion, de concertation, ainsi que la présentation des pétitions, par toutes sortes d'obstructions ou d'intimidations (Coquin, op. cité). Dans le même temps, parvenaient aux paysans des tracts de différentes nature. Ceux des socialistes-révolutionnaires les poussaient à la violence physiques contre les officiers du tsar ou les koulaks, d'autres les enjoignaient au contraire, à l'image de ce que proposaient les zemtsvos libéraux, de "se réunir en assemblées, pour discuter des moyens de perfectionner l’État et d’introduire plus de justice », et à « adopter des résolutions à ce sujet" (Tract de mars 1905, reproduit in : N. Kmpov, Kresr’janskoe dviženie v revoljucü 7905g., L., 1925,p. 31, in Coquin, op. cité).
Le principal sujet des doléances paysannes est bien sûr la terre, suivi du problème de la fiscalité. La terre devait être rendue à ceux qui la cultivent, ce qui impliquait une expropriation des propriétaires de grands domaines. C'est de cela dont on a beaucoup parlé au premier congrès paysan qui s'est tenu près de Moscou, où on avait résumé la situation par un slogan : "Les paysans à la terre, et les nobles, à la Cour" (Coquin, 1986). Quant à la fiscalité, elle était partout condamnée pour son iniquité, son caractère oppressif, discriminatoire, et les paysans entendaient lui substituer un régime égalitaire, "sous forme d’un impôt progressif sur le revenu, dont les paysans montraient, par leurs commentaires, qu’ils en avaient parfaitement compris le mécanisme" (Coquin, 1986). Tout aussi clairvoyants étaient leurs jugements portés à l'encontre de la bureaucratie impériale, accusée de les "« maintenir dans les ténèbres de l’ignorance » pour mieux « contrôler ses pensées et sa conscience ». Humiliations, arbitraire, oppression, ignorance, ... tel était finalement le lot quotidien des paysans, tenus au surplus dans l’ignorance de l’oukaze impérial, et privés de la possibilité d’exprimer leurs desiderata." (Coquin, op. cité). Malgré cette révolution des esprits, les paysans demeuraient, comme à la veille de la révolution française, très attachés à leur souverain. Contrairement à d'autres révolutionnaires, ils ne demandaient pas le renversement de la monarchie, et s'attaquaient encore moins à la personne du tsar.
En juin 1905, les paysans crééent L'Union paysanne pan-russe, avec le concours d'intellectuels de l'opposition, et dont la résolution en forme de programme reflète les idées libérales du moment : "assemblée législative, libertés publiques, égalité civique, ... et suffrage universel" (Coquin, 1986), mais au Congrès paysan pan-russe, qu'elle organise les 31 juillet et 1er août, le mouvement va radicaliser ses revendications, en réclamant "sur le plan agraire, l’abolition de la propriété privée du sol et l’expropriation (avec ou sans indemnité selon les cas des gros propriétaires fonciers) ; et sur le plan politique : une assemblée, non plus seulement législative, mais constituante, élue au suffrage universel, égal et direct. En outre, il se prononcera pour un enseignement obligatoire et gratuit, également ouvert à tous (enseignement secondaire et supérieur compris), ainsi que pour l’extension du self-gouvernement local" (Coquin, op. cité). Le contact étroit entre intellectuels et paysans avait alors fait naître une "intelligentsia paysanne que l’on voit naître sous nos yeux", selon l'hebdomadaire Pravo (N° 33, du 21 août 1905). Le deuxième congrès de l'Union paysanne eut lieu à Moscou le 6 novembre, avec près de cent cinquante paysans pour une trentaine d'intellectuels rattachés au monde agricole : maîtres et maîtresses d'école, employés des zemtsvos, médecins, etc. Les débats sont caractéristiques d'un moment révolutionnaire Certains délégués préconisent une lutte par des moyens pacifiques (réunions, assemblée villageoise, mir, etc.) quand d'autres, particulièrement ceux du gouvernement de Saratov, appellent à la lutte armée. La résolution finale reprendra finalement l'affirmation de la propriété collective des terres, et leur exploitation par les paysans eux-mêmes, de manière équitable (Léon Trotsky, 1905, op. cité, ch. 17, "Le moujik se révolte"). Les koulaks ont commencé de voir leur pouvoir sérieusement menacé : "Non seulement la dévastation et les incendies, mais le labourage des domaines par les forces communales, la fixation par contrainte de nouveaux salaires et de nouveaux fermages appelèrent de la part des propriétaires une résistance acharnée – ils présentèrent au pouvoir d’énergiques réclamations" (Trotsky, op. cité). Le congrès à peine terminé, le bureau de l'Union à Moscou était sous arrestation. La reprise en main des affaires intérieures par le ministre Piotr Nikolaïevitch Dournovo, sous le gouvernement libéral de De Witte, était on ne peut plus claire sur les intentions du pouvoir autocrate : "Il faut exterminer par la force armée les émeutiers et, dans le cas de résistance, brûler leurs habitations. Dans la minute présente, il est nécessaire d’en finir une fois pour toutes avec les factions." (Trotsky, op. cité).
Au Kazakhstan, dont les habitants se sont vus imposés le statut d'allogène en 1820 par le pouvoir russe, l'oukaze (ukaz) du 18 février 1905 suscita aussi, comme dans d'autres régions de l'Empire, des revendications, dans lesquelles les intérêts de chaque tribu étaient un élément essentiel :
"Modérées dans leur ton, les pétitions abordaient en priorité les questions religieuses et agraires, à savoir la liberté de culte, l’arrêt de la colonisation paysanne et le retour des terres aux Kazakhs. Initiés par les intelligenty [issus de l'élite, NDR] kazakhs, les rassemblements, qui eurent lieu durant l’été dans les steppes, restèrent tout de même dominés par les élites tribales et religieuses. Malgré une relative unité de contenu, les nombreuses pétitions qui y furent établies ne furent pas présentées conjointement et aucun front commun n’exista entre leurs instigateurs. Elles portaient en effet la marque des divisions tribales existant au sein de la société kazakhe, comme en témoignent les deux principales pétitions : celle de Karkaralinsk, signée en juillet 1905 par 14 500 Kazakhs de la Žuz ["horde", NDR] Moyenne, et celle d’Ouralsk, rassemblant 44 noms de dignitaires de la Petite Žuz. Elles avaient été rédigées sous l’influence de deux Töre membres de l’intelligentsia, Alikhan Bukejkhanov pour la première et Bakhytžan Karataev pour la seconde. Ils appartenaient chacun à une lignée de khans – de la Žuz Moyenne pour le premier et de la Petite Žuz pour le second." (Hallez, 2014).
On a vu cependant une figure centrale de l'intelligentsia kazakhe, Mukhamedžan Tynyšpaev, demander par lettre au président du Conseil des ministres russes de réviser l'état d'exception dans les steppes, où la liberté donnée aux gouverneurs militaires russes d'accepter ou de récuser des représentants kazakhes, ajoutée aux conflits de pouvoir entre tribus conduisaient les tribus puissantes à imposer leurs volontés aux plus faibles (Hallez, 2014).
Töre : "La société tribale kazakhe était divisée en deux groupes distincts : les Os blancs [Aq süek], comprenant les Töre [descendants des khans] et les Qoža [« descendants » des quatre premiers califes] ; et les Os noirs [Qara süek], qui regroupaient tous les autres Kazakhs, dépendant de l’organisation tribale." (Hallez, 2014).
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